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Origines de la synesthésie

96 3. ORIGINES DE LA SYNESTHÉSIE

du terme synesthésie qui est régulièrement traduit (Cytowic, 2002a; Eagleman,

2012;Robertson et Sagiv,2004; Simner,2012a) : « union des sens » ou « mélange des sens ». Pourtant la synesthésie est de plus en plus décrite comme une

co-occurrence de deux sens ou deux modalités d’un même sens bien distincts (Deroy

et Spence, 2013a,b) ; l’association supplémentaire est décrite comme étant

addi-tionnelle (Hupé, 2012; Simner, 2012a). On peut dès lors, par exemple, observer des modulations de la force de l’association entre ces deux sens en manipulant

l’attention du synesthète (Mattingley et al.,2001). Le deuxième point important à

discuter pour Deroy et Spence (2013a;2013b) est la place de la conscience. En effet,

un adulte est considéré comme synesthète lorsque ces associations inter-sensorielles

sont conscientes (Hupé, 2012;Simner,2012a). Mais il est encore difficile, à l’heure

actuelle, d’attester expérimentalement de la conscience du nouveau-né. Dans leur

livre, Charles et Daphne Maurer (1988) décrivent la conscience comme une

en-tité émergente au fur et à mesure que les connexions neuronales se créent dans le cortex ; au stade synesthésique de développement, le nouveau-né ne doit donc pas avoir conscience des associations qu’il effectue entre les sens (d’autant plus que ces dernières sont, toujours d’après cette théorie, unies en une seule et même perception). Cet exemple de distinction entre le synesthète adulte et l’enfant en stade synesthésique de développement tel que décrit par l’hypothèse néonatale, fait

émerger un problème plus général pour Deroy et Spence (2013a; 2013b), à savoir

la confusion des associations synesthésiques et des associations crossmodales. Les

caractères arbitraire, conscient et constant de l’expérience synesthésique (Hupé,

2012; Simner, 2012a) ne sont pas retrouvés dans les descriptions des observations effectuées chez le nouveau-né et le jeune enfant. Ces dernières pourraient tout à fait être considérées comme des associations cross-modales qui sont retrouvées chez l’adulte non-synesthète (e.g. l’association fréquente de la forme ronde avec le

pseudo-mot « bouba » et de la forme angulaire avec le pseudo-mot « kiki » ;Maurer

3.3. HYPOTHÈSE D’APPRENTISSAGE 97

3.3 Hypothèse d’apprentissage

Contrairement aux deux autres théories conceptualisant l’origine de la synes-thésie, l’hypothèse d’apprentissage s’intéresse plus particulièrement à l’origine des

associations synesthésiques en tant que telles (Hancock,2013). Cette théorie était

présente dans les premières études puis a été mise de côté par les hypothèses

gé-nétique et neuronales avant d’être récemment reconsidérée (Yon et Press, 2014).

Quand les deux autres hypothèses imaginaient les associations synesthésiques comme étant soit une exception soit naturelles mais conscientes seulement chez les indi-vidus disposant d’une prédisposition génétique ou de connexions neuronales, l’hy-pothèse d’apprentissage considère que ces associations Inducteur-Concurrent sont apprises, par exemple à partir de jeux et de livres pour enfants. Cet apprentissage serait oublié du fait de l’amnésie enfantine. C’est l’hypothèse fossile : les asso-ciations synesthésiques seraient des traces des assoasso-ciations mises en place dans

l’enfance (Calkins, 1893; Watson et al., 2013). Cette théorie s’appuie notamment

sur la remarque suivante : la majorité des synesthètes décrivent leurs associations comme ayant toujours existé. D’un autre côté, les seules études s’intéressant au développement de la synesthésie chez l’enfant observent une augmentation de la constance des associations au cours du temps ; aucun enfant ne dispose de toutes

ses associations synesthésiques dès la première interrogation (Simner, 2013a;

Sim-ner et al., 2009a; Watson et al., 2014). Il paraîtrait donc que les associations sy-nesthésiques se mettraient en place au cours du développement de l’enfant ou du moins nécessiteraient un processus de stabilisation durant plusieurs années. Ces études se sont basées sur l’exemple de la synesthésie Graphème-Couleur pour étu-dier l’origine de cette condition. Les lettres sont majoritairement connues à 7 ans, mais les noms de couleurs secondaires (cf. Section 4.3, page 126) continuent à se fixer plusieurs années après, laissant penser que les seuls contacts physiques avec l’inducteur et le concurrent ne suffisent pas à induire cette condition particulière

qu’est la synesthésie (Watson et al., 2014).

