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Rappel de la section 1.1.3

54 2. TROIS EXEMPLES DE SYNESTHÉSIE

Fig. 2.3: Schéma donnant un exemple de différence perçue en basculant de la forme globale à la forme locale pour le synesthète Chiffre-couleur W.O. (Palmeri et al.,2002). En effet, à la présentation de la figure de gauche, W.O. raconte percevoir involontairement et automatiquement la couleur orange quand il s’intéresse aux traits locaux (i.e. les 2) et verte quand il fait attention à la forme globale (i.e. au 5 ; ces associations correspondent à ses associations synesthésiques).

ont interrogé l’influence de l’initiale des prénoms sur leur genre sémantique. Les auteurs ont alors demandé à la synesthète A.P. de fixer une croix pendant 1500 ms, puis de déterminer le sexe de l’un des 188 prénoms remplaçant la croix à l’écran de manière aléatoire (94 prénoms par genre, dont 47 par condition ; leur genre n’était jamais ambigu, aucun prénom mixte n’était présenté, et les fréquences lexi-cales, fréquences syllabiques, nombres de syllabes et de lettres étaient contrôlés entre les conditions et sous-conditions). Le prénom restait affiché à l’écran jusqu’à la réponse du participant. Conformément aux hypothèses énoncées ci-dessus, les auteurs observent un effet du genre synesthésique du prénom et aucun effet du genre de la cible en tant que telle, ni d’effet d’interaction. La personnification de la lettre initiale du prénom paraît donc influencer son véritable genre sémantique. Ce résultat mériterait d’être répliqué à un plus large groupe de synesthètes, vé-rifié pour les lettres seules et comparé aux résultats d’un groupe contrôle de non

synesthètes pour le vérifier. C’est ce que font Amin et ses collaborateurs (2011)

en réitérant les résultats de Simner et Holenstein (2007), avec cinq synesthètes

Graphème-genre et deux groupes de 5 et 8 contrôles, dans une tâche d’amorçage proche d’une tâche de Stroop où le participant doit décider le plus vite possible

2.2. LA SYNESTHÉSIE GRAPHÈME-PERSONNALITÉ 55

Fig. 2.4: Représentation schématique d’un essai dans la tâche d’indiçage mise en place par Amin et al. (2011).

si la lettre cible présentée est féminine ou masculine (Figure 2.4). Dans le premier groupe, chaque contrôle était assigné à un synesthète et devait observer les mêmes stimuli (i.e. pour constituer les amorces vues par ce groupe et les synesthètes, les expérimentateurs ont choisi les deux lettres les plus féminines et les deux les plus masculines par synesthète, à partir de leur réponse à un questionnaire). Dans le second groupe, chaque contrôle choisissait les deux graphèmes les plus susceptibles d’être masculins et les deux les plus féminins. L’expérience était composée de 96 essais. Dans chacun d’eux, après qu’une croix ait été présentée au centre de l’écran pendant 400 ms, une lettre (i.e. l’amorce ; une des 4 lettres présentées, dont deux considérées comme féminines deux masculines par les synesthètes) apparaissait pendant 250 ms, suivi du visage d’un personnage (i.e. la cible) qui disparaissait à la réponse du participant (dans un temps limité à 2 secondes maximum). Pour la majorité des participants, les essais étaient de condition congruente à 50%, mis à part pour le synesthète F.C. pour qui ce ratio tombait à 33,33% pour vérifier qu’il n’y ait pas d’effet de stratégies. En moyenne, les contrôles sont plus rapides que les synesthètes toutes conditions confondues. De manière générale, les essais sont plus rapides dans la condition congruente que différente. Conformément aux hy-pothèses, cette disparité a tendance à être davantage prononcée dans le groupe des synesthètes, et est retrouvée au niveau individuel pour chacun d’eux, même pour le synesthète F.C. dont le nombre d’essais de la condition congruente était moins important, rendant donc sa synesthésie désavantageuse et contre-stratégique. Cet

56 2. TROIS EXEMPLES DE SYNESTHÉSIE effet de congruence n’est pas retrouvé chez les contrôles, même dans le groupe où les participants ont choisi leurs associations Lettre-Genre. Les auteurs s’appuient sur ces observations pour considérer que la synesthésie se fait de manière automa-tique et involontaire. Il est cependant important de noter, comme cela sera énoncé plus bas dans le cadre de la synesthésie de Forme des nombres, que le temps de pré-sentation de l’indice et de la cible ne permet pas de supprimer l’attention endogène et avec elle les stratégies cognitives (cf. 2.3.1, page 60). L’implication de l’atten-tion endogène est d’autant plus probable que les synesthètes sont plus lents que les contrôles à cette tâche, de manière générale comme en condition congruente, alors qu’on s’attendrait à ce qu’ils soient plus rapides si la synesthésie était automatique et facilitatrice. De plus les synesthètes interrogés dans cette expérience associaient tous une couleur avec les graphèmes interrogés et la majorité rapportent un pos-sible lien entre couleur et genre (e.g. les couleurs plus foncées associées au genre masculin ; cela était vrai pour tous sauf pour un) ce qui aurait pu augmenter leur rapidité en condition congruente.

