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2 « Risque » et « sécurité » – des notions à interroger

2.1 Recherches sur les risques

2.1.3.1 Coproduction de règles (de sécurité)

La sécurité est une catégorie socialement construite, c’est-à-dire que ce sont les individus des organisations qui négocient la signification et qu’ils peuvent choisir arbitrairement comment la mesurer.Nous partons de l’idée qu’« écrire » la sécurité, prend la forme d’une co-production, d’un travail de coproduction non seulement des membres des institutions et commissions qui essayent d’imposer certaines définitions à travers des normes mais aussi de ceux qui les mettent en œuvre.

Selon Gilbert de Terssac (de Terssac, Mignard, 2011), il y a quatre caractéristiques d’une règle de sécurité :

- La première est la réciprocité. Il faut que « son énoncé soit reconnu par les autres comme une obligation partagée » (de Terssac, Mignard, 2011, p.234) ; sans accord des acteurs qui doivent la mettre en place, une règle n’est pas viable. Nous pouvons faire ici le lien avec la réflexion de James Taylor, qui dit qu’un texte (qui porte des règles) doit être socialement validé pour être reconnu comme ayant l’autorité (Taylor, 2011).

- La deuxième caractéristique d’une règle consiste à énoncer un programme d’actions coordonnées qui résulte d’une coopération plus ou moins conflictuelle. La sécurité se construit par la rencontre d’initiatives internes ou externes à l’organisation qui forment un ensemble de règles (de Terssac, Mignard, 2011). Il faut prendre en compte le fait que la coopération peut être basée sur les conflits, sur une négociation des avis opposés. Postuler que la coproduction des règles est un processus qui se passe toujours en harmonie, c’est idéaliser et simplifier un processus beaucoup plus complexe.

- La troisième caractéristique est une double origine, externe et interne. Les règles peuvent être imposées par les institutions externes, mais en même temps elles peuvent être endogènes à l’organisation proposées par la hiérarchie. Nous allons voir des exemples de cette double construction de règles lors de l’analyse effectuée. Nous allons montrer ainsi comment au bout d’un certain temps, ces deux origines se volatilisent en faisant disparaitre les auteurs des textes normatifs qui portent des règles (Taylor, 2011). - Enfin, la quatrième caractéristique d’une règle de sécurité c’est la régulation imposée par la source normative externe ou interne. Selon Gilbert de Terssac, cela permet une confrontation de deux origines, favorise des échanges, oblige à créer des relais pour que la règle soit appliquée et exige que le processus d’appropriation soit mis en place pour que les auteurs puissent la mettre en action. Le but n’est pas d’opposer ces deux sources, mais de montrer que les acteurs essaient de trouver des espaces de régulation et transforment ces obligations externes en internes. L’origine exogène peut remettre en cause le fonctionnement de l’organisation. D’un côté la sécurité ne peut pas fonctionner sans règles, mais de l’autre les règles de sécurité ont peu d’efficacité si elles ne font pas l’objet d’une appropriation dans les processus organisants et par les acteurs.

Ces quatre caractéristiques proposées par Gilbert de Terssac montrent que la sécurité et le risque sont définis dans le processus de négociation entre les textes et leur mise en pratique. Les règles prennent sens quand elles sont reconnues et pratiquées. Pour étudier le processus d’organizing et la co-construction des démarches qualité, il faut donc pouvoir saisir non seulement les normes inscrites dans les textes mais aussi leur mise en œuvre.

2.1.3.2 « Pratiquer » la sécurité ou « agir en sécurité »

D’après Elihu Gerson et Susan Star (Gerson, Star, 1986), le problème des procédures et des codes réside dans la conviction qu’il existe des solutions qui marchent à chaque fois qu’on

les applique, dans chaque situation. Ces chercheurs évoquent le fait que nous ne pouvons pas décrire une situation dans son ensemble, d’une façon complète, nous pouvons disposer seulement d’un aperçu instantané d’un processus historique, continu. Il est probable qu’une procédure ne soit applicable dans des circonstances locales, surtout dans les organisations complexes. De ce fait, d’après plusieurs auteurs (Gerson, Star, 1986 ; Gherardi, 2002 ; 2006 ; de Terssac et al., 2009 ; de Terssac, Mignard, 2011) le problème des procédures et des « modèles » doit être résolu dans la pratique.

