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Contributions des Approches communicationnelles des organisations (ACO) et des approches de la Communication

3 Communication comme processus organisant

3.2 Rôle des textes dans la co-construction d’une réalité de l’organisation

3.2.1 De l’agentivité aux relations de pouvoir

Les chercheurs relevant de la CCO clament que « nous sommes dans un monde plein d’agentivités »33

(Cooren, 2006). Il n’y a pas que les êtres humains qui peuvent agir, mais également les éléments architecturaux, les objets techniques et textuels. L’action, et en particulier l’action organisationnelle, doit être considérée comme un phénomène hybride (Ibid.). Les interactions sont composées d’agents humains, de collectifs, de systèmes techniques et textuels, puisque les êtres humains n’agissent pas dans un monde dépouillé des artefacts. Ils agissent en relation avec eux, en les associant. En analysant les processus organisants, il faut prendre en compte un ensemble d’agentivités.

Nous rejoignons cette idée d’agentivité, et plus particulièrement d’agentivité de textes qui revient à « attribuer un « faire » à des textes et des documents » (Cooren, 2009). Comment les membres d’une organisation sont-ils menés dans leurs activités par les textes ? En analysant des relations entre les êtres sociaux et les textes, il nous faut prendre en compte deux agentivités, celle de l’acteur et du texte. Tout d’abord, comme le note James Taylor, les humains agissent sur les textes : « Vous exercez votre agentivité sur le texte quand vous vous focalisez sur lui, le reformulez et le retravaillez. Pour parler ou écrire une phrase, vous avez dû apprendre ce qu'est une phrase, comment la construire et comment l'utiliser, comme toute autre technologie »34 (Traduction propre : Taylor, 2010, p.76). Nous pouvons être à l’origine de l’écrit, nous pouvons être l’auteur quand nous créons une forme et un contenu de l’écrit. Nous pouvons également être le destinataire de l’écrit censé le mettre en pratique. Nous agissons sur les textes, et plus largement sur les écrits, en les mobilisant, en les modifiant ainsi qu’en les déplaçant dans le temps et dans l’espace. Nous agissons aussi en les négligeant, en les oubliant ou en les ignorant par défiance. Nous parlons ici de l’agentivité d’un acteur sur les textes.

32 « Is there empirical evidence that text does indeed play such a crucial role in establishing the reality of

organization » (Taylor, 2010, p.90).

33 « We are in a world full of agencies » (Cooren, 2006).

34 « You exercise your agency on text when you focus on it, rephrase it and work it over. To speak or write a

sentence you have had to learn what a sentence is, how to construct it and how to use it, like any other technology » (Taylor, 2010, p.76).

Suivant le même raisonnement, nous pouvons décrire une même action d’une autre façon en mettant la focale sur différentes agentivités (Cooren, 2006). Comme le dit François Cooren (Cooren, 2009), si je suis les consignes d’un texte, « j’accepte en quelque sorte de me laisser guider ». Dans telle situation, « comme un acteur à part entière, le texte vous dicte ce qu'il faut faire, car il fixe les critères de ce qui compte comme textuelles dans un contexte. Une fois publié sous forme de rapport, par exemple, un texte établit un format défini pour le codage de l'expérience (…) »35 (Traduction propre : Taylor, 2010, p.76).

D’un côté nous suivons les consignes inscrites dans les textes, mais de l’autre nous pouvons dire que ce sont les textes (et, à travers eux, ceux qui les ont rédigé) qui indiquent les normes à suivre. Nous pouvons voir que toute interaction est disloquée et dislocable (Cooren, 2009). Ces actions à distance, François Cooren les nomme les « télé-actions » (Cooren, 2006) par lesquelles le texte agit au nom de son auteur : « À travers le mode d’emploi, on peut donc ainsi dire que c’est aussi le fabricant qui téléagit en indiquant au consommateur comment monter l’étagère qu’il a achetée. Selon cette description, le mode d’emploi agit donc au nom du fabricant, lequel ne peut également communiquer ce mode d’emploi qu’à travers une configuration d’ingénieurs, de concepteurs, de rédacteurs, d’éditeurs, de logiciels, d’ordinateurs, d’imprimeurs, de presses, de feuillets, etc. qui agiraient également en son nom. » (Cooren, 2009, p.7). Les acteurs peuvent agir par les textes à travers la distance et le temps (Cooren, 2006).

