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GÉOLOGIQUES : UNE GÉOLOGIE DE TERRAIN ?

1.1 LA GÉOLOGIE DE TERRAIN ET LA QUESTION DU RÉEL

1.1.1 La problématique de la perception du réel

Le sens commun attribue à l’expérience vécue une importance démesurée quant à sa capacité à appréhender le réel. La perception sensible de « ce qui est » est considérée comme un processus fiable pour déterminer le réel, autant dans ses contours, son apparence, que dans son « essence ». Et parmi les différentes approches sensibles qui permettent d’appréhender ce réel commun, le sens de la vision fait preuve d’une écrasante supériorité sur les autres sens. Il suffit de voir pour croire ! 1.1.1.1 Réel perçu/réel construit

Pour aborder cette question du réel, nous nous plaçons résolument dans une approche constructiviste (Piaget, 1986 ; Dupin et Johsua, 1993, p. 93) qui constitue un cadre théorique général de la didactique des sciences que nous mobilisons dans nos recherches. Cela signifie que nous considérons fondamentalement le réel comme une construction de la pensée et non comme une perception. Ce constructivisme piagetien, considéré, du point du vue du langage, comme une troisième voie entre nativisme (Innéité du langage de Chomsky, 1968) et empirisme (premières formulations par Saint Augustin1), est considéré ici dans sa dimension

1. Dans ce contexte, l’empirisme de St Augustin porte sur l’acquisition du langage, qu’il considère comme issu d’un apprentissage qui se fait uniquement par imitation (Lestage, 2009)

autorégulatrice des constructions cognitives : l’autorégulation est un mécanisme

d’adaptation des constructions cognitives du sujet à la conquête de tout son univers (Lestage, 2009, p. 15).

Le sens commun pose trop rapidement qu’il suffit de voir pour savoir. D’un point de vue épistémologique, nous considérons que les approches empiristes2 et positivistes3, qui ont tendance à imprégner les savoirs de sens commun, sont particulièrement mobilisées dans les situations définies comme « en contact direct

avec le réel » que nous étudions. Ces approches sont à considérer comme de

véritables obstacles à l’approche de terrain que nous comptons défendre ici. Nous considèrerons que le réel se met en place au travers de tout un ensemble de « théories a priori » qui en constituent les représentations. Ces représentations que nous nous faisons du monde ne sont pas de simples images. Elles en sont des interprétations, influencées par la mémoire, la sensibilité, l’affect. Mais également découle de cela que :

« Toute connaissance, y compris nos observations, est imprégnée de

théorie » (Popper, 1991, (18.) p. 133).

De ce point de vue, nous inscrivons nos travaux de recherche dans une approche résolument rationaliste du savoir scientifique (Bachelard, 1949 ; Popper, 1991).

La perception du réel est donc à considérer comme une construction mentale, influencée par nos représentations antérieures du monde. Avant toute observation, il y a une théorie qui guide l’activité perceptive et la construction des images du monde. Dans le cas des situations de terrain qui nous intéressent, la soi-disante « observation directe » du réel ne peut donc pas être considérée comme une activité donnant accès aux objets du monde. Il est donc nécessaire de construire notre questionnement sur les représentations pré-existantes à toute observation de terrain. Ainsi nous devons préciser comment, par la verbalisation, il est possible de passer

2. Nous pourrions considérer l’empirisme comme une forme de primat des faits sur la théorie ; l’empirisme se caractérise principalement par sa confiance absolue dans les faits empiriques, et dans sa défiance des approches métaphysiques (Deleule in Lecourt, 2006, p. 400). L’usage des sens est ainsi considéré comme le seul véritable processus scientifique qui donne accès à la connaissance, la théorie n’en étant que le résultat ou l’expression clairement construite.

3. Le positivisme tel que le conçoit Auguste Comte, qui en a défini la forme « scientifique », consiste en une recherche spéculative des causes, stimulant ainsi « le premier essor contemplatif » (Lecourt, 2006, p. 870) afin de constituer des lois de la nature. En écartant la question du pourquoi, l’esprit devient « positif ». Le terme tend ainsi s’opposer au « négatif », car « la vraie

philosophie moderne est destinée, par sa nature, non à détruire mais à organiser » (Lecourt,

2006, p. 871). Par la pensée positive, il s’agit de s’écarter de toute approche métaphysique ou de toute autre approche que celle qui consiste à relier les faits réels avec les lois de la nature. « Seuls

les faits d’expérience et leurs relations peuvent être objets de connaissance certaine » (CNRTL,

http://www.cnrtl.fr/definition/positivisme ; consulté en septembre 2018). Le positivisme n’en est pas pour autant un empirisme : il « n’explique nullement en effet la genèse de la connaissance à

de l’observation à la description des objets du monde.

