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CONSTRUIRE UN RÉEL DE TERRAIN : ACTUALISME ET TRACES GÉOLOGIQUES

2.3 ALLER AU-DELÀ DES POSSIBILITÉS DE L’ACTUALISME : LA DÉMARCHE

2.3.1 Les limites de l’actualisme

Du fait de ses affinités avec le fonctionnalisme, l’actualisme parvient vite à ses limites dès lors qu’il s’agit de reconstituer une histoire. Car l’histoire ne peut se construire uniquement sur la mise en œuvre d’un principe qui produit des phénomènes (soit par analogie, soit par nécessité des temps longs). Il s’agit ici de montrer les divers limites de l’actualisme auxquels les géologues, mais pas seulement, se confrontent. Une fois posées ces limites, nous engageons notre hypothèse d’une démarche historique de terrain.

2.3.1.1 Limites épistémologiques et limites méthodologiques

Il est possible d’envisager deux limites atteinte par l’actualisme : (a) une limite qui est liée directement à ses caractéristiques épistémologiques et (b) une limite qui provient des difficultés de sa mise en œuvre dans le contexte de temps longs. Une limite épistémologique

Jusqu’où faire fonctionner l’actualisme ? Peut-il être mis en œuvre dans toutes les questionnements que traite la géologie ? L’actualisme a-t-il un portée universelle ? Dans la mesure où l’on peut considérer que l’actualisme est un méta-principe

de causalité (il dit à quelles conditions il est possible de transposer les causes

actuelles vers le passé), il vient en tension avec la contingence. En effet, en ouvrant à l’utilisation de la causalité, l’actualisme construit des phénomènes, par analogie ou par nécessité de temps longs. Comme nous l’avons dit, mettre en évidence un

phénomène repose sur sa caractéristique de « répétabilité ». Si un phénomène peut être produit après avoir été anticipé, c’est qu’il est en fait « reproductible ». Nous avons défini cette caractéristique par l’idée que c’est l’insertion dans les temps

cycliques qui confère aux phénomènes cette « reproductibilité ». A l’inverse, nous

avons défini les événements comme uniques, non reproductibles, insérés dans les

temps linéaires.

En conséquence, nous considérons que la reconstitution de l’histoire géologique par construction d’événements se fait selon deux modalités possibles :

 l’une mobilise l’actualisme afin de construire des phénomènes. Ces phénomènes

sont ensuite insérés dans la temporalité afin de devenir des événements géologiques. De génériques, les phénomènes deviennent singuliers dans le temps et l’espace : ils sont devenus des événements. Nous désignons ce processus : « construction phénoménologique de l’événement ».

 les limites de l’actualisme étant atteintes, les phénomènes ne peuvent être

construits. Aucune causalité actuelle ne semble pouvoir donner accès à l’ex-plication : ce cas de figure est bien représenté par le problème de l’apparition de la vie sur Terre. Il n’est pas possible de considérer ce moment important de l’histoire de la Terre comme un phénomène : l’apparition de la vie sur Terre n’est pas un phénomène reproductible, même si quelques expériences ont tenté d’en reproduire les conditions physico-chimiques. L’apparition de la vie sur Terre est donc un événement géologique (Orange-Ravachol, 2012). Dans un tel contexte l’événement est devenu nécessaire. Nous désignons ce processus : « construction historique de l’événement ».

Ainsi, le recours à l’actualisme est limité par sa mise en œuvre phénoménologique : utiliser l’actualisme c’est faire rejouer les phénomènes. Or les événements étant uniques « ils ne se jouent qu’une fois ». Tenter de les reproduire, c’est retomber systématiquement dans une recherche du phénomène.