Le texte est toujours associé à un auteur et à un contexte, mais il peut se détacher de ces circonstances et devenir un objet en soi – une œuvre ou un artefact. « C’est cette distanciation36 produite par le texte (Ricoeur, 1971, 1975, 1986) qui nous permet d’en parler, et d’agir « rationnellement » en conséquence. » (Taylor, 1993, p.55).

L’auteur du texte peut aussi devenir invisible. « ‘L’autorité’ humaine, le fabricant actuel ou l'auteur du texte, peut disparaître de la vue, devenir absent, ce qui fait que c'est le texte qui devient désormais investi de l'autorité, qui est, comme ce qui a été autorisé et ainsi exprime

35 « (…) as an actor in its own right, the text is dictating to you what to do, because it sets the criteria for what

counts as textual in a context. Once published as a report, for example, a text establishes a set format for the encoding of experience (…) » (Taylor, 2010, p.76).

son propre point de vue, constatif et performatif. »37 (Traduction propre : Taylor, 2011, p.1282). James Taylor appelle ces auteurs les « absents (mais présents) tiers »38 (Taylor, 2011). Ils ne disparaissent pas complètement ; ils ne sont pas présents physiquement, ils ne sont pas toujours évoqués lors que nous mentionnons le texte mais ils peuvent apparaître dans un moment spécifique. Quels moments ? Nous pouvons faire l’hypothèse que les acteurs mentionnent les auteurs de textes dont ils font référence dans les cas où ils ont besoin d’un appui fort, d’une autorité qui va rassurer ou justifier ce qu’ils disent, ce qu’ils décident ou ce qu’ils font suite à une décision.

Comme le souligne James Taylor, « les textes sont des artefacts, en ce sens ils doivent être produits par quelqu’un (singulier ou pluriel). Ils ‘incarnent les préjugés des auteurs, leurs partis pris et partialités’ (Wood, 1992, p. 24) »39 (Traduction propre : Taylor, 2011, p.1283). C'est-à-dire que si nous nous appuyons sur un texte, ou les normes qu’il porte, nous faisons également référence à la source de ces normes, ces idées ou ces décisions. Nous ne sommes plus tous seuls dans ce que nous disons mais il y a cet « absent (mais présent) tiers » qui vient, ou plutôt que nous faisons venir, nous soutenir. L’absent tiers est donc rendu présent dans notre discours parce que nous l’évoquons continuellement pour fournir de la justification pour notre propre position ou chacune de nos interprétations (Taylor, 2011).

Selon James Taylor, il existe d’autres situations au cours desquelles les auteurs de textes disparaissent. Il s’agit de situations dans lesquelles les textes « deviennent crédibles, parce qu'ils sont reconnaissables comme fidèles à la réalité objective, à ce qui est perçu. Pour que cette ‘naturalisation’ du texte puisse se produire, pour qu’il ne soit plus ce qu'une personne (ou un groupe) sait, mais ce que chacun sait, Wood suggère que l'auteur doit ‘disparaître’ de la vue, devenir invisible. »40 (Traduction propre : Taylor, 2011, p.1283). Dans ces cas, ces sont des « figures » (Cooren, 2009) qui ont l’autorité et non plus les auteurs. Ces « figures »

37

« The human ‘authority,’ the actual maker or author of the text, may vanish from view, be made absent, with the result that it is the text that now becomes invested with authority, that is, as that which has been authored and thereby expresses its own point of view, constative and performative. » (Taylor, 2011, p.1282).

38

« absent (but present) third party » (Taylor, 2011).

39 « Texts are artifacts, in that they must be produced by someone (singular or plural). They therefore ‘embody

the authors’ prejudices, biases and partialities’ (Wood, 1992, p. 24) » (Taylor, 2011, p.1283).

40 « They become credible, however, only because they are recognizable as faithful to objective reality, as people

perceive it. For this ‘naturalization’ of the text to happen, to be no longer what one person (or group) knows but what everyone knows, Wood suggests, the author must ‘vanish’ from view, become invisible. » (Taylor, 2011, p.1283).

peuvent être des principes, des valeurs, des faits, des collectifs ou des ensembles d’expertise, elles « autorisent celui qui s’autorise ». Comme lorsque la référence est faite aux auteurs dans les discours dans les situations présentées précédemment, ici, mobiliser les « figures » peut donner du sens et surtout du poids aux propos (Ibid., 2009, p12).

Voici comment « les termes "texte" et "autorité" se définissent mutuellement : les textes détiennent de l’autorité, parce qu’ils sont reconnus comme représentant des formulations correctes, pour un temps et un endroit, de la sagesse collective »41 (Traduction propre : Taylor, 1993, p.219).