1.1.1.2 Observer et décrire le réel : les limites de l’approche phénoménologique

Nous cherchons ici à préciser en quoi la verbalisation de l’activité de perception du réel permet une première approche du réel par la mise en œuvre d’une activité descriptive qui, nous l’expliquons, relève de la phénoménologie. Nous présentons en quoi cette phénoménologie atteint ses limites dans le cas des sciences empi-riques et nous considérons une forme plus pertinente de phénoménologie, qui entre en cohérence avec la rationalité bachelardienne des énoncés scientifiques. Cette « phénoménotechnique » bachelardienne suppose que l’activité descriptive ne soit pas issue d’une simple perception mais d’une véritable activité de vérification du réel. Nos positionnements dans cette phénoménotechnique nous conduisent enfin à définir quelques apports de la psychologie de Bruner (1996) à notre questionnement sur la perception du réel.

L’activité descriptive comme première approche du réel

Nous situons nos recherches dans une perspective résolument constructiviste, mais nous nous questionnons déjà à ce stade de notre travail sur l’approche

phénoménologique (Lecourt, 2006, p. 854) qui est susceptible d’être mise en œuvre

dans les situations de « confrontation directe avec le réel » que nous avons définies en premier approximation des situations de terrain que nous étudions. Dans une telle approche, nous serions amenés à considérer que le « réel » des objets du monde n’existe qu’au travers de l’expérience vécue par le sujet qui en observe l’« apparaitre » (Lecourt, 2006, p. 854). En effet, selon Husserl (Husserl, 1985), qui en a développé la thématique, un observateur ne peut se faire une idée d’un réel « en soi » ; il peut tout au plus se faire une idée d’un réel qui n’existe qu’au travers d’une « sphère d’apparaitre » (Lecourt, 2006, p. 855). La phénoménologie est donc à considérer comme l’activité descriptive qui permet d’appréhender le réel

tel qu’il nous apparaît. Le phénomène représente alors l’ensemble des descriptions

que la pensée peut mettre en place dans son rapport à l’objet et à son existence. Par phénomène, est désigné également ce qui s’oppose au noumène, l’« objet en

soi ». Si nous considérons effectivement que l’activité de perception donne accès

au phénomène, nous nous fixons comme hypothèse de travail que c’est l’activité

rationnelle de la pensée qui conduit « à une réalisation effective du noumène »

(Bachelard, 1934, p. 17).

Il nous parait cependant interessant pour nos recherches d’évoquer deux formes de la phénoménologie qui conduisent selon nous à une rationalité dans les sciences empiriques : l’une, non-husserlienne, que nous empruntons à Bachelard (1953) dans

son approche d’une phénoménologie de l’imagination créatrice (Wunenburger, 2012)4 qui nourrit son matérialisme rationnel de la science moderne ; l’autre qui nous vient de Ricœur (1983) qui a beaucoup travaillé sur la phénoménologie de Husserl. Le recours à ces deux auteurs, même s’ils diffèrent de part leur approche de la phénoménologie, nous permettra de questionner nos situations dans leur double objectif de description du monde géologique et de reconstitution historique. Nous voyons que se profilent déjà deux axes importants de nos recherches : l’un concerne la description de paysages géologiques, qui nous conduit à mobiliser la phénoménologie comme mode de « perception » du réel ; l’autre concerne l’« histoire géologique », qui suppose que l’on considère ce paysage comme le résultat d’une histoire, ayant des roches et des fossiles comme acteurs principaux, engagés dans des événements, dans des « péripéties », que l’on tente d’ordonner chronologiquement et causalement.

La double articulation perception du réel /reconstitution historique nous conduit dès à présent à convoquer un auteur clef de nos recherches, Bruner dans la mesure où il a travaillé non seulement sur la psychologie des apprentissages (Théorie de la perception) mais également sur le récit, dont nous aurons l’occasion de longuement reparlé dans les pages qui suivent.

La géologie, dans ses « prémices », s’est constituée sur des formes de réel qui avaient peu à voir avec l’univers matériel. À ses débuts, la géologie s’affranchissait de la réalité des objets dont elle essayait de reconstituer l’histoire. L’imaginaire et le mystique se côtoyaient dans des formes de narration du passé qui se construisaient difficilement à partir de faits réels. Mais nous pouvons dès lors nous poser la question du statut des objets actuel de la géologie moderne : qu’ont-ils de réel ? et le sont-ils davantage que ceux qui constituaient les premiers objets d’études de la géologie ? Quelle réalité différente donne-t-on aux objets actuels de la géologie ?

