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Les résonances chez Roland Junod .1 Les résonances

Dans le document Citoyenneté et réconciliation au Rwanda (Page 173-179)

Les enseignements de la recherche-action EN

6.7.2 Les résonances chez Roland Junod .1 Les résonances

Dans le type de recherche-action que nous avons mis en œuvre, il y des moments incontournables où chacun de nous est amené à dire « je », à chercher les mots qui disent ce qu’il partage et ce qu’il comprend de « cette » histoire. C’est une exigence épistémologique autant qu’éthique. Nous avons pu prévoir et

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préparer ces moments dans les rencontres avec nos partenaires de terrain. Pour autant, la manière dont ils ont perçu et reçu notre engagement au cours de nos échanges n’a certainement pas cessé d’évoluer et, même si notre démarche a été appréciée par nos interlocuteurs, il n’est pas certain que, forts de la confiance et même de l’engouement soulevé par notre partenariat à certains moments, nous ayons écarté tous les malentendus.

Au-delà de la reconnaissance que nous leur apportions, du soutien qu’ils attendaient de nous, avons-nous su faire comprendre quelle était la tâche de pensée que nous nous étions assignée, comment nous-mêmes étions embar-qués avec nos différentes histoires, nos espoirs et nos interrogations dans ces rencontres régulières ?

Entre chercheurs, nous avons parfois abordé ce genre de questions, plutôt dans des intermèdes. Nous avons commencé ce parcours de quatre ans en par-tageant nos représentations de l’évolution de la société rwandaise, en explicitant les questions et les espoirs qui nous habitaient. Nous nous sommes livrés sans réserve avec nos questionnements et nos émotions.

Mais ce parcours nous a-t-il transformés, a-t-il changé notre manière de voir ? Et finalement, a-t-il permis à chacun de nous de se connaître dans cette confron-tation avec l’angoisse et l’espoir renaissant qui habite chacun des acteurs ?

« Connais-toi toi-même ! », cette exigence socratique n’a cessé de m’habiter, mais elle ne suffira pas à légitimer mon implication, infiniment modeste bien sûr, dans le devenir de la société rwandaise. Au demeurant, il ne m’a jamais été demandé de me légitimer (peut-être aurais-je souhaité qu’on me le demande), mais la question de la légitimité a été en permanence dans mon esprit.

J’appartiens en effet à un pays qui s’est lourdement fourvoyé dans son sou-tien au régime d’Habyarimana, à travers l’engagement massif et complice de sa Coopération au développement, qui a fait preuve d’une cécité coupable dans les années qui ont précédé le génocide. Dans un article de synthèse sur le géno-cide (Junod, 2005), j’ai dit ce que j’avais à dire de cette faute historique. J’ai essayé également, dans ce même article, de rendre compte des manipulations identi-taires qui ont préparé le génocide, de rendre visibles les liens idéologiques et his-toriques avec les racismes européens, de rappeler les responsabilités hishis-toriques majeures de l’Europe colonisatrice. J’ai essayé enfin de mettre à mal un certain regard « hypocritement distancé » des Européens sur un « génocide africain ».

6. LES ENSEIGNEMENTS D’UNE DÉMARCHE PARTENARIALE : BILAN À DEUX VOIX 

Aujourd’hui, je me rends compte que la tâche que je m’étais donnée, la tâche de transmettre à un public suisse, à mes étudiants et à mes collègues ce que je comprends de cette histoire et de la société rwandaise actuelle, est loin d’être achevée. Bien plus, le travail de reconnaissance de ce génocide est même pério-diquement menacé par le discours du double génocide. Les enjeux de reconnais-sance et de négation traversent tous les discours, en Europe comme au Rwanda, jusque dans la littérature scientifique qui fait référence. Une véritable guerre idéologique, ravivée par la guerre au Congo, pollue l’opinion. Français, Belges ou Suisses sont touchés par le génocide des Tutsi dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et le déni des fautes passées, auquel beaucoup s’accrochent encore, fait écho aux mouvements de déni et de négation présents dans la société rwandaise et dans la diaspora. C’est la raison pour laquelle, dans mon engagement, il en va autant de ma tâche d’enseignant et de chercheur que de citoyen: plus que jamais, conjuguer lucidité et solidarité est une exigence cruciale.

