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Contributions des Approches communicationnelles des organisations (ACO) et des approches de la Communication

3 Communication comme processus organisant

3.2 Rôle des textes dans la co-construction d’une réalité de l’organisation

3.2.2 Organiser pour comprendre

Portons l’attention sur la réflexion, qui revient constamment tant dans les travaux nord- américains que français, que « le texte fournit au groupe un moyen d’interprétation de ses actions et de leurs significations » (Taylor, 1993, p. 82).

À la lecture de certains travaux, il nous semble que l’idée du « partage de sens » renvoie à une vision réductrice et simpliste du processus de « création de sens » au sein d’une organisation, d’un collectif. Le verbe « partager » peut évoquer deux significations de ce mot. La première, le fait de découper un ensemble, de diviser en plusieurs parts, ce qui peut laisser imaginer que l’autre reçoit seulement une partie du sens qui a été construit. La deuxième signification, que nous pouvons lier plus concrètement à la situation de « partage » de connaissances, est le fait de partager le sens exact de notre réflexion avec quelqu’un qui va ensuite l’assimiler en tant que tel, dans la « forme » originale de notre pensée, sans l’interpréter, sans se poser la question de sa véracité ou de sa pertinence (comme ceux qui apprennent des définitions ou des formules par cœur sans essayer de les comprendre).

Tout d’abord, il faut donc rappeler que dans les approches ici mobilisées le monde est co-construit, constitué par une construction sociale (Weick, 2001 ; Taylor et Van Every, 2000). La production de sens ne concerne pas la « transmission » ou le « partage » de sens, mais plutôt la construction de nouveaux sens en se fondant sur des sens exposés par les interlocuteurs, qui ont composé différentes vues et interprétations concernant le même événement en mobilisant d’autres événements et leur expérience. C’est un processus continu qui se stabilise à un moment ou un autre mais qui évolue continuellement.

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« The terms text and authority are mutually defining: texts have authority because they are recognized as being correct statements, for a time and a place, of the collective wisdom » (Taylor, 1993, p.219).

Le processus de construction de sens est un des plus importants dans l’organizing (Weick, 2012 ; Taylor, 2011). Il est difficile de traiter séparément ces deux phénomènes. Une organisation émerge à travers le processus de « sensemaking » (Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 2005). Le « sensemaking » est continu et il ne se réduit pas seulement à des interruptions, à des anomalies et à des inattendus (Weick, 2012, p.146). Il consiste à comprendre l’ordre du monde et à organiser ce monde : « Un thème central tant dans l'organizing que le sensemaking, c'est que les gens organisent pour faire sens dans le monde pour rendre ce monde plus ordonné »42 (Traduction propre : Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 2005, p.410). La construction de sens est un effort consistant à organiser des éléments, une action d’étiquetage et de catégorisation pour stabiliser l’expérience (Weick et al., 2005). C’est « le développement continu et rétrospectif des images plausibles qui rationalisent ce que les gens font »43 (Traduction propre : Weick, 2008, p.1403).

3.2.2.1 Ressources de construction de sens

Karl Weick repère sept ressources de « sensemaking » (Weick, 1995 ; 2009). Selon lui, la mobilisation de ces éléments permet une meilleure perception des significations dans le monde social et augmente la capacité d’agir (Weick, 2009):

1) La première source est sociale. Le « sensemaking » organisationnel est un processus collectif, interactif et relationnel. L’intelligence collective ou « l’esprit collectif »44 (Weick, Roberts, 1993) est le produit d’interconnectivité.

2) La construction de sens est ancrée dans la construction identitaire. Elle se déplie d’un cadre de référence, d’une identité.

3) Le « sensemaking » est rétrospectif. Ce qui a été fait et quelle erreur a été commise, cela est identifié toujours a posteriori. Ce qui est important dans le processus de construction de sens, c’est l’expérience passée (ou plutôt les expériences passées).

42 « A central theme in both organizing and sensemaking is that people organize to make sens back into the

world to make that world more orderly » (Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 2005, p.410).

43 « (…) the ongoing retrospective development of plausible images that rationalize what people are doing »

(Weick, 2008, p.1403).

44 Le concept de “collective mind” (« esprit collectif ») qui a été développé pour expliquer la performance

organisationnelle dans les situations qui exigent une haute fiabilité (Weick, Roberts, 1993). Nous allons nous intéresser plus en détail sur la thématique des organisations dites « hautement fiables » dans le deuxième chapitre.

4) Le « sensemaking » est centré sur les indices (« cues ») (Weick, 1995 ; 2009). Karl Weick les défini comme « les détails laissés à l’abandon dans l’environnement curant »45 mais qui aident à construire le sens.

5) Le processus de construction de sens est continu (« ongoing »), toujours en développement, en devenir.

6) Le « sensemaking » repose aussi sur le souci de plausibilité. Des vraisemblables histoires de ce qui pourrait se passer Il ne s’agit pas d’exactitude des hypothèses, mais de construire des hypothèses « pleine de sens, raisonnables et plausibles » (Cooren, Robichaud, 2011).

