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Instaurer un rapport démocratique entre acteurs et chercheurs: le rôle du contrat

Dans le document Citoyenneté et réconciliation au Rwanda (Page 30-37)

3.1.3 Cinq pôles de la recherche-action et cinq défis

3.1.4.4 Instaurer un rapport démocratique entre acteurs et chercheurs: le rôle du contrat

La Convention de partenariat 3 que nous avons passée avec les sites en octobre 2008 après une première phase de négociation, répond en tous points aux carac-téristiques proposées par Morin : « Le contrat doit être ouvert dans toutes ses dimensions, autant dans la problématique, l’analyse des besoins, la définition des problèmes, les questionnements, que dans la méthodologie incluant la construction des instruments de cueillette de données et la révision de l’infor-mation concernant la signification des actions » (Morin (1992(II) : 34).

L’objet de cette Convention de partenariat est précisé en trois points à l’ar-ticle 2 :

s Convention ;

s cratique, la mémoire du génocide et notre action au quotidien ;

s ties à la Convention.

Cet article est au cœur de l’entente ouverte conclue avec les sites. Relevons les caractéristiques de cette entente qui émane de cet article :

3. LE CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DE LA DÉMARCHE 

a/ La réciprocité entre acteurs et chercheurs

Le fait que nos partenaires étaient en droit de questionner la pratique des chercheurs, l’action du CCM et de la HETS, autant que nous étions en droit de nous inviter dans leur action, a certainement constitué une caractéristique ori-ginale de notre démarche. Cette réciprocité même exigeait à la fois une transpa-rence sur ce qui nous animait, sur notre vision de la société et une grande humi-lité sur les interrogations que nous avions. Les questionnements à notre égard n’ont pas manqué.

On pourrait parler de partage de pouvoir à travers le dialogue et d’expertises partagées: les sites étaient porteurs de l’expérience du vivre ensemble au quo-tidien et nous étions porteurs d’une vision de la profondeur historique et des logiques sociales et institutionnelles à un niveau plus élargi. Morin précise : « Le contrat ouvert doit s’enrichir de la notion de dialogue que Freire (1977) a bien mise en évidence dans son livre sur la pédagogie des opprimés. Le dialogue libère, il s’oppose à la notion de commandement et se caractérise autant par l’effort de parvenir à un diagnostic global que par la recherche de solutions ou l’acquisition de savoir-faire » (Morin, 1992(II) : 35).

Par ailleurs, nous avions le loisir de proposer des thèmes de débat en sui-vant la logique de notre questionnement (par exemple : le rôle des commémo-rations, l’impact des gacaca, l’engagement social des membres…) de même que les membres des associations avaient le loisir de proposer des thèmes au gré de leur curiosité et de leur actualité (entre autres, la transmission de l’expérience, l’Ubuntu, la liberté de presse et d’expression…).

b/ Une définition large de la problématique

Sur ce point également, notre recherche-action se distingue d’autres types de recherche car il ne s’agissait en aucun cas de formuler « hors sol » une problé-matique et des hypothèses que les acteurs auraient du mal à s’approprier. Selon Morin, la « non-structuration permet à la problématique et à la méthodologie de conserver la flexibilité nécessaire à toute recherche-action intégrale » (Morin, 1992(II) : 39). La notion de diagnostic global évoquée plus haut est particulière-ment pertinente pour désigner la construction progressive de la problématique, dans ses dimensions systémiques et dynamiques.

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c/ Des valeurs et un langage communs

Le nous utilisé dans l’article 2 renvoie à un présupposé essentiel de la démarche : acteurs et chercheurs sont solidaires d’abord par une communauté de destin. Ils partagent des préoccupations essentielles : un même passé trauma-tique, un quotidien à reconstruire et une citoyenneté démocratique dont il faut définir le sens et l’exercice. A la communauté de destin s’ajoute une motivation et un intérêt partagés : la volonté de pallier la rupture du lien communautaire induite par le génocide.

Relevons tout de même que si le lien entre quotidien et mémoire apparaissait à tous, en toute évidence, comme un des problèmes fondamentaux de l’action, le concept de citoyenneté démocratique demandait une appropriation progressive et avait en quelque sorte un aspect programmatique. L’idée de citoyenneté n’était au départ pas absente du discours, mais elle renvoyait essentiellement peut-être, pour les membres des associations, aux idées d’unité et d’appartenance commune.

L’idée de citoyenneté démocratique appartenait au départ plus au langage des chercheurs qu’à celui des acteurs. L’exploration de ce concept constituait en quelque sorte le cœur de notre proposition, elle instaurait une sorte de décalage avec les catégories de pensée naturelles des acteurs : aux catégories de conflit et de réconciliation, de justice et de pardon dans lesquelles le vivre ensemble était pensé nous ajoutions une catégorie plus politique.

d/ La conduite ouverte du processus

Autre aspect induit par l’article 2 : un processus ouvert à des réorientations.