Pour autant, ce qui résonne de mon histoire dans cette recherche, ce n’est pas la culpabilité du citoyen qui a omis de demander des comptes au Département des affaires étrangères de son pays au moment où il l’aurait fallu. C’est bien plutôt la sourde inquiétude de ma génération de l’après-guerre européen de ne jamais pouvoir prendre congé d’un passé de génocides et de guerre. De n’avoir aucune réponse suffisamment forte à transmettre face à la puissance de destruction qui s’empare périodiquement d’hommes très ordinaires, dans des continents diffé-rents, à travers des mécanismes insupportablement semblables.

Tout ce qui a traversé mon histoire me vient à l’esprit lorsque j’essaie de pen-ser l’avenir avec mes interlocuteurs de la recherche et je m’aperçois aujourd’hui que je n’ai jamais hésité à en faire état, en particulier dans mes échanges avec de jeunes Rwandais. Il m’est arrivé, par exemple, d’évoquer les délires idéolo-giques de la bande à Baader, nés dans une enfance pas si différente de la mienne: une enfance baignée dans un optimisme social et consumériste, mais mal pro-tégée par un passé grossièrement replâtré. Il m’est arrivé d’évoquer le désespoir des jeunes Arméniens qui se sont livrés à des actes terroristes, 80 ans après le génocide de leurs arrière-grands-parents, faute d’avoir obtenu pour eux la recon-naissance qui leur est due. Je n’ai pas hésité non plus à évoquer la quête iden-titaire des enfants que j’ai élevés qui, bien que décemment protégés dans leur existence familiale et sociale, n’ont pas évité une confrontation douloureuse et longuement incertaine avec l’identité juive dont ils ont hérité, avec cette

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appartenance à un peuple dont on a considéré à un moment donné qu’il était de trop sur la terre.

6.7.2.2 Mon implication personnelle face aux partenaires de terrain

Le cadre des dialogues communautaires, tels que nous les avons pratiqués, ne prêtait certes pas à des éclaircissements biographiques et historiques. Il n’en importait pas moins de dire d’emblée ce qui m’autorisait à m’inviter à Karama, à Butare ou à Gahini dans des assemblées regroupant des rescapés, des veuves du génocide, des femmes de prisonniers ou une jeunesse pleine d’interrogations et quelques génocidaires libérés. Alors que pour mes collègues du Centre de gestion des conflits, investis d’une mission de « service à la communauté » et enracinés dans une même histoire, la légitimité d’une mission d’écoute et de « renforce-ment des capacités » était, à leurs yeux et à ceux de nos partenaires (mais peut-être nuanceraient-ils tous deux cette affirmation), marquée par une évidence quasi organique. Ma légitimité à moi demandait à être explicitée. Je crois avoir défini ainsi, lorsque l’occasion m’en a été donnée et plutôt spontanément, les quelques composantes de mon engagement :

s d’une expérience pilote, choisie à ce titre comme objet de recherche, la faire reconnaître par tout acteur concerné, invité à penser les mêmes défis avec les promoteurs de cette expérience ;

s truction, et particulièrement ma solidarité avec la jeunesse de ce pays sur laquelle repose une tâche indiciblement lourde, mais aussi la valeur de l’es-prit critique qui questionne sans cesse ;

s d’entendre, de proposer quelques outils conceptuels, s’agissant de citoyen-neté démocratique en particulier, et de proposer des espaces de dialogue et de formation basés sur mon expérience dans ce domaine ;

s espoirs dans la capacité de perturbation bénéfique de mon regard éloigné ; s

Rwanda de 2003 36 qui met au centre du projet du pays l’éradication des

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divisions ethniques ainsi que l’établissement d’un Etat de droit fondé sur le res-pect des libertés et droits fondamentaux de la personne, la démocratie pluraliste, le partage équitable du pouvoir, la tolérance et la résolution des problèmes par le dia-logue (art. 9).

Je m’autorise de cette formulation pour parler de citoyenneté démocratique dans ce pays, sans ignorer que, dans le contexte du Rwanda actuel, les chemins pour mettre en exercice ces différentes composantes d’une citoyenneté démo-cratique doivent être inventés et que les modèles que j’ai en tête peuvent s’avé-rer déplacés.