La question qui se pose est donc celle de l’« actualité » du réel. Elle se pose donc comme un point central de notre étude. Dans la mesure où nous cherchons à montrer les spécificités des situations « de terrain » qui mobilisent a priori une forme de réel particulière, que le sens commun a l’habitude de considérer comme une « évidence matérielle », « naturelle » et « authentique », nous allons être amenés à questionner cette dimension de l’espace-temps qu’est la réalité matériel

des objets géologiques de terrain. Il s’agit de se poser ici la question : en quoi les

objets de géologie sont-ils réels ? Qu’est-ce qui constitue la réalité des objets de la géologie ? Nous montrerons que pour répondre à cette question, la « réalité » doit être explorée non seulement dans sa dimension matériel (et donc aussi : spatiale)

4. Le statut de « non-phénoménologue » de Bachelard ne fait pas l’unanimité chez les auteurs. Nous empruntons l’idée que Bachelard a mis en œuvre une phénoménologie de l’imaginaire à Wunenburger (2012). Cette idée suppose que dans l’œuvre de Bachelard, la poétique et la science se croisent dans une sorte de « science de l’imaginaire » capable de « produire du sens au delà

mais également dans sa dimension historique (temporelle). L’existence « actuelle » des objets géologiques se pose effectivement en tant qu’objet matériel, prenant place dans l’espace géologique, mais aussi en tant que trace du passé, prenant place dans les temps linéaires, ou pour le dire autrement, dans une histoire.

Explorer l’empirie relève d’une phénoménotechnique

Il n’est cependant pas possible pour nous d’en rester à une simple approche descriptive. Il est donc important pour nous de restreindre fortement l’acception de la phénoménologie telle qu’elle est habituellement considérée dans la philosophie des sciences. En effet, nous avons déjà dit que si l’activité descriptive permet une première approche du réel, nous pourrions dire dans ses contours, elle ne saurait suffire à la construction de savoirs scientifiques rationnels. Bien au delà de cette activité descriptive il faut donc s’engager dans une approche de vérification du

réel pour reprendre les termes de Bachelard (1934, p. 15). Cette vérification passe

grandement par l’instrumentation ; or « les instruments ne sont que des théories

matérialisées » (Bachelard, 1934, p. 16). Mettre en œuvre une théorie par

l’instru-ment relève de ce que Bachelard (1928, p 60) nomme un matérialisme technique. Ce matérialisme technique nous intéresse dans la mesure où il correspond à « une prise

de contact » avec l’actualité d’un fait, ajustant théorie et expérience. Le recours à

l’instrumentation afin d’observer, mesurer, quantifier des éléments de l’empirie, traduit cette dimension technique du matérialisme5 que définit (Bachelard, 1953).

« La véritable phénoménologie scientifique est donc bien essentiellement

une phénoménotechnique. Elle renforce ce qui transparaît derrière ce qui apparaît. Elle s’instruit par ce qu’elle construit (Bachelard, 1934,

p. 17).

Bachelard nous dit ici que la phénoménologie n’a de sens que dans une sorte d’« élan de construction » qu’il oppose à l’attitude oisive qui se contente d’observer et qui s’en tient à la seule perception du phénomène « en surface ». Or, c’est en « intégrant au concept les conditions de son application » que la pensée conduit à une véritable phénoménologie scientifique. Le recours, alors, à des instruments scientifiques rigoureusement sélectionnés, c’est à dire un ensemble de techniques « configurés » amène ainsi à effectuer « un couplage entre l’abstrait et le concret » (Lecourt, 2002, p. 70).

Le rationalisme bachelardien (Bachelard, 1949), que nous mobilisons ici, nous permet de préciser une dimension fondamentale des situations que nous étudions, que les didacticiens énoncent comme « le primat de la théorie sur le fait » (Dupin et Johsua, 1993, p. 46). Un enjeu fort de nos recherches est en effet de montrer

5. Nous verrons que cette approche nourrit fortement la construction de phénomènes, mais pose un réel problème dans l’approche historique qui intéresse notre étude.

que se confronter au réel de terrain relève systématiquement d’un cadre théorique de référence (Popper, 1991) (et donc de toutes les abstractions qu’il mobilise) qui conditionne non seulement l’observation en tant qu’activité de perception, mais également les représentations que le sujet se fait de ce réel. Ainsi, nous considérons en nous appuyant sur Popper que les expériences d’observation « ne

sont ni "directes", ni "immédiates", et elles ne sont pas fiables »(Popper, 1991, p.

135).