A tout moment, précisait-il, et d’un commun accord les parties pourront apporter toutes les modifications qu’elles jugeront utiles au présent article en vue de l’adapter à la réalité des actions menées sur le terrain. Ajoutée à la liberté de proposition des thèmes de

débat pour chacune des parties, cette disposition intensifiait l’appel à une coges-tion du processus.

Une telle ouverture ne va pas sans difficulté. Si l’on veut faire la balance entre les avantages et les difficultés, on pourrait dire que le cadre permettait une appropriation bilatérale optimale de la démarche mais qu’elle portait, pour les chercheurs, un risque de dispersion. Il induisait une logique de ritualisation des rencontres et de questionnement en spirale autour des trois thèmes définis, à l’opposé de la linéarité que l’on observe dans d’autres types de recherche.

3. LE CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DE LA DÉMARCHE 

L’article 3 de la même Convention précisait les modalités de mise en œuvre :

Avec l’appui de la Haute école de travail social (HETS), le Centre de gestion des conflits (CCM) s’engage à organiser les activités suivantes :

s

sociation ;

s

mois, en soutien aux activités de l’association.

Cet article demande à être commenté sur trois points : la définition du rôle des chercheurs, le cadre des rencontres et la fonction de la somme versée. Ces trois points pointent vers trois autres caractéristiques de notre démarche.

e/ Des chercheurs préposés

André Morin propose de définir la fonction du chercheur en RAI comme une fonction de préposé. Si l’on se réfère à la définition du Grand Robert, il s’agit d’une « personne qui accomplit un acte ou une fonction déterminée sous la direction ou le contrôle d’une autre ». Nous pouvons nous retrouver dans cette définition, dans le sens où nous étions certes responsables du rythme et de la temporalité de la démarche, nous avions la possibilité d’y apporter des impulsions en fonction de notre questionnement, mais pour autant nous n’étions pas seuls maîtres de sa dynamique et de son contenu.

André Morin précise : « Une demande initiale d’un chercheur à un groupe ou d’un groupe à un chercheur doit se dérouler dans une atmosphère d’échanges permettant de délibérer sur ce qui est attendu de part et d’autre, particulièrement sur le degré de participation des acteurs dans le processus. Pour réaliser une véri-table Recherche Action Intégrale (RAI), le chercheur en titre doit devenir acteur ou préposé et pas du tout le seul responsable de la recherche. » (Morin, 2003: 30). Les termes de la Convention permettaient donc le partage de l’initiative et du processus.

Une des conséquences de ce dispositif, sur laquelle il faudra revenir, est qu’il concentre les enjeux sur le dialogue. Le dialogue est à la fois l’objet principal, le moyen principal et le produit principal de la recherche-action. Un tel dispositif pose la question du statut que l’on donnera au produit scientifique de la recherche, dont on peut considérer qu’il est certes restitué en partie au cours des rencontres, mais dont la formulation définitive, celle dont nous sommes redevables face à

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la communauté scientifique (et qui fait l’objet du présent ouvrage), aura lieu après coup.

Dans ce sens, l’article 5 de la Convention prévoit que « le produit des discus-sions et débats seront développés pour une éventuelle recherche par le Centre de gestion des conflits. Toutefois les résultats de la recherche seront communiqués à l’association partenaire ».

La production académique est donc bien conçue dans un après-coup de la démarche de RAI. L’essentiel a été retransmis oralement, avant toute production écrite, dans des moments de rencontre.

f/ Un cadre naturel, délimité et relativement stable

André Morin propose une conception du cadre valable dans son modèle: « Lorsqu’il s’agit de se lancer dans une recherche-action intégrale, il est nécessaire d’avoir un cadre déterminé. C’est l’action à entreprendre qui circonscrit en soi le milieu ; les gens qui se regroupent pour étudier et produire un changement et qui acceptent de se donner des règles de fonctionnement. Dans un sens c’est un laboratoire naturel, mais circonscrit et délimité » (Morin, 1992(II) : 44).

Nous pouvons nous retrouver sur ce point-là également. Dans chacune de nos trois associations partenaires, le groupe qui nous rencontrait n’était aucune-ment un groupe ad hoc, créé pour les besoins de la recherche. Il s’agissait bien au contraire d’une assemblée de personnes dont la composition et le fonctionne-ment appartenait à chacune des associations.