L’hypothèse développementale d’apprentissage considère alors que la synesthésie se développerait comme une aide pour apprendre, telle une stratégie, pas néces-sairement consciente, ou pour résoudre les problèmes rencontrés dans la petite

98 3. ORIGINES DE LA SYNESTHÉSIE de la synesthésie Graphème-Couleur) sont appris en même temps que les lettres,

ce qui expliquerait leur lien étroit (Watson et al., 2010). D’un autre côté, la

diffi-culté de discrimination des lettres les unes par rapport aux autres, en particulier pour le système visuel, et le nécessaire réapprentissage de lois physiques qui ne fonctionnent pas dans le cadre des lettres (e.g. la rotation change ici la nature de l’objet comme par exemple entre M et W, b et d), rendent complexe l’apprentis-sage de la lecture et de l’écriture. Les couleurs seraient alors utilisées comme un aide-mémoire pour intégrer correctement les lettres.

Cette hypothèse accepte la possibilité qu’une période critique de développement existe, durant laquelle les systèmes responsables du traitement du concurrent et de l’inducteur sont assez plastiques pour accepter des liens entre les deux, même si avec un entraînement assez long, cette plasticité pourrait se créer de nouveau

à l’âge adulte (Watson et al., 2014). Le moment de l’apprentissage serait alors

important ; plus tôt une séquence serait apprise, plus idiosyncrasique elle serait. Cette dernière idée est notamment supportée par les résultats de l’étude de Rich,

Bradshaw et Mattingley (2005) s’intéressant à la synesthésie Séquence-Couleur :

ils constatent que les chiffres sont complètement idiosyncrasiques, or ils sont appris en premier. Les jours de la semaine possèdent quant à eux leur propre couleur ; ils sont appris en séquence, séparément, et parallèlement à l’apprentissage des lettres. Enfin, les mois de l’année ont souvent la couleur de leur première lettre ; ils sont majoritairement appris après les lettres, à travers l’écrit. Cette idée pourrait aussi

expliquer l’étude de cas décrite par Hollingworth et Weisher (Hollingsworth et

Weischer,1939) : le synesthète S. a d’abord appris à lire les mots dans leur forme globale avant de les décomposer en lettres. Or il n’associe pas une couleur à chaque lettre dans un mot, mais bien au mot dans sa globalité ou au moins à chaque syl-labe (associations testées entre ses 8 et ses 20 ans).

Cette hypothèse est questionnée sous trois angles différents : est-il possible de trou-ver des traces d’apprentissages dans les associations synesthésiques elles-mêmes ? Si la synesthésie s’acquiert, peut-on alors apprendre à être synesthète ? Et enfin, est-il possible de mettre en avant des mécanismes communs entre synesthètes et non synesthètes ? Ces trois questions sont le plus souvent examinées à partir de la synesthésie Graphème-Couleur.

3.3. HYPOTHÈSE D’APPRENTISSAGE 99

3.3.1 Les traces d’apprentissages dans les associations

synes-thésiques

Les premières études portant sur la synesthésie ont utilisé des questionnaires

pour tenter de déceler l’origine de la synesthésie (Flournoy, 1893; Galton, 1883;

Seron et al., 1992). Dans plusieurs d’entre elles la majorité des synesthètes ne pouvaient se rappeler l’âge de leurs premières associations, mais certains étaient

capables d’en donner l’origine. Seron (1992) a par exemple répertorié les dires de

trois synesthètes Forme des nombres faisant le lien entre leur Forme et la méthode d’enseignement ou une méthode de calcul utilisée dans l’enfance.

La première technique utilisée pour tester objectivement l’idée que les associations

synesthésiques pourraient être apprises, a été de trouver leur source (Hancock,

2013).

Cette tentative a d’abord été infructueuse. Rich, Bradshaw et Mattingley (2005)

ont interrogé 150 synesthètes pour qui les lettres, les nombres et les mots induisent des couleurs pour déterminer si l’apprentissage des séquences conventionnelles du-rant les premières années de la vie influence les types de liens Lexique-Couleur effectués par les synesthètes. Les participants remplissaient un questionnaire et effectuaient un test de constance pour attester du caractère synesthésique de leurs associations. Pour vérifier le rôle des apprentissages dans ce type de synesthésie, les auteurs ont analysé les lettres et chiffres colorés dans la littérature enfantine et les manuels scolaires ; 136 livres publiés entre 1862 et 1989 ont été trouvés (les dates de naissance des participants se situaient toutes entre 1914 et 1986). Sur ces 136 ouvrages, seulement 38 contenaient des lettres en couleur et 20 des chiffres. De manière générale, les associations observées chez les participants sont retrou-vées sous forme de tendance dans les livres. Au niveau individuel, seulement un alphabet synesthésique se rapprochait de celui d’un livre (à 77% de constance). Mais ce synesthète ne se rappelait pas avoir vu ce livre dans son enfance. Quatre synesthètes avaient la même association Chiffre-Couleur que ceux présents dans les manuels scolaires examinés (entre 78 et 100% de correspondances). Il se trouve que ces chiffres colorés faisaient partie d’une méthode d’apprentissage des mathé-matiques qui était parmi les plus utilisées chez la plupart des anglophones à cette époque. Les auteurs ont remarqué qu’en incluant seulement les synesthètes de cette

