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La fabrique de la citoyenneté: une perspective anthropologique

Dans le document Citoyenneté et réconciliation au Rwanda (Page 51-54)

Retenons pour l’instant que, dans la logique de la recherche-action, notre tâche était double : il s’agissait pour nous de définir les problèmes auxquels se heurte chaque citoyen dans l’exercice de sa citoyenneté, mais aussi d’observer et d’accompagner un processus en devenir. Mais peut-on « observer la citoyen-neté », compte tenu du fait que l’on ne peut compter sur un accord préalable sur ce qu’elle désigne ? Sur ce point, les travaux d’anthropologie de la citoyenneté nous ont été d’un grand secours: en particulier, les travaux inauguraux de Marc Abé-lès (1983) et surtout les travaux récents de Catherine Neveu (2004 et 2005) ainsi que de Véronique Bénéï, à qui nous empruntons cette expression de fabrique de

la citoyenneté.

Selon Catherine Neveu, « la notion de citoyenneté, les représentations dont elle fait l’objet, mais aussi les pratiques auxquelles elle donne lieu, offrent un champ particulièrement propice à une approche anthropologique. Ces repré-sentations et pratiques incluent (…) les multiples manières dont les institutions et les citoyens eux-mêmes construisent des représentations sociales quant aux droits et à leurs fondements, ainsi que sur la légitimité des uns et des autres (déjà inclus dans la collectivité légalement définie des citoyens ou exclus de celle-ci)

 CITOYENNETÉ ET RÉCONCILIATION AU RWANDA

à user de ces droits ou à y accéder » (Neveu, 2004 : 3). Cette approche nous parais-sait particulièrement bien adaptée dans un contexte de reconstruction d’un pacte social inclusif entre groupes et individus violemment divisés.

D’une manière générale, l’approche anthropologique de la citoyenneté se caractérise, comme le dit Catherine Neveu, par : « la volonté de s’intéresser à sa "fabrique" sociale et politique, et d’en "déstabiliser" les théories par un regard critique (et critique parce qu’à la fois extérieur et intérieur), et la mise en œuvre d’une conception du politique assez distincte de celle qui domine en sciences politiques (…) partant de la dimension conflictuelle inhérente à la sphère publique, en examinant plus attentivement comment la citoyenneté a « toujours exclu autant qu’elle a inclu » (Neveu, 2005 : 130). Ce qui la caractérise encore, ajoute-t-elle, est « … cet accent mis sur l’imparfait et l’inachevé, la fluidité des frontières, plus que sur la délimitation a priori d’un pré carré achevé dont il s’agi-rait alors de mesurer les écarts aux normes » (Neveu, 2005 : 132).

Cette attention à l’inachevé, nous la faisons nôtre en mettant en regard la citoyenneté qui est déclarée dans la Constitution et celle qui s’invente et trouve son chemin à travers les initiatives et les conflits. Nous nous inspirerons de l’an-thropologie de la citoyenneté en nous appuyant en particulier sur trois perspec-tives qu’elle adopte, essentielles pour notre propos.

Première perspective : la signification anthropologique de la citoyenneté

L’accès à la citoyenneté est lié, du reste dès la démocratie grecque pour-tant éloignée de notre compréhension moderne de la démocratie, à l’avène-ment du politique. L’avènel’avène-ment de la polis marque en effet l’arrachel’avène-ment de l’homme grec à la « socialité naturelle » (à laquelle les esclaves restent soumis). Dans toute société, il s’agit de la même manière d’un arrachement à une socialité première déterminée par les liens du sang, par l’appartenance clanique ou eth-nique, constituant ainsi, comme le dit Jean Leca, « une " société civile " distincte des communautés familiales, lignagères ou seigneuriales » (Leca, 1991, cité par Neveu, 2005 : 131).

Inutile d’insister sur cet enjeu au Rwanda: toutes les sociétés sont confrontées à du « pré-politique » subsistant aussi bien dans l’imaginaire que dans les relations sociales, au Rwanda comme ailleurs. La domination coloniale, comme on le sait, s’est appuyée largement sur la manipulation des appartenances liées à cette

3. LE CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DE LA DÉMARCHE 

« socialité naturelle ». L’exercice d’une citoyenneté démocratique, si elle tient ses promesses, devrait constituer, au Rwanda comme sur le Vieux Continent (où les manipulations n’ont évidemment pas manqué), une manière de prendre congé des « identités meurtrières » (Maalouf, 1998) résultant de ces manipulations, il peut aussi ne pas les tenir, c’est donc un réel défi.