A Karama, il s’agissait d’une trentaine de cheffes de groupe chargées de mettre en œuvre les activités de l’association auprès des mille sept cent membres qu’elle comporte. Le plus souvent, notre rencontre s’intégrait dans le rituel des activités de l’association. A Gahini, il s’agissait d’une forme d’assemblée générale régulière, inscrite également dans le cours des activités, où nous avions le loisir de constituer au besoin de plus petits groupes de parole. L’aspect de rituel festif était constitutif de quasiment chacune de nos rencontres, chacune d’elles pour-suivait la célébration d’une réconciliation en acte.

Les choses se présentaient différemment avec les étudiants du SCUR: il s’agissait d’un groupe évolutif, élargi parfois à d’autres associations (notamment l’Association des étudiants rescapés du génocide). Une sorte de forum de discus-sion semi-ouvert a émergé de ces rencontres, forum dans lequel nous étions

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vent interpellés en qualité de chercheurs pour les éclairages que nous pouvions apporter sur telle question sociale ou politique.

Deux traits communs se dégagent ainsi de nos rencontres avec ces trois groupes : l’insertion organique de notre démarche et le statut de démultiplicateurs

potentiels que pouvaient jouer les participants au sein d’une communauté plus

large.

g/ Une participation engagée des chercheurs

La signification des 30 000 FRW (environ 45 CHF) versés mensuellement aux associations peut prêter à discussion. Il s’agit d’une somme qui n’est pas insi-gnifiante, s’agissant des pauvres moyens dont disposent les sites. Elle pouvait être l’objet d’une attente « intéressée » du côté de nos partenaires. Peut-être, au début, cette offre, prévue dans le concept de la recherche, a-t-elle créé une attente empreinte d’ambiguïté. Dans notre esprit, la signification de cette somme avait une triple portée, et tout porte à croire que c’est finalement ainsi qu’elle a été reçue. Elle constituait à la fois:

s économique ;

s

s Ce dernier point, qui rompt singulièrement avec une conception positi-viste de la recherche, appelle un commentaire. La dimension de (quasi) militance ou pour le moins d’engagement est clairement revendiquée, mais encore faut-il préciser le sens qu’elle revêt dans notre démarche, d’autant plus qu’faut-il s’agit de son aspect proprement politique. On comprend aisément qu’une forme de recherche qui afficherait un souci d’adhésion à un corps de valeurs et de principes d’action étroitement prédéfinis s’éloignerait bien vite de l’idée d’un diagnostic

global à laquelle nous sommes attachés, et se centrerait bien vite sur la mise en

pratique de principes d’action légitimés a priori, sur l’examen de leur efficacité. En se référant à Desroche (1981), Morin précise que « la recherche militante est peu concernée par l’explication car les prosélytes remettent très peu en ques-tion l’idéologie » (Morin, 2002(II) : 38). Ailleurs, il ajoute qu’« elle risque le doc-trinaire et l’autolégitimation. L’engagement des acteurs est admirable, le désir de changement remarquable, mais il peut manquer d’esprit critique et passer à une

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action illégitime » (Morin, 2002 : 28). Nous ne voulions, au contraire, négliger aucune observation, proches en cela de la posture de l’ethnologue, susceptible de nous ouvrir à la compréhension des processus sociaux à l’œuvre sous nos yeux, y compris les aspects que nous aurions pu juger « inquiétants ».

Nous ne voulions en outre pas, bien que liés à l’Université nationale et char-gés d’une mission de « service à la communauté », impulser quelque logique ver-ticale ou partisane que ce soit. Nous ne voulions favoriser aucune attitude sui-viste face à des injonctions à agir. Nous voulions bien au contraire afficher le plus grand respect pour les logiques d’association et d’action endogènes à l’œuvre dans la communauté et accorder toute notre attention aux difficultés et aux impasses qui pouvaient se faire jour.

C’est la raison pour laquelle le sens de notre engagement peut être résumé dans l’idée d’un engagement pour la démocratie, la justice, la réconciliation et

l’ac-tion citoyenne. Non pas une neutralité de valeurs, mais une idéologie minimale

et cependant exigeante. C’est à ce titre que nous avons jugé l’action des associa-tions digne d’être soutenues.

Nous pourrions tenter d’expliciter a posteriori les implicites de cette idéolo-gie minimale en cinq principes :

s optique d’unité et de réconciliation ;

s neté ;

s un mode démocratique, dans une visée de solidarité, de justice et de contri-bution au bien commun ;

s s’agissant en particulier de la confrontation au passé,

s préoccupation qui doit être partagée et à laquelle chacun doit contribuer. Enoncée de cette manière, cette idéologie minimale n’appartient en propre ni à l’Etat (bien qu’étant en convergence avec l’esprit de la Constitution) ni à aucune formation associative, religieuse ou politique particulière. Elle ne va pas pour autant de soi : elle suppose un processus d’appropriation et une rupture

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avec le passé. Elle suggère une posture prudente, ouverte à l’expérience quant aux voies de la réconciliation.

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