Selon Valérie Boussard, il existe deux différentes modalités de gestion de risques : type « bureaucratique » et type « professionnel » (Boussard, 2005, p.17). Le type « bureaucratique » est un professionnalisme de l’extérieur qui est défini par des forces externes au groupe. Le deuxième type « professionnel » est défini de l’intérieur, c'est-à-dire construit par le groupe lui-même. Nous proposons d’interpréter ces modalités de gestion de risques en les projetant dans la théorie de la conversation-texte. Nous pouvons interpréter le type « bureaucratique » en mobilisant la notion de texte (Taylor, 1993) compte tenu de son autorité et du pouvoir d’agir. « Dans le premier cas, c’est le respect de la règle qui est vu comme garantissant la sûreté. La formalisation des tâches, le développement de routines standardisées et la prescription de ces modèles sont perçus comme les indispensables moyens d’atteindre la fiabilité de l’organisation. » (Boussard, 2005, p.18). Les textes, comme par exemple les documents normatifs concernant la qualité ou la sécurité, représentent souvent une « force externe » à travers des règles. De plus, ce que nous avons montré dans le premier chapitre, ces règles, comme des « scripts » (Akrich, 1987), formalisent des tâches en définissant le cadre de l’action et de l’espace dans lequel les acteurs sont supposés d’agir (Akrich, 1992). De l’autre côté, les « professionnels » sont censés agir en se référenciant à des textes normatifs, de les mettre en œuvre. Dans le contexte des « organisations hautement fiables » « c’est la compétence professionnelle qui est vue comme susceptible de garantir la sûreté. L’expertise du professionnel, sa capacité à s’adapter à des situations en évolution permanente » (Boussard, 2005, p.18). Cette « évolution permanente » des situations reflète bien l’idée du processus continu de l’organizing.

Souvent les règles et les définitions inscrites dans les textes normatifs présentent comme nous le verrons une vision idéalisée de la sécurité. Nous rejoignons la conception de Gilbert de Terssac que la sécurité est un processus d’interaction entre les acteurs, un « processus permanent de décisions et d’actions » (de Terssac, Mignard, 2011). Selon lui, pour que la sécurité définie dans les règles posées « sur le papier » soient appliquées et efficaces, il faut

qu’elles soient adaptées au contexte et pertinentes au regard du travail à réaliser (de Terssac et al., 2009). Avec Jacques Mignard75, dans son ouvrage publié suite à la catastrophe d’AZF (De Terssac, Mignard, 2011), il interroge les enjeux de la « sécurité effective » qui se joue entre les règles de sécurité et la « sécurité en action ». Les auteurs effectuent une analyse minutieuse de l’évolution des activités de gestion de la sécurité d’AZF au fil des années 1960- 2000 pour montrer comment la sécurité est devenue prioritaire et complexe dans sa mise en œuvre dans les organisations industrielles. « Agir en sécurité » (de Terssac et al., 2009), ce n’est pas simplement appliquer une règle mais prendre la décision s’il faut la mobiliser ou pas ; c’est confronter les règles avec une situation et l’ajuster au contexte. Nous souhaitons souligner l’importance du contexte, d’une situation construite localement, que nous retrouvons continuellement dans les approches constitutives de la communication.

Nous nous inspirons également des travaux de Silvia Gherardi (Gherardi, Nicolini, 2002 ; Gherardi, 2006) qui nous permet d’introduire la question de l’apprentissage organisationnel par et dans la pratique de la sécurité. Selon elle, la « sécurité » (« safety ») est un aspect de la pratique, un résultat organisationnel issu des pratiques de travail. La sécurité ne peut pas être réduite à une somme de compétences de membres individuels qui développent le sens de ce qui est en sécurité (« safe ») (Gherardi, Nicolini, 2002, p.214). C’est quelque chose qui ne peut pas être appris, mais qui est régulièrement pratiqué (Ibid., 2002). On « pratique » la sécurité, et pour « agir en sécurité » il faut aussi apprendre ; apprendre des événements passés, apprendre des incidents et des accidents (de Terssac, Mignard, 2011).

La « sécurité » est le résultat d’une construction constante d’éléments tels que le savoir, les relations, les matériaux qui sont intégrés dans les pratiques du travail (Gherardi, 2006). Puisque « agir en sécurité n’est pas apprendre à appliquer des règles préexistantes, (…) c’est construire un apprentissage qui permette de transformer l’obligation externe qui constitue la règle en une obligation interne » (de Terssac, Mignard, 2011, p.239). Cette construction de la « sécurité » est le moment de repenser la production normative, repenser les règles et leur application. L’apprentissage est ainsi une manière de s’engager dans la sécurité qui vise un double mouvement. D’un côté, il s’agit de « se rapprocher des situations concrètes, des pratiques et des façons de faire des personnes » mais d’un autre côté, de « s’éloigner de la recherche des causes techniques d’un incident ou d’un accident au profit d’une explication des

raisons » qui font agir les acteurs de telle façon et pas d’une autre (Ibid., 2011). Les acteurs doivent s’engager pour pouvoir développer des règles de sécurité.