Seconde perspective : l’attention portée à la recomposition

des appartenances et des identités à travers l’exercice de la citoyenneté

Comment penser le lien entre identité citoyenne et appartenances (cultu-relles, religieuses, claniques, ethniques, idéologiques…) ? Catherine Neveu revient sur la valeur émancipatrice de l’identité citoyenne que nous venons de relever: « Du même coup, la citoyenneté ne serait pas une identité parmi d’autres, mais précisément ce qui libèrerait l’individu de ses appartenances plus ou moins prescrites: " (elle) concerne ce refus, ce droit de dire non, d’entrer et de sortir

des identités sans être piégé en elles. En ce sens, la citoyenneté est un rôle spécial, et non juste une identité parmi d’autres. C’est comme si elle remplissait une fonction de liaison

(ove-rarching) et de médiation dans le trafic des identités » (Van Gusteren, 1993, cité par Neveu, 2005 : 6).

Une participante aux dialogues initiés (et filmés) par l’IRDP s’insurge de manière comique contre l’« obligation » d’appartenir à une « ethnie »: elle pro-pose un bureau où l’on pourrait s’inscrire dans un groupe ou l’autre en fonction des actes de celui-ci et non de sa naissance (IRDP, 2003). Cette touche d’humour dans des dialogues souvent douloureux, outre le franc succès qu’elle obtient du côté des participants, indique bien le désir de se défaire du piège des appar-tenances.

Pour autant, ce statut particulier de l’« identité citoyenne » ne pose pas la question de la disparition des « autres identités » (que les régimes totalitaires ont voulu précipiter), mais au contraire celle de leur articulation. Sur ce terrain, on ne peut qu’être attentif à des processus complexes où se joue le sens des différentes appartenances de chacun, dix-huit ans après le génocide: que ce soit à la Nation, aux groupes sociaux ou culturels, aux différentes Eglises, aux groupes détermi-nés historiquement par le génocide ou l’exil. Nous pourrions utiliser à ce propos la notion de « lutte pour la reconnaissance », chère à Hegel et remise à l’honneur par Axel Honneth. Au-delà des clivages induits par le génocide, il y a bien, sur le plan symbolique comme sur le plan politique, une lutte pour la reconnaissance

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mutuelle des différents groupes (et bien sûr pas uniquement les groupes « eth-niques ») dont nos trois sites ont constitué des scènes peut-être privilégiées, car les enjeux y étaient nommés. Si le pari de la citoyenneté est d’offrir un terrain à cette lutte pour la reconnaissance, comment ce pari est-il tenu aujourd’hui ?

Troisième perspective : l’effort de confronter une approche verticale à une approche horizontale de la citoyenneté

Alors que l’approche classique met l’accent sur le rapport des citoyens au pouvoir, à l’Etat et aux institutions, l’idée de fabrique de la citoyenneté met en valeur l’exercice de la citoyenneté entre proches au quotidien. L’effort de penser, de par-ler et d’agir publiquement est toujours, dans une large part, une véritable création de la part des citoyens, une manière de s’inclure dans le jeu en définissant son rôle ou au contraire de se sentir exclus et de se replier sur des loyautés « primaires ».

Dans un contexte de reconstruction où un Etat fort, doté d’une nouvelle Constitution, d’une politique de développement, de réformes et de décen-tralisation, s’efforce de créer un consensus autour de son projet politique, quel est le rôle des citoyens ? En particulier, comment peuvent-ils inventer une « concitoyenneté » qui rende possible la coopération sociale et politique, comment peuvent-ils faire émerger de nouvelles formes de civilité ? La

civi-lité ne se réduit pas en effet au sens civique dont la logique est verticale (un

sens civique que la politique instituée par la Commission nationale d’unité et de réconciliation s’efforce de promouvoir), elle constitue plutôt une qua-lité préalable à tout sens civique, à savoir une capacité de reconnaissance mutuelle et d’empathie entre individus et groupes différents. Comme le dit Edward Shils : « Elle limite l’intensité des conflits et réduit la distance entre les exi-gences conflictuelles », elle manifeste : « un mode d’attachement de l’individu ou de la sous-collectivité à la société en tant que totalité » (Shils, 1997 : 341, cité par Etemadi, 2000 : 109). La capacité d’exister et d’agir en tant que citoyen dépend de cette reconnaissance mutuelle et de cet attachement à l’ordre social, elle dépend d’une confiance à recréer, dont on ne saurait sous-estimer l‘enjeu.

3.2.4 Unité et pluralité : les chantiers de la citoyenneté

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