7) La dernière source de production de sens est l’enactment qui est défini par Weick comme « actions qui clarifient la pensée »46 (Weick, 2009, p.219). Nous pouvons traduire cette source comme la représentation et l’interprétation émergeante de l’action. Comment le sens est-il constitué, redéfini et renégocié à travers le processus d’organizing par interactions entre l’action et la réflexivité ? Les membres d’une organisation en parlant produisent en même temps le sens de cette discussion, qui peut être par la suite mémorisé comme connaissances pour un usage dans le futur (Putnam, Nicotera, 2009, p.23). Selon Karl Weick, le sensemaking implique « (…) trois points importants au sujet de la recherche de sens dans la vie organisationnelle. Premièrement, le sensemaking se produit quand un flux de circonstances organisationnelles est mis en mots et en catégories saillantes. Deuxièmement, l’organizing lui-même est matérialisé dans des textes écrits et parlés. Troisièmement, la lecture, l’écriture, la conversation et l'édition sont des actions essentielles qui servent de médias à travers lesquels la main invisible des institutions met en forme les pratiques (Gioia et al., 1994, p.365). »47 (Traduction propre : Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 2005, p.409). Nous retrouvons ici l’idée de mise en narration et de mise en écrit du monde pour

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« (…) neglected details in the current environment » (Weick, 2009, p.219).

46 « (…) actions that clarify thinking » (Weick, 2009, p.219).

47 « (…) three important points about the quest for meaning in organizational life. First, sensemaking occurs

when a flow of organizational circumstances is turned into words and salient categories. Second, organizing itself is embodied in written and spoken texts. Third, reading, writing, conversing, and editing are crucial actions that serve as the media through which the invisible hand of institutions shapes conduct (Gioia et al. 1994, p. 365). » (Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 2005, p. 409).

pouvoir mieux le comprendre par la création de l’ordre de ce qui s’est passé, de ce qui a été fait et ce qui a été dit.

3.2.2.2 Mise en narration des organisations

Nous pouvons ainsi observer cette co-construction de sens à travers les narrations, les mises en récit. Le sensemaking est un processus par lequel les significations se matérialisent à travers le langage, c’est-à-dire que les situations, les organisations, les environnements sont dits. « Les réponses à la question "quelle est l'histoire?" émergent du rétrospectif, des liens avec l'expérience passée, et du dialogue entre les personnes qui agissent au nom de grandes unités sociales. Les réponses à la question "que faire?" émergent des présomptions quant au futur, en même temps de l’articulation avec l'action, et des projets qui deviennent de plus en plus clairs à mesure qu'ils évoluent. »48 (Traduction propre : Weick, Sutcliffe, 2005, p.413).

Nous avons souligné dans les premières parties de ce chapitre que selon les approches que nous mobilisons le « monde objectif » comme réalité indépendante se référant à un ordre de « vérité » n’existe pas. Nous essayons de montrer, comme les auteurs cités, que le monde est co-construit par un ensemble de visions des acteurs. Leurs mises en récit constituent un ensemble de configurations (Cooren, 2009), un ensemble d’interprétations : « Comme les récits, les histoires constituent un cadre d'interprétation qui est pour les gens concernés leur point de vue de l'organisation dans laquelle ils vivent et travaillent »49 (Traduction propre : Taylor, Saludadez, 2006, p.38).

Karl Weick déclare que le sens et l'organizing émergent au moment où une histoire commence à prendre forme et les identités commencent à faire sens. Ces identités et les actions peuvent donner un sens à la rationalité narrative et on peut connecter l’intrigue et les personnages. Il s’agit du récit des événements organisationnels qui ont des connotations dans le contexte de langage de l’organisation (Weick, 2012). D’autres auteurs rajoutent que : « Une histoire est le récit d'une expérience (un ensemble déjà vécu à travers des événements), mais parce qu'il s'agit d'une transaction impliquant un auteur et un lecteur ou l'auditeur, ce n'est pas

48 « Answers to the question “what’s the story?” emerge from retrospect, connections with past experience, and

dialogue among people who act on behalf of larger social units. Answers to the question “now what?” emerge from presumptions about the future, articulation concurrent with action, and projects that become increasingly clear as they unfold. » (Weick, Sutcliffe, 2005, p.413).

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« As accounts, stories constitute a framework of interpretation that is for the people involved their point of view of the organization they live and work in » (Taylor, Saludadez, 2006, p.38).

seulement un récit rétrospectif : il est, en soi, une expérience qui devrait également être prise en compte. Il est à la fois communicationnel et métacommunicationnel (Robichaud, Giroux, Taylor, 2004): dirigé vers l'extérieur à partir de la conversation pour décrire un monde intérieur et interpréter ce qui se passe dans la conversation. Il n'est donc pas juste une description de l'organisation, c'est une organisation constituée »50 (Traduction propre : Taylor, Saludadez, 2006, p.43). La co-construction de sens concerne donc le passé mais aussi le présent dans lequel se joue le processus.

Le sensemaking concerne ainsi le futur puisque ce sont les interprétations de conversations et de textes qui vont guider les actions des acteurs. Karl Weick souligne ce rôle des textes, des « surfaces textuelles construites sur les sites conversationnels où les gens font sens d'actions antérieures d'une manière qui contraigne les actions suivantes »51 (Traduction propre : Weick, 2009, p.5). Dans le cinquième et sixième chapitre, nous allons voir comment ces « surfaces textuelles », ces mises en récit, deviennent agents et ainsi guident ou bien contraignent les actions des acteurs de l’organisation.