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L’originalité des juridictions gacaca

Dans le document Citoyenneté et réconciliation au Rwanda (Page 195-199)

Eclairage contextuel

8.1.2 Les juridictions gacaca : originalité et acquis Paul Rutayisire

8.1.2.3. L’originalité des juridictions gacaca

L’originalité et l’apport des juridictions gacaca à la communauté expliquent en grande partie les énormes progrès réalisés dans le domaine de la cohésion sociale. Nous ne mentionnerons que quelques aspects majeurs suivants:

1. Une des contributions les plus substantielles du processus gacaca est d’avoir montré que ce crime des crimes est désormais entièrement punis-sable, quel que soit le nombre des participants, l’ampleur des tueries et des destructions commises. On peut traduire des milliers de suspects en jus-tice dans un temps raisonnable sans se soustraire à l’application de la loi. 2. Le processus gacaca puise sa force et sa légitimité non dans un modèle exo-gène de justice ayant fait ses preuves ailleurs, mais plutôt dans les valeurs traditionnelles de justice, où la condamnation du coupable est suivie par des initiatives de réinsertion sociale du coupable. Bien que le processus des juridictions ait été formalisé à travers des lois et des directives à suivre pour mieux harmoniser le fonctionnement de différentes juridictions dissémi-nées dans les différentes cellules et secteurs du pays, les débats en séance plénière de procès étaient sous-tendus par la culture traditionnelle rwan-daise, où la recherche de la vérité est essentiellement basée sur la confron-tation des faits rapportés par les témoins oculaires.

3. Dans le dispositif mis en place pour guider l’instruction des dossiers et la conduite des procès, l’originalité des juridictions gacaca réside dans le caractère systématisé et progressif de ce processus très complexe, où des

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données substantielles ont été d’abord accumulées avant d’être utilisées dans les procès. Ce dispositif a efficacement mis à contribution le plai-doyer de culpabilité et de repentir des personnes suspectées de participa-tion au génocide. Ces aveux étaient transcrits sur des fiches appropriées et remis au secrétariat de la juridiction qui en examinait le contenu et en identifiait les points obscurs à soumettre à l’examen de l’assemblée géné-rale pour clarification.

4. Les juridictions gacaca ont fonctionné de façon décentralisée depuis la collecte des informations à partir de l’échelle des Nyumbakumi (la plus petite entité administrative à l’époque), lesquelles informations étaient ensuite validées par l’assemblée générale de tous les habitants de la cel-lule, jusqu’aux procès.

Durant cette phase, la population ne jouait pas un rôle passif comme dans les tribunaux ordinaires où les affaires se discutent uniquement entre les officiers du Ministère public, les juges et les avocats. Dans les juridictions gacaca, les membres de la communauté locale étaient partie prenante du processus. Ils avaient la latitude de se constituer en témoins à charge ou à décharge ou tout simplement de poser des questions permettant d’enri-chir le débat, d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation ou de compléter les informations collectées pendant la séance précédente.

L’ordre des audiences commençait par ceux qui ont avoué leurs crimes, ce qui a été d’un apport substantiel dans l’accumulation des faits contre ceux qui avaient opté pour le silence. Cette mesure a permis aux juges d’accéder plus facilement à la vérité, aux rescapés de connaître le sort de leurs proches et de se faire une idée claire des circonstances de leur mort, d’identifier les lieux où ont été jetés les corps des victimes, et aux prison-niers repentants de bénéficier de la réduction des peines.

5. Le processus gacaca a l’avantage d’avoir opté pour le jugement des cou-pables sur les lieux du crime. Dans un tel contexte, l’implication de tous les habitants dans la collecte d’informations et la conduite des procès a eu un effet de catharsis très important car cette opération a placé chaque personne face à l’innommable, c’est-à-dire face à la réalité du génocide et face à sa propre histoire au cours de cette période critique de la vie natio-nale. A la fin du processus gacaca, personne ne peut plus se cacher derrière les arguments généraux tels que « tous les Hutu sont coupables » car ils ont

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appuyé ou tout au moins sympathisé avec les génocidaires, ou tels que « tous sont innocents » car personne ne pouvait se dérober à la machine génocidaire. Avec le processus participatif gacaca, la population sait main-tenant qui a fait quoi : qui a opté d’entrer dans le camp des bourreaux

(per-petrators), qui a affiché plus de zèle dans les atrocités, qui a opté pour sauver

des vies en danger malgré les risques que cela représentait (rescuers) et qui a opté pour ne rien faire (bystanders). En définitive, le processus des juri-dictions gacaca a posé les jalons sur lesquels les générations postgénocide peuvent se baser dans la construction de la mémoire collective postgéno-cide ; la mémoire collective étant entendue ici comme étant la construc-tion d’un sens partagé de l’histoire naconstruc-tionale.