1.1.1.3 Bruner : les apports de la psychologie à notre cadre théorique L’approche de Bruner nous intéresse particulièrement du fait qu’il développe une véritable « Théorie de la perception » (Bloch et al., 1991) : un sujet qui perçoit le monde se trouve dans un « état préparatoire à la perception ». Les expériences vécues ainsi que les événements qui viennent de se produire placent le sujet dans un état « central directeur [qui oriente] la sélection et le traitement des informations

véhiculées par les stimulations » (Lestage, 2009, p. 1). Nous retenons ainsi que

selon Bruner (1987), la perception est catégorielle, inférentielle et prédictive. Une idée forte est que, quelques soient les expériences perceptives des individus, il y a toujours identification de l’objet ; il n’est pas de perception totalement inclassable (Lestage, 2009, p. 2).

Le perception est une sorte d’expérimentation par le sujet : celui-ci émet une hypothèse sur la nature de l’objet observé, hypothèse qui sera confirmée ou non grâce aux stimulations perçues. L’attente perceptive (confirmée ou modifiée) conduit à proposer des inférences catégorielles pour l’objet observé. Cette stratégie de catégorisation permet de classer les objets du monde :

 soit en focalisant (focusing) sur les propriétés d’un objet et en les confrontant

à un cadre de référence, ce qui correspondrait à une sorte de déduction.

 soit en balayant (scanning) les propriétés des objets et en proposant des

hypothèses de classement par mise en cohérence, ce qui se rapproche du raisonnement abductif (ou démarche de l’enquêteur, Eco, 1992, p. 248). Le classement d’un objet dans une catégorie conduit à lui inférer des propriétés, notamment des propriétés qui n’étaient pas perceptibles. Ces propriétés lui sont associées du fait de sa catégorisation et non du fait de sa perception : la lourdeur d’une pierre en granite, ou bien sa rugosité peuvent être appréhendées sans qu’il y aie eu contact tactile avec l’objet. Le placement de cette pierre dans la catégorie des roches conduit à inférer sa lourdeur et sa rugosité. Ces inférences ont ainsi une valeur prédictive :

« [...]le sujet est un observateur actif qui explore le monde et lui attribut

du sens en fonction de ses attentes et de ses cadres de références ou "schèmes" perceptifs » (Lestage, 2009, p. 2).

La capacité à mettre en œuvre ces processus de perception du monde se développe progressivement chez l’enfant et perdure chez l’adulte qui dispose ainsi, selon Bruner (1996) de trois modes d’activité cognitive vis-à-vis du réel :

Le mode énactif qui correspond à une information de type procédural. Il ne mobi-lise ni symbole, ni image, ni signe.

Le mode iconique est celui qui mobilise une information en terme d’images. Ces représentations, indépendantes des actions, et servant de prototypes aux classes d’événements, jouent un rôle de pré-conceptualisation.

Le mode symbolique est celui des symboles et de l’abstraction : il constitue

l’ou-tillage des représentations, et il est fortement dépendant du langage. Ces considérations sur les représentations du monde nous conduisent à voir un rapprochement possible avec la distinction des deuxième et troisième mondes de Popper (1991) : Bruner accepte volontiers d’ailleurs cette distinction entre le monde des croyances personnelles, des pressentiments (2nd monde) et celui du savoir justifié, objectif.

En conclusion nous insistons sur le fait que le réel ne se perçoit pas : il se construit. L’observation n’est pas une activité qui fait entrer dans la pensée des images du monde. C’est une activité de prescription de nos représentations sur le monde. De plus dans une approche phénoménologique, le monde nous apparaît dans son incomplétude : seuls quelques éléments caractéristiques, dépendants en grande partie de nos représentations, mais pas seulement, nous donnent accès aux objets du monde. Cette « sphère d’apparaitre » des objets provient de cadres théoriques pré-construits qui gouvernent chacune de nos expériences du monde. Ainsi, nous faisons ici clairement le choix d’une phénoménologie non-husserlienne : il s’agit pour nous de mettre en œuvre l’approche phénoménotechnique de Bachelard en procédant à un rapprochement avec la phénoménologie de Ricœur.

Si les objets géologiques ne sont perceptibles qu’au travers de théories pré-existantes, c’est-à-dire qui sont mobilisées dans le cadre d’une phénoménologie (objet = trace d’un phénomène), nous devons nous questionner sur ce que sont ces théories pré-existantes. Et quels rapports ces théories pré-existantes développent-elle avec la réalité des objets géologiques que nous souhaitons voir repositionner dans les temps ?

Nous devons donc maintenant comprendre les rapports que les théories scien-tifiques développent avec le réel. Et il s’agit surtout pour les situations que nous étudions de dire en quoi le réel de terrain ne se réduit pas au réel sensible.