• Aucun résultat trouvé

GÉOLOGIQUES : UNE GÉOLOGIE DE TERRAIN ?

1.3 LA GÉOLOGIE DE TERRAIN ENTRE LOI ET HISTOIRE

1.3.3 Les modes de raisonnement en géologie

Les modes de raisonnement scientifiques qui fondent les Sciences de la Terre se confrontent à une double approche fonctionnaliste et historique. L’épistémologie de cette discipline nous rappelle qu’elle se nourrit de deux types de sciences : les sciences nomologiques et les sciences palétiologiques. Nous analysons ici successivement les modes de raisonnement de ces deux univers de construction de la science. Nous pourrons ainsi préciser en quoi la recherche des causes géologiques par mise en œuvre de l’actualisme relève principalement du fonctionnalisme et ne répond donc que très partiellement aux exigences de la reconstitution historique.

1.3.3.1 Les modes de raisonnement dans les sciences nomologiques

Les sciences nomologiques étudient les “causes prochaines” (Mayr.E, 1982 in

(Lecointre, 2009a, p. 76). Elles édictent des lois à portées universelles et illimitées dans l’espace et le temps. La physiologie, la chimie et la physique sont des sciences nomologiques. Elles disposent de lois hypothético-déductives pour soumettre les faits à une approche empirique. Les causes prochaines peuvent donc être expérimentées et conduire à la mise en place de théories prédictives. Les Sciences de la Terre, dans la mesure où elles mobilisent souvent les sciences physiques et chimiques s’appuient beaucoup sur des raisonnements de type hypothético-déductif.

Ce raisonnement se caractérise par son ossature très logique qui lui confère une efficience certaine dans la compréhension des causes prochaines. Il est considéré comme rigoureux car les résultats qu’il produit sont irréfutables28, dans le cadre des contraintes qu’il se fixe, mais selon Gohau (1992) : « la déduction pure se réduit

au syllogisme de la logique formelle » et peut de fait tomber dans une forme de

28. L’approche hypothético-déductive est un puissant mode de raisonnement surtout du fait de sa capacité à réfuter, mais la validation d’une hypothèse conserve une part de doute qui “fragilise” l’énoncé scientifique(Gohau, 1992). Ainsi, si les énoncés sont irréfutables dans le régime de contraintes établi pour raisonner, l’hypothèse quant à elle, conserve sa réfutabilité, au sens de Popper.

rigorisme. De plus, ce mode de raisonnement n’est opérationnel que dans le contexte qu’il s’impose pour fonctionner (Lecointre, 2009a). Il y aurait donc une sorte de logique interne dans le raisonnement déductif qui l’empêcherait de fonctionner « en dehors de son cadre de contraintes », rendant toutes généralisations invalides. Le recours systématique à l’hypothético-déductif favoriserait ainsi « la pensée

convergente » (Bomchil et Darley, 1998, p 105) et donnerait accès à une science

trop normalisée.

1.3.3.2 Les modes de raisonnement dans les sciences palétiologiques

Les sciences palétiologiques (ou sciences historiques), qui étudient les « causes ultimes » (Lecointre, 2009a, p. 76) produisent des explications historiques, qui

renvoient à des causes contingentes et qui n’ont qu’une très faible probabilité de se produire de nouveau. La philogénie, la sociologie et l’Histoire entrent dans cette catégorie. Elles ont recours au raisonnement inductif et abductif, ne construisent aucune loi (tout au plus des règles) et n’ont aucune compétence prédictive.

Le raisonnement inductif, telle que le présente (Gohau, 1992, p. 157), « pose de nouvelles vérités mais sans que ces dernières puissent prétendre à la certitude »

(in Bomchil et Darley, 1998, p. 85). Karl Popper la décrit comme totalement indépendante de toute théorie préalable et la déclare inopérante pour faire évoluer la science. L’approche positiviste de l’observation « pure » qui a tendance à imprégner la démarche inductive s’oppose en effet à celle évoquée plus haut et que l’on qualifie de conceptuelle. Mais cette présentation assez caricaturale est critiquée par A.Comte (1835) lui-même : « les lois naturelles sont établies dans la constante

subordination de l’imagination à l’observation » (Comte, 1835). Quoi qu’il en

soit, l’induction apporte du nouveau dans la démarche scientifique (Lecointre, 2009a) et permet donc d’explorer le champs des possibles. La recherche de causes plausibles (Lecointre, 2009a) dans les sciences historiques repose sur cette capacité de l’induction à envisager, nous dirions alors à « conjecturer » (Bomchil et Darley, 1998) des possibles inenvisageables dans une démarche hypothético-déductive. La pensée divergente ainsi sollicitée pour formuler des hypothèses, sans soutien nécessaire de l’observation reviendrait ainsi « à définir la science par l’invention » (Gohau, 1992).

