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CONSTRUIRE UN RÉEL DE TERRAIN : ACTUALISME ET TRACES GÉOLOGIQUES

2.2 CONSTRUIRE LES TEMPS GÉOLOGIQUES

2.2.2 Les obstacles à la perception du temps

Nous avons déjà évoqué les obstacles associés à la perception du temps. Nous les présentons ici dans le détail, en nous focalisant sur les enjeux didactiques qu’ils

soulèvent.

Plusieurs obstacles épistémologiques liés à la perception du temps peuvent être définis :

L’obstacle « fixiste » : le temps est considéré comme sans valeur propre ; il est

non orienté. Il n’est pas envisagé dans sa dimension irréversible. Il renvoie de ce fait aux formes concrétisées du temps que représentent les calendriers, les horloges. C’est un « temps qui passe » dans un monde uniforme : il est détaché du réel. Le fait que ce « temps passe » n’a pas de conséquence sur le monde réel : il produirait seulement quelques variations dans un monde uniforme. C’est la pensée de « l’état stable » qui empêche les élèves d’imaginer qu’un paysage géologique puisse avoir une histoire, c’est à dire soit qu’il soit engagé dans les temps linéaires, le long desquels des processus façonnent les objets géologiques. L’état stable pousse à considérer que tout a toujours été comme aujourd’hui, ce qui permet d’éviter de produire des explications (Orange et Orange, 2004).

« De la même façon, l’idée qu’une roche puisse avoir une

histoire n’est pas évidente pour les élèves (Goix, 1995) ; la question de l’origine d’une roche n’a pas nécessairement de sens pour eux » (Orange et Orange, 2004, p. 31).

L’obstacle catastrophiste : à l’inverse du fixisme, le catastrophisme envisage le

temps dans son irrégularité. Le temps se concentre dans des événements catastrophiques, durant lesquels une grande quantité de faits violents se produisent. C’est ce type d’obstacle qui est utilisé pour produire des phénomènes ad hoc de grande ampleur en géologie. Lorsque les temps longs ne sont pas mobilisés, les temps catastrophiques sont d’un grand intérêt : ils produisent dans des temps courts, « resserrés » (c’est-à-dire des temps à l’échelle humaine) ce qu’aucun phénomène actuel ne semble capable de produire.

Les temps « fixes » et « catastrophiques » semblent pouvoir s’associer facilement et alterner dans les narrations : c’est d’ailleurs un point sur lequel nous auront à réfléchir dans la partie suivante ( 3 page 173) : cette boucle stabilité/changement est constitutive des narrations. L’articulation des obstacles fixiste et catastrophiste conduirait ainsi à ce que nous pourrions nommer un obstacle « péripéties » qui représente cette alternance de phases de stabilité et de phases de changement. Dans la pensée évolutionniste, la théorie des « équilibres ponctués » de Gould et Eldregde (Gould, 2006, p. 1042), qui s’oppose au gradualisme admis dans la théorie synthétique de l’évolution, fait face à des critiques qui la désigne comme théorie « saltationniste ». De ce point de vue, les auteurs s’en défendent clairement (Gould, 2006, 1097). Mais nous pouvons voir dans cette polémique les germes d’un obstacle

épistémologique qui correspond à la difficulté de construire une histoire sans tomber dans le chronotrope ou la péripétie. Le chronotrope enferme dans le chronologique, la péripétie enferme dans le catastrophique.

L’obstacle temps courts : Comme nous avons pu l’aborder dans la partie 1.2

page 45, le temps court, associé en général au temps historique, est le temps de l’existence humaine. Il s’oppose aux temps longs d’un point de vue quantitatif, mais également au temps profond, « insondable » et an-historique. L’obstacle temps court ramène systématiquement la temporalité à celle de l’humanité. En mobilisant des temps «

concen-trés » sur de courtes périodes, cet obstacle répond à l’aporie des temps

longs en les incluant dans l’histoire de l’humanité. C’est un peu comme si le temps ne pouvait exister en dehors de l’existence humaine. C’est là un obstacle majeur qui engage une nouvelle direction dans notre questionnement : construire une histoire géologique reviendrait alors à reconstituer le passé géologique en prenant comme modèle le récit historique. Nous montrerons en effet que la mise en récit constitue un obstacle important à la reconstitution historique du passé géolo-gique. Quelle forme doit prendre dès lors la reconstitution d’une histoire géologique si ce n’est pas celle d’un récit ?

L’obstacle syncrétisme temporel : les difficultés de perception du temps peuvent

conduire à la mise en œuvre d’un syncrétisme temporel qui consiste en un amalgame pratique de formes diverses de temps. La distinction de ces formes de temps étant mise de coté, le temps devient « magique » et répond à outes les problématiques. D’une façon triviale, nous pourrions désigner cette forme de temps sous la formule : « avec du temps tout est

possible ». Le temps magique, en laissant faire les choses, peut donner

naissance à l’ensemble du réel. Les temps longs mal conceptualisés peuvent devenir magique s’ils sont utilisés sans avoir recours à eux selon un mode de nécessité. Les temps longs dans les théories des géologues ont en effet le statut de nécessité, que n’ont pas les temps longs ad hoc qui relèvent d’une pensée magique.

L’obstacle temps causal : cet obstacle a été étudié en profondeur par les

didacti-ciens de la physique, notamment dans leur analyse du « Raisonnement

Linéaire Causal28 » (Viennot, 1993 ; Viennot et Debru, 2003). Il re-pose sur deux constats qui sont faits quand à la façon dont les élèves mobilisent les modes de raisonnement en sciences. D’une part, ces raisonnements sont souvent construits autour d’une seule variable pré-pondérante, qui monopolise la causalité (raisonnement monocausal).

D’autre part, on peut voir apparaitre dans ces raisonnements des formes de causalités construites sur la linéarité : des événements se succèdent, reliés par des « causes » qui relèvent principalement de la temporalité. Les connecteurs logiques sont remplacés par des connecteurs temporels : ensuite, alors, puis. Ces connecteurs temporels gardent, dans ce types de raisonnement une fonction abusive de connecteur logique et impose que les phénomènes étudiés (qui sont en général des processus synchrones) se produisent dans les temps linéaires.

Nous pouvons donc conclure que ce n’est pas la perception du temps en elle-même qui est un obstacle. L’approche didactique de cette question de la perception du temps nous conduit ainsi à montrer que ce sont les procédés utiles29 pour palier les difficultés de perception du temps qui sont des obstacles. Ainsi, en imposant des temps courts humains à la géologie, les élèves qui font face à un problème historique écartent la dimension nécessaire des temps longs. De plus la pluralité des formes de temps ne va pas dans le sens d’une simplification des accès à la temporalité.

Mais dans la géologie, la question du temps ne se pose pas tant dans sa perception que dans sa construction. Et cette construction ne se fait pas seulement dans les formes d’abstraction attachées à la temporalité. Elle prend sens dans une exploration des objets dans leur contexte spatial. C’est là d’ailleurs la spécificité de la géologie que d’associer à une exploration spatiale, une exploration temporelle. Se pose donc la question de la co-construction du temps et de l’espace dans les activités de la géologie.