De manière générale, ces trois tâches ne permettent pas d’attester catégoriquement du caractère automatique et involontaire de la synesthésie Graphème-Personnalité dans le sens où elle serait dénuée de toute stratégie, de toute attention endogène. Comme nous l’avons montré précédemment en tentant de caractériser l’expérience synesthésique en générale (cf. Section 1.1.3, page 25), et plus particulièrement pour la synesthésie Graphème-Couleur, l’attention visuelle impliquée dans les différentes études peut, dans tous les cas, être induite par une stratégie cognitive apprise et rapide du fait de l’expérience. En résumé, l’expérience synesthésique est vécue ex-trêmement rapidement après l’apparition de l’inducteur et est en cela considérée comme automatique, mais elle n’est pas pré-attentionnelle.

L’association Graphème-Personnalité est idiosyncrasique et arbitraire

Les associations synesthésiques Graphème-Personnalité sont considérées comme idiosyncrasiques ; elles varient d’un individu à l’autre. Les personnalités ou les genres sont associés arbitrairement aux lettres et aux chiffres ; il n’y a pas de rai-son apparente pour qu’un graphème ait plus une perrai-sonnalité qu’une autre même si on peut retrouver des tendances d’associations entre synesthètes en interrogeant

2.2. LA SYNESTHÉSIE GRAPHÈME-PERSONNALITÉ 57

un plus large échantillon (Simner et al., 2011a). Calkins (1895) remarque que les

personnalités associées aux graphèmes sont plus ou moins détaillées selon le

sy-nesthète interrogé (cette hypothèse est soutenue par les observations deFlournoy,

1893 et d’autres études plus récentes Simner et al., 2011a; Simner et Holenstein,

2007; Smilek et al., 2007; Sobczak-Edmans, 2013). Les synesthètes auraient ten-dance à associer des personnalités surtout aux chiffres plus qu’aux lettres (50%

de plus de chiffres personnifiés que de lettres). Calkins (1895) le justifie en

consi-dérant que les nombres demandent plus d’efforts intellectuels que les lettres et de ce fait ils seraient plus susceptibles d’être associés à des facteurs émotionnels. Ces préférences numériques seraient associées à la distinction entre les nombres pairs et impairs : 22 synesthètes apprécient seulement les pairs et douze seulement les impairs (sur 75 synesthètes interrogés). A l’inverse, seulement quatre n’aiment pas les pairs contre 38 pour les impairs. Les nombres 2 (pair) et 5 (impair) seraient particulièrement appréciés. Au contraire 7, 11 et 13 déclencheraient de l’aversion. L’auteur le justifie par la difficulté à utiliser les nombres impairs par rapport aux pairs, notamment du fait de leur indivisibilité. La distinction entre lettres et

chiffres n’est pas retrouvée par Sobczak-Edmans (2013). D’après ses observations,

si on considère seulement le genre, lettres et chiffres sont tout autant personni-fiés. Ses 27 participants (24 de langue maternelle anglaise, deux italienne et un japonaise) personnifient :

– les nombres pour 100% d’entre eux (personnalité et genre),

– les lettres pour 71% d’entre eux (que ce soit à des personnalités ou à des genres).

Au niveau plus particulier des graphèmes :

– 52% donnent à la fois des personnalités et des genres (i.e. 14 synesthètes). – 3% donnent seulement des genres sans personnalité (i.e. 1 synesthète). – 78% pour les lettres (i.e. 11 synesthètes) et 68% (i.e. 17 synesthètes) pour

les nombres leur associent un rôle social et des relations.

– 64% des synesthètes attribuent aux lettres des apparences humaines (i.e. 9 synesthètes), contre 54% aux nombres (i.e. 14 synesthètes).

