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Temps géologique et obstacles épistémologiques

7. Obstacle psychologique à concevoir le temps à grande échelle

Contrairement à Stenon et Burnet, Buffon a dépassé de loin l’obstacle religieux sur la durée de la création de la terre. Il affirme que l’ « ouvrage des six jours ne peut s'entendre que comme une formation, une production de formes tirées de la matière créée précédemment » (G.-L. De Buffon, 1778, p 33). Il voit qu’il a y a deux temps dans le livre sacré : un temps de la création de la matière et un temps de la production de la lumière. Buffon était convaincu que les six jours cités devraient être non semblables aux nôtres, ni même a des jours de lumière et qu’il est plus logique de les entendre comme six « espaces de temps » ou « six intervalles de durée ». Il se posa plusieurs questions pour donner une certaine légitimité à ses

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convictions religieuses. «C’est son intérêt pour Newton qui a conduit Buffon à poser à la nature des questions nouvelles et à formuler les hypothèses fécondes » (G. Cangulihem, 1992). Il a pensé à l’usage de l’imparfait dans l’Ecriture comme preuve de l’immensité du temps. Il a dit, en interprétant certains passages, que « c'est pendant un long espace de temps que la terre a été informe et que les ténèbres ont couvert la face de l'abyme » (G.-L. De Buffon, 1778, p30). Buffon voit que la lettre tue quand elle est contradictoire avec la raison et la vérité des faits, cette vérité qui selon lui vient de Dieu. Ses questions et ses explications semblent être non contradictoire avec la Bible et ne donnent pas l’occasion aux hommes de l’église de critiquer ses observations et ses recherches qui les considèrent non différentes des vérités révélées. Pourquoi dit-il nous refusons ce temps puisque Dieu nous le donne par sa propre parole. Par respect à l’Ecriture ou par peur de l’église, Buffon s’est voulu se débarrasser d’un obstacle religieux bloquant l’avancement des sciences pendant des siècles. A-t-il réussi ? Oui, mais pourquoi il n’a pas avancé des âges de la terre reflétant sa réflexion? En lisant « histoire et théorie de la terre » ou « des époques de la nature », nous apercevons l’importance qu’il accorde à la notion du « temps » à travers les âges du globe qu’il a proposé. Nous analysons quelques passages traitant le temps afin d’identifier l’obstacle non franchis par Buffon.

En 1744, Dans « histoire et théorie de la terre » Buffon a construit une interprétation historique du globe terrestre concernant sa constitution intérieure. Il annonça que « Les changements qui sont arrivé au globe terrestre depuis deux et même trois mille ans, sont fort peu considérables en comparaison des révolutions qui ont dû se faire dans les premiers temps après la création» (G.-L. de Buffon, 1744, p77). Nous remarquons qu’il est conscient de l’immensité du temps écoulés depuis la création cependant il hésite sur la date des changements, elle est de « deux ou trois mille ans ». Ces hésitations se répètent tout au long de son texte. Selon lui il a fallu des années pour la production d’une telle épaisseur de la terre. Il considère que la terre nous habitons « a été longtemps sous les eaux de la mer » (G.-L. de Buffon, 1744, p 81). Une autre doute à propos des changements du globe, conséquence du déluge universel, c’est qu’ils pourraient être faits dans un temps court ou il a fallu peut-être beaucoup de temps, mais enfin il s’est fait. Sa conception du temps n’est pas claire, mais il a tendance à favoriser une dimension temporelle immense. Le temps dont il parle devrait être très long comme il le signale dans ce passage «Avec le temps les golfes deviendront des continents, les isthmes seront un jour des détroits, les marais deviendront des terres arides, et les sommets de nos montagnes les écueils de la mer » (G.-L. de Buffon, 1744, p106). L’explication de ces changements dans son « histoire » montre que le temps long est toujours

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présent dans sa pensée, cependant il n’a annoncé que rarement des chiffres de quelques mille ans. Semble-t-il confronter un obstacle psychologique à concevoir l’immensité du temps dont il parle ?