6.7.2.3 La transformation de mon regard dans la durée de la recherche

Dans le temps du déroulement de la recherche et depuis mon premier séjour en 2004, j’ai assisté au nouvel essor du pays, à un développement urbain accéléré, à la genèse d’un filet social et de santé. J’ai pu me rendre compte de la dimension cruciale de la lutte contre la pauvreté. A travers mes enseignements, j’ai côtoyé la génération des jeunes gens qui étaient enfants à l’époque du génocide et je guette les signes d’une résilience collective. Chez ces jeunes gens en particulier, je suis frappé par les ressources d’adaptation, les compétences sociales et la combati-vité qu’ils ont dû développer par la force des choses, par leur volonté de voir la complexité du monde.

La culture internet a contribué à développer leur curiosité, leur soif de com-munication et leur esprit critique et, comme l’a fait la jeunesse du Maghreb, le sens de leur appartenance au monde. J’ai été frappé, au moment des élections, par leur aspiration à voir l’image de leur pays réparée, aux yeux des autres peuples d’Afrique notamment. Cette jeunesse-là, tous groupes confondus, a entamé un parcours de marathonien avec un fardeau de deuil, souvent de traumatismes, de charges familiales et sociales que l’on a de la peine à imaginer.

Il me reste beaucoup d’interrogations, en observateur modestement impli-qué, quant aux ressources à mobiliser pour mettre à distance les divisions du passé. Comment le paysage religieux se recompose-t-il sous l’effet de la crise morale. L’Eglise catholique trouvera-t-elle en son sein des hommes courageux pour la pousser à assumer ses responsabilités institutionnelles et historiques dans le génocide, ce qu’elle est, pour autant que je peux en juger, encore très loin d’avoir fait ? Les proches des génocidaires trouveront-ils les ressources morales pour surmonter, lorsque c’est le cas, la tendance au déni ou à un mutisme chargé

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d’arrière-pensées ? Comment raconter l’histoire du génocide aux nouvelles générations ?

En qualité de chercheur, les questions méthodologiques que je me suis posées font écho à celles qui renvoient à l’exercice de la citoyenneté démocratique dans ce pays. Pour moi, le concept même de citoyenneté démocratique ren-voie à une série d’éléments essentiels: la résolution pacifique et nécessaire des conflits, l’expression de la pluralité des expériences vécues dans un espace public ouvert, les débats contradictoires et l’argumentation, la séparation des pouvoirs. La pratique même de la recherche-action s’appuie sur ces mêmes composantes de l’éthique démocratique : la mise en perspective critique des positions de pouvoir qu’exercent les différents acteurs sociaux, à commencer par celle qu’occupent les chercheurs et producteurs de savoirs, la mise en valeur épistémologique de la pluralité des perspectives et du dissensus, la distance critique et l’argumentation contradictoire. Je ne dirais évidemment pas aujourd’hui que ces principes n’ont pas de pertinence dans la voie démocratique que le Rwanda s’est choisie. Je ne puis ignorer cependant la différence de perspective induite par mon insertion dans un cadre politique d’individualisme démocratique, dont la valeur est certes liée à l’affirmation dans les droits de l’homme de la dignité incessible de tout individu, mais qui n’a réalisé que très imparfaitement le projet de la modernité d’autonomie des individus. Ce cadre politique n’a pas su protéger ces mêmes individus des manipulations par la haine et les fabricants d’opinion, qui les laisse en situation de fragilité dans un monde de guerre économique implacable et de capitalisme erratique.

A Karama, à Gahini, à Butare, je me suis trouvé plongé dans des espaces d’association volontaire dont l’enjeu était la recréation d’un monde commun, d’une parole partagée qui résonne en chacun, de la réinvention d’un quotidien où la communauté retrouve son unité et la capacité d’intégrer pacifiquement les conflits et les différences, réinvente la civilité. 37 Dans de tels espaces où l’enjeu de la parole est l’unité retrouvée, la mise à distance de ce qui nous a séparés, la recherche d’une autorité bonne, quelle peut être la place du citoyen ou du cher-cheur qui questionne, qui doute, qui se place dans une distance réflexive, mais qui pour autant n’oublie à aucun moment qu’il est embarqué dans ces mêmes

37 Dans le film admirable de Marie-Violaine Brincard, Au nom du père, de tous, du ciel, Augustin Kame-geri, un des Justes qui apparaissent à l’écran, nous fait comprendre en quelques mots simples que le désastre qui a frappé le Rwanda était tout entier dans la perte du lien communautaire.

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enjeux essentiels ? Mon espoir est que cette recherche aura réussi à éclairer un peu cette question.

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