Il semblerait donc que l’actualisme ne soit pas, selon cette conception, le meilleur outil pour penser les événements du passé. Cela vient du fait d’après nous, que la causalité est trop souvent enfermée dans le temps cyclique des phénomènes. Il y a en effet dans les temps cycliques une telle puissance logique du possible, que ce possible en devient une forme de la réalité. Son corollaire, l’impossible, n’existe que dans son contexte « mécaniste ». Le possible et l’impossible sont ainsi pensés selon une logique fonctionnaliste : tel phénomène est « fonctionnellement » possible ou non. Or, dans le cadre d’un problème historique, la production d’un événement ne dépend pas uniquement de son « acceptabilité » fonctionnaliste. Un événement ne se produit pas uniquement parce qu’il est possible. Il se produit car son existence s’actualise effectivement dans le réel sensible. Cet événement s’inscrit donc dans un cadre temporel comme un stigmate dans un cadre spatial. Le pouvoir d’actualisation d’un événement ne suit donc pas la même logique que le

phénomène. Il existe donc un limite importante à l’actualisme, qui est de nature épistémologique. Si l’on considère que sa mise en œuvre peut être envisagée pour construire des possibles « antérieurs » dans un monde en évolution, ce principe uniformitarien ne peut être universel. Cette limite, que nous reconnaissons comme assez subtile ne semble pas remettre en cause l’usage de l’actualisme.

Une limite méthodologique

Une autre forme de limite nous intéresse dans la mesure où elle relève de la méthodologie. Cette limite n’est pas intrinsèque à l’actualisme mais provient plutôt des difficultés de sa mise en œuvre. Cet aspect a été analysé par Orange-Ravachol (2012) qui a montré que les élèves de collège et de lycée, quand ils ont recours à l’actualisme, mettent en œuvre des formes naïves de l’analogie ou bien montre une incapacité à mobiliser les temps longs producteurs de phénomènes. A défaut d’utiliser un actualisme d’analogie exigeant, les élèves mobilisent des ressemblances superficielles et produisent ainsi « facilement » des généralisations. Dans la mesure où ces analogies naïves fonctionnent parfois (voire souvent) comme des théories ad hoc efficace pour produire des explications sur le passé, elles représentent un obstacle important à la pensée uniformitarienne. D’autre part, l’usage des temps magiques pour expliquer les phénomènes de temps longs empêche de construire l’histoire dans son épaisseur : la durée, laissée de coté, ne se construit pas sur des événements reconstitués à partir d’indices. Les temps longs ne sont pas mobilisés comme une nécessité. Au lieu de cela, les élèves ont tendance à prêter au temps des vertus « magiques ».

En conclusion nous insistons sur le fait que l’actualisme se met en place dans un cadre fonctionnaliste, ce qui le rend peu adapté à la mise en œuvre d’une démarche historique. Ses limites épistémologique et méthodologique font que, lors d’une reconstitution historique, l’actualisme devient inutilisable. Comment faire dès lors pour construire l’histoire géologique ? Si l’actualisme reste indispensable, comment faire pour aller plus loin que l’explication fonctionnaliste pour reconstituer l’histoire géologique ? Comment construire l’histoire par mise en œuvre de l’actualisme et insertion dans la temporalité / historialité ?

Comme nous l’avons déjà évoqué, il est nécessaire d’insérer les phénomènes dans un cadre spatio-temporel qui va les singulariser : c’est une façon de reconstituer « ce qui s’est produit » (événement) et de ne pas en rester au « comment cela s’est

produit » (phénomène).

Le long de la linéarité des temps, le possible phénoménal vient en tension avec le

contingent événementiel : les temps cycliques sont alors écartés. Le directionnalisme

s’impose à l’histoire et modifie les règles de mise en œuvre de la causalité. Il s’agit donc maintenant de comprendre comment, dans ce contexte directionnaliste de l’histoire il est possible de penser une reconstitution des événements géologiques.

2.3.1.2 L’hypothèse d’une démarche historique

L’actualisme n’étant pas d’un usage évident, nous émettons l’hypothèse d’une

démarche historique qui permettrait d’envisager l’histoire géologique avant tout dans

sa dimension historique et non pas seulement dans sa dimension fonctionnaliste. Nous pensons en effet que l’actualisme pousse à enfermer les explications dans un fonctionnalisme dans lequel il suffirait d’injecter du temps pour engager une reconstitution historique. Or nous avons dit que le temps est en grande partie une

production de l’histoire. Ce n’est pas lui qui permet de construire l’histoire. C’est

parce que l’histoire se construit et qu’elle accède ainsi à une forme d’existence, que

le temps devient accessible à l’humain. Sans histoire, l’humain ne peut percevoir le

temps.