Le raisonnement abductif est celui de l’enquêteur ou de l’historien qui « partent d’états du monde constatés et, par une mise en cohérence de faits ou d’indices, infèrent par abduction les événements qui leur ont vraisemblablement donné nais-sance » (Lecointre, 2009a, p. 75). Umberto Eco nomme ce procédé « la méthode

du détective ». Selon cet auteur : « L’abduction est un processus inférentiel (en

d’autres termes, une hypothèse) qui s’oppose à la déduction, car la déduction part d’une règle, considère le cas de cette règle et infère automatiquement un résultat nécessaire » (Eco, 1992, p. 248). L’abduction, elle, « se construit par conjonction

de la règle avec le résultat, (ce) qui conduit à conclure le cas » (Lecointre, 2009a,

p. 75). Cette approche ne conduit pas à formuler des lois universelles mais plutôt à trouver « une explication capable de désambiguïser un événement communicatif

isolé » (Eco, 1992). Ce mode de raisonnement est très sensible au contexte dans

lequel se fait l’inférence (le possible, le probable) : le cadre de référence dans lequel se construit l’explication parait donc fondamental pour proposer une règle, c’est à dire un « possible »29. Il s’oppose donc, comme Eco le signale, à l’approche hypothético-déductive qui apporte des réponses rigoureuses mais valables unique-ment dans le régime de contraintes imposées par la règle. Ce type d’inférence

abductive permet donc de proposer ce qui est plausible, possible, probable. Donc,

tout comme l’induction, il ouvre l’univers des possibles.

1.3.3.3 La prise en charge des causes par l’actualisme est de nature fonctionnaliste

La prise en charge des causes en géologie se fait comme nous l’avons déjà évoqué au sein de deux approches différentes : dans une approche fonctionnaliste, les causes recherchées ont un statut « mécaniste » ; elles correspondent à des causes physico-chimiques, expérimentables ou mesurables en général. Dans une approche historique, la causalité ne relève pas du mécanisme mais de l’antériorité. Les événements se succèdent dans un ordre précis : ils se positionnent dans le temps (temporalité) et s’ordonnent dans un ordre précis (historialité).

Nous comprenons dès lors que le recours à l’actualisme est typiquement fonc-tionnaliste. Il ne permet donc pas de procéder véritablement à la reconstitution de l’histoire géologique. Ces limites de l’actualisme doivent donc être franchies. La démarche historique consiste donc à franchir ces limites et à rechercher, au delà de l’approche fonctionnaliste, les conditions de possibilité des événements : c’est à dire les conditions nécessaires à ce que se produisent ces événements.

Or la perception de l’accomplissement d’un événement dans la réalité relève d’une actualisation. Cette actualisation prend deux sens sensiblement différents : c’est à la fois la production de l’événement dans le réel du sujet (dimension ontologique de l’actualisation) mais aussi la perception des traces de cet événement (dimension épistémologique de l’actualisation). Que cet événement se « produise » ou « se soit produit », cela change peu notre acception car nous considérons que nous ne le percevons qu’au travers de traces perceptibles qui nous permettent de remonter à son origine, c’est à dire ce qui a fait qu’il s’est produit. Ainsi, ce qui était de l’ordre du « possible » devient « réel » au sens où il se produit dans l’actuel, c’est-à-dire dans le présent du sujet pensant. Expliquer le présent d’un objet revient donc à comprendre comment, depuis une existence possible il est passé à une

existence réelle. La géologie est donc en tension entre le réel (tout ce qui est possible) et l’actuel (tout ce qui existe dans le monde perceptible). Mais dès lors que l’actuel existe, il appartient au passé du sujet. D’abord au passé immédiat, puis au passé proche puis enfin au passé lointain. Le principe de l’actualisme s’applique indifféremment aux objets du passé immédiat, proche ou lointain : la causalité que l’on pourrait reconstituer afin d’expliquer l’origine de l’événement qui s’est produit est envoyée vers le passé pour expliquer l’actuel.

La géologie mobilise donc potentiellement ces trois types de raisonnements, selon sa façon de prendre en charge les causes.

L’approche déductive offre une rigueur scientifique mais ne produit aucune innovation : le passé se construit donc sur un actuel transposé, ce qui est désigné par « principe des causes actuelles » ou actualisme. Le virtuel et l’actuel transposés semblent être des éléments fondamentaux des modes de raisonnement en géologie. La mise en œuvre de ce doublet virtuel/actuel transposé, qui constitue en fait le principe méthodologique de l’actualisme, permet de procéder à une recherche des causes du passé : les virtualités constituent le cadre théorique de réflexion pour imaginer les possibles. La transposition du présent permet de contraindre la construction d’un registre empirique passé.

Les raisonnements inductif et abductif proposent quant à eux une ouverture vers des virtualités qui envisagent des « passés possibles » et qui permettent ainsi de construire le passé à partir d’un présent « reconfiguré » et non pas seulement transposé.

Il semble donc que ce soit par une articulation des modes de raisonnement que la géologie puisse s’engager dans des reconstitutions historiques en exploitant des indices de terrain. Mais pour être plus précis, c’est la mise en œuvre du raisonnement hypothético-déductif (qui prend appui sur le principe de l’actualisme) associée à un raisonnement abductif (mettant en cohérence les indices de terrain) qui permet de reconstituer la succession des événements géologiques dans l’espace et le temps.

Conclusion : mobiliser un non-actuel géologique de terrain,