Dans les « Epoques de la nature », Buffon propose l’histoire du globe en sept étapes : lorsque la terre et les planètes ont pris leur forme, lorsque la matière s'étant consolidée a formé la roche intérieure du globe, ainsi que les grandes masses vitrescibles qui sont à sa surface, lorsque les eaux ont couvert nos continents, lorsque les eaux se sont retirées, et que les volcans ont commencé d'agir, lorsque les éléphants et les autres animaux du midi ont habité les terres du nord, lorsque s est faite la séparation des continents et enfin lorsque la puissance de l'homme a secondé celle de la nature. L’usage de la conjonction de subordination « lorsque » introduit une proposition subordonnée de temps au passé indiquant un moment précis du passé. Or les faits qu’il aborde ne peuvent être précis parce qu’il s’agit de phénomènes qui s’étendent sur des intervalles ou périodes de temps. D’ailleurs, Buffon (1778, p38) affirme que « les vérités de la nature ne devoient paroître qu'avec le temps ». Il considère le passé comme la distance où notre vue y décroît, et s’y perdroit même. Remonter à quelques siècles dans ce passé, selon Buffon, ne fait qu’augmenter les incertitudes et les erreurs sur les causes des évènements. La peur de l’erreur et de l’incertitude sont principalement des causes qui ne laissent pas Buffon augmenter le temps à une échelle plus grande, son temps est resté coincé entre des siècles et quelques mille ans. La comparaison des monuments14 et des faits15 lui a permis de distinguer les quatre ou les cinq premières époques « dans la plus grande profondeur du temps » à travers duquel nous descendons du sommet de l’échelle jusqu’à nos jours. Il y a trois cent soixante mille ans que les éléphants ont séjourné en Sibérie. En ce moment la terre tournoit sur un axe de 45 degrés de celui sur lequel elle tourne aujourd'hui. Ces deux affirmations il les a rejeté à cause de l’insuffisance de son explication.

Après une liquéfaction causée par le feu, il a fallu du temps pour que le globe se refroidisse. Ce temps devrait être différent de six ou huit mille ans avancés par le livre sacré. « Il faut du temps pour que le feu, quelque violent qu'il soit, pénètre les matières solides qui lui sont exposées, et un très-long-temps pour les liquéfier » (G.-L. de Buffon , 1778, 42). La comparaison de la chaleur des autres planètes à celle de la terre a montré que le « temps de l’incandescence » et celui de la chaleur du globe terrestre a duré trente-sept mille deux cents six ans. L’objection sur la très longue durée du temps, pourquoi se lancer dans un espace

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Les monuments qu'on doit regarder comme les témoins de ses premiers âges. 15

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vague de durée de cent soixante huit mille ans, a poussé Buffon de répondre que l’âge de la terre est de soixante quinze mille ans et la nature vivante doit subsister pendant quatre vingt treize mille ans. Il a du souci d’avoir peut être raccourci cette durée, elle pourrait être plus longue. Il s’est posé alors les questions suivantes : «Pourquoi l'esprit humain semble-t-il se perdre dans l'espace de la durée plutôt que dans celui de l'étendue ?» (G.-L. de Buffon, 1778, p 67). « Pourquoi cent mille ans sont-ils plus difficiles à concevoir et à compter que cent mille livres de monnaie ? Nous avons peine à nous former une idée de mille ans, et ne pouvons plus nous représenter dix mille ans, ni même en concevoir cent mille» (G.-L. de Buffon, 1778, p 68). Cette liste de questions, et bien d’autres, prouve non seulement que les contemporains de Buffon ont du mal à concevoir l’immensité du temps, mais que Buffon lui-même doute aux chiffres qu’il avance, il espérait les augmenter après avoir étudié plusieurs arguments. Dans la deuxième époque, il propose deux mille neuf cents trente ans avant que le globe se consolide entièrement. Frappé par l’immensité de l’épaisseur des sédiments observés sur la côte normande (France), il éleva l’âge de la terre à cent mille ans, «il s'est peut-être passé vingt-cinq mille des premières années avant que l'eau, toujours rejetée dans l’atmosphère, ait pu s’établir à demeure sur la surface du globe » (G.-L. de Buffon, 1778, p73). Buffon conscient que l’esprit humain est trop limité pour comprendre l’immensité du temps, n’a pu pousser la « durée absolue » de la « belle nature » qu’à cent trente deux milles ans.

Cette lecture brève qu’elle soit nous a permis de prouver que Buffon s’est débarrassé d’un obstacle religieux à concevoir l’immensité du temps mais il a été confronté à un obstacle psychologique qui a limité ses souhaits de donner à la terre un âge plus quelques cent mille ans. Tenant compte de leur âge et de leurs connaissances à propos du temps géologique, nos apprenants pourraient-ils confronter ce type d’obstacle dans l’explication de certains phénomènes géologiques ?

Tableau 9 : un exemple d’obstacle psychologique à concevoir le temps géologique

Critères Exemples

Hésitation sur les dates de changements

Peur de l’erreur de l’incertitude Question sur l’esprit humain Difficulté de gérer 100 mille ans

Deux ou trois milles ans

La terre était longtemps sous les eaux : dimension temporelle immense

Quelques siècles : augmentation de l’incertitude Trois cent soixante mille ans : éléphants en Sibérie six ou huit mille ans, temps de refroidissement du globe

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