L’objectif est donc bien de construire l’histoire pour construire le temps, et non l’inverse.

Nous utiliserons donc les termes de « Démarche historique31 » pour désigner la démarche qui consiste à construire une histoire au travers d’une méthodologie exigeante : Fonctionnalisme phénoménologique ; Intra-temporalité/historialité ;

Antériorité/nécessité. Nous considérons ainsi qu’une telle démarche va au-delà de

la portée de l’actualisme et peut seule conduire à une rationalité historique. Voyons comment elle peut être mise en œuvre.

Fonctionnalisme phénoménologique : Toute histoire géologique démarre sur la construction phénoménologique des traces de terrain. Cette construction comme nous l’avons dit suppose de construire les objets géologiques comme des traces du passé. Chaque objet géologique étant considéré comme la production d’un phénomène, une telle reconstitution conduit à proposer une explication fonctionnaliste à l’existence d’un tel objet. Dans cette étape, l’objet de terrain devient objet géologique : d’insignifiant il devient trace, porteuse de sens. La trace est donc un objet géologique construit dans un cadre défini et délimité. Le sens qui lui est donné n’a de valeur que dans ce cadre. Cette étape fondamentale mobilise l’actualisme d’analogie qui permet d’expliquer l’existence hic et nunc des objets dont l’origine est à rechercher dans le passé.

Intra-temporalité/historialité : Les phénomènes construits par l’actualisme conduisent à proposer des explications qui relèvent du possible logique. Or, le fait les traces de terrain aient une existence avérée, elles témoignent d’un événement accompli. Ces traces permettent donc de proposer des explications qui relèvent du possible ontologique : ces traces correspondent à des objets géologiques qui s’insèrent non seulement dans une temporalité (ils se sont

31. Nous réserverons ce terme de « Démarche historique » au cadre précis de mise en œuvre d’un problème historique (problématisation historique).

formés à un moment donné) mais s’inscrivent aussi dans une histoire (des objets les ont précédés, d’autres suivront). Cette deuxième étape qui inscrit les phénomènes dans le temps et l’histoire conduit à produire des événements géologiques. L’événement est ce qui se produit dans un hic et nunc du sujet pensant. L’actualisme permettant de penser ce « hic et nunc » dans le passé. Antériorité/nécessité : l’insertion des phénomènes dans une temporalité ne conduit pas à la rationalité qu’exige l’histoire géologique telle que nous l’avons définie. Celle-ci ne peut se construire qu’au travers de relations de nécessité entre les événements. Nous avons précisé les contraintes liée à une telle construction : il s’agit d’une forme de causalité qui n’écarte pas la temporalité. Ainsi un événement nécessaire constitue une condition de possibilité d’un événement ultérieur. Il se construit donc par nécessité, grâce à une lecture rétrodictive de l’histoire. C’est donc cette « nécessaire antériorité » qui donne une direction à l’histoire. L’histoire est donc tout autre chose qu’une simple succession d’événements. L’histoire correspond à une organisation structurée d’événements qui établissent entre eux des liens de nécessité contraint par la temporalité.

La démarche historique s’articule autour de trois contraintes didactiques, que nous simplifions par le triptyque : phénoménologie/temporalité/nécessité. La prise en compte de ces trois contraintes conduit à la reconstitution d’une histoire géologique rationnelle, au sens où elle se construit sur des raisons clairement établies et mises en cohérences.

L’histoire construite selon une telle démarche est unique. Non seulement la complexité des phénomènes mis en jeu ne peut se représenter de nouveau, mais de plus, le temps sagittal contraignant les événements, l’histoire ne peut se répéter.

Cependant, la mise en œuvre de l’actualisme de temps longs constructeurs de phénomènes, du fait qu’il convoque la temporalité dans un modèle fonctionnaliste conduit à considérer qu’il serait possible d’envisager l’histoire avant qu’elle ne se soit produite. Cette forme d’historicisme représente un obstacle à la démarche historique dans la mesure où il joue le rôle d’un véritable « modèle historique ». Nous insistons donc sur ce point qui constitue selon nous un piège dans la mise en œuvre de la démarche historique, notamment dans le cadre des situations qui nous importent.

2.3.2 Le piège du modèle historisé : un obstacle à la