100 3. ORIGINES DE LA SYNESTHÉSIE époque, des associations similaires pouvaient s’observer qui correspondaient à cette méthode d’enseignement. Au niveau des traces d’associations présentes dans

l’en-fance et apprises par l’intermédiaire d’une exposition répétée (Calkins, 1893), les

résultats sont mitigés (un seul synesthète associe de façon certaine les lettres et les couleurs de la même façon que dans un ouvrage). Rich, Bradshaw et Mattingley

(2005) observent cependant deux règles qui pourraient appuyer l’hypothèse d’un

rôle des apprentissages dans l’acquisition des associations synesthésiques. Tout d’abord, les mots compris dans une séquence seraient moins enclins à être associés à la couleur de leur première lettre comparés aux mots isolés (e.g. les jours de la semaine et les noms d’animaux). De plus, un mot dans une séquence apprise à un âge plus jeune serait moins associé à la couleur de sa première lettre qu’un mot inclus dans une séquence plus tardivement apprise (e.g. les jours de la semaine et les mois de l’année).

Deux études de cas ont pu renseigner trois autres exemples de synesthètes dont les associations seraient clairement inspirées de jeux pour enfants (puzzles et aimants

colorés pour réfrigérateurs ou tableaux noirs ; Figure 3.5 ;Hancock,2006;Witthoft

et Winawer, 2006). Dans chacune d’entre elles, la synesthésie a été attestée par un test de constance et la source des associations localisée et vérifiée. Aucun des participants n’avait revu ces jeux récemment avant d’être interrogé. Dans l’étude

de Witthoft et Winawer (2006), A.E.D. a généralisé ses associations aux lettres

cyrilliques apprises elles aussi dans l’enfance. Les frères jumeaux monozygotes R. et T. partagent la majorité de leurs associations mais leur expérience est différente. Les descriptions du vécu de ces trois synesthètes concordent avec celles d’autres synesthètes dont l’origine des associations n’a pas été démontrée, rendant leur dé-claration recevable. Ces études de cas ont cependant longtemps été considérées

comme des données à part, comme des exceptions (Novich et al., 2011; Spector

et Maurer, 2009), du fait de leur petit nombre. Mais deux études ont permis de

généraliser ces observations (Witthoft et Winawer,2013;Witthoft et al.,2015). Un

premier article de Witthoft et Winawer (Witthoft et Winawer, 2013) décrit onze

synesthètes Graphème-Couleur. Ils ont été rappelés du fait de leur participation à d’anciennes études ou de leur réponse à une annonce dans un article ; ils sont nés entre 1970 et 1985. Leur synesthésie a été vérifiée par le test de constance

3.3. HYPOTHÈSE D’APPRENTISSAGE 101

Fig. 3.5: Exemple d’alphabet synesthésique (en haut) clairement influencé par un jeu utilisé dans l’enfance (jeu aimenté en bas), tiré de l’étude de cas de la synesthète AED (Witthoft et Winawer,2006). L’alphabet du haut de la figure représente les associations synesthésiques de AED, celui du bas correspond aux aimants colorés de réfrigérateurs retrouvés dans le grenier de ses parents. La lettre B aurait été perdue pendant l’enfance et retrouvée à l’âge adulte, les lettres G et H n’auraient été perdues que très peu de temps avant l’étude.

fortement similaires aux associations d’un des trois jouets diffusés par Fisher-Price entre 1972 et 1989 qui contiennent chacun un jeu de lettres magnétiques dont les couleurs suivent une séquence (chaque participant avait au moins quatorze paires similaires). Tous les participants se rappellent avoir possédé l’un de ces objets dans leur enfance, certains ont pu les retrouver. Les associations qui s’écartent des jouets paraissent être plus proches des régularités observées dans d’autres études chez l’ensemble des synesthètes (cf. section 2.1.2 page 42 pour revue), laissant penser aux auteurs que lors de l’apprentissage des lettres les participants se seraient basés plutôt sur leur jeu que sur les associations de la population générale induites par la

culture, contrairement à d’autres synesthètes. Witthoft et Winawer (Witthoft et

Winawer, 2013) émettent l’hypothèse que la synesthésie serait alors en partie liée à la mémoire et aux apprentissages. La spécificité des synesthètes résiderait dans la vivacité de l’association, du contenu de la mémoire qui causerait une sensation supplémentaire au stimulus de départ. « Synesthesia is not « just » remembering, but it is remembering nonetheless ». Le deuxième article de ces mêmes auteurs