6. La mise en marche de ce dispositif exceptionnel exigeait une coordination efficace. Pour ce faire, le Secrétariat exécutif chargé de la coordination a été renforcé par le recrutement d’experts juristes chargés d’assurer l’appli-cation de la loi et de trouver des solutions aux problèmes juridiques qui se posaient à chaque étape. Pour relayer aussi rapidement que possible les mesures prises à l’échelle nationale, chaque secteur administratif était supervisé par un coordinateur chargé de suivre de près l’évolution des tra-vaux et de prodiguer des conseils techniques aux juges Inyanagamugayo.

Comme il s’agissait d’une solution originale qui ne puisait pas dans les jurisprudences existantes, les agents du SNJG étaient en permanence à la recherche de nouvelles solutions aux diverses exceptions survenues dans la pratique. C’est la raison pour laquelle la loi régissant les juridictions gacaca a été modifiée en 2006, 2007 et en 2008 pour l’adapter aux exi-gences du terrain. La coordination impliquait en permanence un travail de conception de nouvelles mesures, de recadrage pour harmoniser l’agir des juges Inyangamugayo et de suivi régulier de l’évolution du processus. La coordination du processus gacaca a été largement participative en ce sens que les nouveaux problèmes constatés sur le terrain étaient immé-diatement communiqués au SNJG qui, à son tour, réunissait ses experts juristes pour trouver des solutions rapides et adéquates et en assurer le suivi. Ce dispositif original associant la concertation, la conception de nouvelles mesures et la supervision directe de leur application a été largement déterminant dans les bons résultats enregistrés par les juridictions gacaca.

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7. Le gros du travail des juridictions gacaca reposait sur les juges inyangamu-gayo. Ils étaient en charge de la collecte des informations sur les crimes commis, leur organisation en dossiers judiciaires et la conduite des pro-cès. Ils ont clôturé plus d’un million de procès en un temps record tout en appliquant adéquatement les lois guidant le processus gacaca. Plus préci-sément, un total de 1 222 093 procès, dont 383 118 procès de la deuxième catégorie et 838 975 procès de la troisième catégorie, ont été clôturés 38. Parmi les prévenus de la deuxième catégorie, 28% ont plaidé coupable, 41% ont été reconnus coupables tandis que 30% ont été acquittés. Parmi les prévenus placés dans la troisième catégorie, seuls 4% de prévenus ont été acquittés tandis que 96 % ont été reconnus coupables d’avoir pillé ou détruit des biens pendant le génocide.

Dans l’histoire du Rwanda, on a rarement vu une telle détermination par-tagée, par laquelle les juges se sont attelés à maîtriser la loi, à l’appliquer équitablement et à demander promptement conseils aux experts juristes du SNJG lorsqu’ils rencontraient des cas difficiles à interpréter. En outre, lorsqu’il s’est avéré que le nombre des procès restants ne pouvait être clô-turé à l’échéancier prévu, ces juges ont augmenté le nombre de jours de travail proportionnellement au nombre des procès qui restaient.

Ce comportement est d’autant plus appréciable lorsque l’on sait qu’ils travaillaient dans des conditions difficiles, sans salaire officiel et qu’ils étaient souvent menacés ou marginalisés par les familles des personnes condamnées. Une telle prise en charge du processus gacaca à partir de la base a été un facteur déterminant et trouve ses racines profondes dans la culture rwandaise, où les conflits locaux étaient davantage l’affaire des habitants que des instances dirigeantes.

8. L’implication de la population locale. Bien que, au début, beaucoup de personnes étaient réticentes à raconter ce qu’ils avaient vu aux juges inyan-gamugayo, le caractère participatif du processus gacaca a permis de lever progressivement le voile sur les faits dissimulés par certains suspects par-tagés entre le désir de bénéficier de la réduction des peines et celui de se solidariser avec ceux qui persistaient dans la manipulation de la vérité.

38 Les gacaca ont instruits quatre types de procès correspondant à quatre catégories de crimes: la plani-fication et l’organisation du génocide, l’homicide volontaire ou la complicité d’homicide volontaire, les atteintes graves sans intention de causer la mort et les infractions contre les biens.

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Le concours de la population locale était déterminant dans l’identifica-tion des milliers de victimes et des milliers de suspects qui n’avaient pas toujours d’adresse officielle fixe ni de fonction administrative connue au moment des faits et dans l’identification des lieux du crime.

Notons cependant que la contribution de la population dans la collecte des faits inculpant les coupables ou disculpant les innocents n’a pas été partout identique. Elle a surtout été substantielle dans les sites où les pri-sonniers ont rapporté plus ou moins fidèlement ce qu’ils avaient fait et où il y avait des survivants pouvant confirmer ou réfuter les versions pré-sentées par les prisonniers.

Dans les sites où il n’est resté aucun survivant pour témoigner et où les prisonniers ont décidé de garder le silence sur certains crimes, la plupart du temps, la population locale se complaisait dans un silence taciturne, se contentant de ne confirmer que les faits auxquels elle ne pouvait se dérober.

8.1.3 Conclusion: la capacité des Rwandais de surmonter

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