La synesthète L., dont la description est rapportée par Flournoy (1893), dit

ex-périmenter une association plus ou moins détaillée en fonction de son âge. De plus, les quatre derniers jours de la semaine ont pour elle une personnalité moins

58 2. TROIS EXEMPLES DE SYNESTHÉSIE détaillée que ses chiffres ; le concurrent peut être plus ou moins détaillé d’un sy-nesthète à l’autre mais aussi, pour un même sysy-nesthète, en fonction de l’inducteur

et de l’âge à laquelle la personne est interrogée (Flournoy,1893;Sobczak-Edmans,

2013). Comme pour les autres types de synesthésie (e.g. la Forme des nombres,

Flournoy, 1893; Sagiv et al., 2006, ou la synesthésie Graphème-Couleur, Dixon

et al.,2004;Grossenbacher et Lovelace,2001), la personnification peut être décrite comme étant vécue intérieurement, dans l’œil intérieur (« tout cela reste à l’état

d’image mentale » Flournoy, 1893, p. 220), ou projetée dans le monde extérieur

(Simner et Holenstein, 2007). Ce dernier point appuie l’idée que les Personnifica-tions font partie des synesthésies, même si ce point ne peut être considéré comme un critère à part entière de sa définition du fait de la différence interindividuelle

importante (Simner, 2012a).

Les associations Graphème-Personnalité sont conscientes

Comme pour la synesthésie de type Forme des nombres et Graphème-Couleur, les associations synesthésiques Graphème-Personnalité sont disponibles à la conscience

du synesthète (Jarick et al., 2011; Simner, 2009, 2012a; Simner et al., 2011a).

D’après les récits des synesthètes interrogés par Simner et ses collaborateurs (2011a),

les associations synesthésiques Graphème-Personnalité peuvent être inspectées et évaluées par les synesthètes eux-mêmes. Comme pour les autres types de

synes-thésie (cf. pour la synessynes-thésie de Forme des nombres,Flournoy,1893;Seron et al.,

1992), la typographie dans laquelle est présenté le graphème peut changer la force

de l’expérience synesthésique (Calkins,1893) ; le synesthète G.T. rapporte que les

personnalités des graphèmes sont pour lui plus vivaces lorsque ces derniers sont

présentés en capitale plutôt qu’en minuscule (Simner et al.,2011a). 65% des

synes-thètes disent expérimenter la personnification de façon plus forte et plus fréquente quand le stimulus est présenté à l’écrit d’après l’étude d’Amin et collaborateurs

(2011). D’après les réponses à un questionnaire des synesthètes de

personnifica-tion, Sobczak-Edmans (Sobczak-Edmans,2013) rapporte que 18% des synesthètes

interrogés observent un changement dans l’intensité de leur expérience synesthé-sique avec les différentes typographies. Les synesthètes questionnés par cet auteur ne sont pas tous conscients de leurs associations synesthésiques avec tous les types

2.3. LA SYNESTHÉSIE DE FORME DES NOMBRES 59

de présentations de l’inducteur : tous disent que le concurrent se déclenche à la vue d’un graphème, 96% en y pensant et 74% en l’écoutant. Pour 56% des synesthètes, les lettres peuvent déclencher leur personnalité même quand elles sont dans un mot, et pour 70%, les chiffres peuvent le faire dans un nombre.

Comme dans les synesthésies Forme des nombres et Graphème-Couleur, les théo-ries proposant un continuum entre les individus non synesthètes et synesthètes,

impliquent notamment une variation du niveau de conscience (Flournoy, 1893;

Simner, 2009). Flournoy (1893) observe en effet dans la population générale une tendance à apprécier ou déprécier une chose, même les éléments abstraits comme les lettres, et, plus souvent, les chiffres, comme c’est le cas chez les synesthètes (Calkins, 1895).

2.3 La synesthésie de Forme des nombres

La synesthésie de Forme des nombres aurait été décrite pour la première fois

par Francis Galton (Eagleman,2009;Flournoy,1893;Galton,1880;Gertner et al.,

2009; Jonas et Jarick, 2013). Elle fait partie d’un plus grand type de synesthésie appelé la synesthésie de Séquences Spatiales ou encore de Formes Visuo-Spatiales, termes génériques qui regroupent tous les synesthètes qui arrangent une ou plu-sieurs séquences ordonnées (nombres, lettres, mois,. . . ; c’est l’inducteur ) dans

l’es-pace (i.e. le concurrent ; Eagleman et Goodale, 2009; Jonas et Jarick, 2013). Il

existe plus de cinquante types différents de séries considérées sous ces termes (

Hub-bard et al.,2009), puisque tous les concepts susceptibles d’être considérés dans des

séries peuvent être arrangés spatialement (Flournoy, 1893). Dans le cadre de la

synesthésie Forme des nombres, chaque membre de la suite numérique induit la sensation d’une localisation spécifique dans un diagramme plus large, en fonction

des autres membres de la séquence (Jonas et Jarick, 2013; Phillips, 1897; Price,

2009a). Cette synesthésie, que ce soit au niveau général (i.e. toutes Séquences Spa-tiales comprises) ou au niveau plus réduit de Forme des nombres, est considérée

comme l’un des types les plus répandus (Jonas et Jarick,2013; cf. section 1.2, page