LA PSYCHANALYSE AVEC LES ENFANTS : HISTOIRE, THÉORIE, CLINIQUE
II. Hermine Hug-Hellmuth
2. Objets transitionnels et phénomènes transitionnels
Son expérience clinique dans le champ de la pédiatrie lui permet d’observer le
phénomène transitionnel chez les jeunes enfants. Dans son article sur Le développement affectif primaire7 il envisage la succion du pouce et s’interroge sur l’autoérotisme et la
relation d’objet : « On ne peut expliquer ces phénomènes si ce n’est en se fondant sur le
fait qu’on s’efforce, en agissant ainsi, de localiser l’objet (le sein, etc.), pour le tenir à
mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur. Il s’agit d’une défense contre la perte de
l’objet soit dans le monde extérieur, soit dans l’intérieur du corps, c’est-à-dire contre la
perte du contrôle sur l’objet. Je ne doute pas que l’activité normale de succion du pouce
ait aussi cette fonction. L’importance de l’élément autoérotique n’apparaît pas toujours
clairement et il est certain que l’utilisation de la sucette ou du poing devient bientôt
nettement une défense contre les sentiments d’insécurité et d’autres angoisses d’une
espèce primitive8. » Sa publication Objets transitionnels et phénomènes transitionnels9 est la plus célèbre de ses contributions théoriques introduisant une nouvelle dimension concernant la relation d’objet (18). Winnicott nomme objet transitionnel, la première
possession non-moi de l’enfant : il s’agit du pouce, d’un jouet doux, d’une pièce de tissu
ou de couverture qui se trouve entre ce qui est perçu objectivement et subjectivement. Ce n’est pas un objet interne au sens kleinien, ni un objet externe.
L’enfant part de la succion des doigts, du pouce ou du poing comme satisfaction
et apaisement. Winnicott y repère une dramatisation utile de la relation d’objet primitive
dans laquelle domine l’autoérotisme et où apparaît l’émergence du sujet dans un désir
d’objet indépendant de la réalité extérieure. Si dans un premier temps l’objet est
halluciné par l’enfant, dans un deuxième temps il va vers sa création. Cet objet occupe
un espace intermédiaire à plusieurs titres : il est à la fois au dehors et au-dedans, ou à la limite entre les deux, c’est un espace intermédiaire pour le jeu et l’imagination. Plus tard
7
Winnicott D.-W., (1945). « Le développement affectif primaire », dans De la pédiatrie à la
psychanalyse, op. cit., p. 57-71.
8
Ibid., p. 71.
9
Winnicott D.-W., (1951). « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans Jeu et
cet objet ainsi que la relation à la mère sont abandonnés pour aller vers le lien social où l’enfant peut apporter sa contribution personnelle.
Winnicott note qu’il n’y a aucune différence dans l’usage de l’objet transitionnel
par le petit garçon ou la petite fille. « Résumé des qualités particulières de la relation : 1) Le petit enfant s’arroge des droits sur l’objet, et nous lui autorisons cette prise de
possession. Cependant, une certaine annulation de l’omnipotence est d’emblée présente.
2) L’objet est affectueusement choyé mais aussi aimé avec excitation et mutilé. 3)
L’objet ne doit jamais changer, à moins que ce ne soit l’enfant lui-même qui ne le
change. 4) Il doit survivre à l’amour instinctuel, à la haine et, si tel est le cas, à
l’agressivité pure. 5) Cependant il faut que, pour l’enfant, l’objet communique une
certaine chaleur, soit capable de mouvement, ait une certaine consistance et fasse quelque chose qui témoigne d’une validité ou d’une réalité qui lui serait propre. 6) De
notre point de vue, l’objet vient du dehors. Il n’en va pas ainsi pour le bébé. Pour lui,
l’objet ne vient pas non plus du dedans ; ce n’est pas une hallucination. 7) L’objet est
voué à un désinvestissement progressif et, les années passant, il n’est pas tant oublié que
relégué dans les limbes. Je veux dire par-là que, dans un développement normal, l’objet “ ne va pas à l’intérieur ” et que le sentiment qu’il suscite ne sera pas nécessairement
soumis au refoulement. Il n’est pas oublié et on n’a pas non plus à en faire le deuil. S’il
perd sa signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la zone intermédiaire qui se situe entre la “ réalité psychique interne ” et “ le monde externe tel qu’il est perçu par deux personnes en commun ” ; autrement dit,
ils se répandent dans le domaine culturel tout entier10. »
L’objet et le phénomène transitionnel ont un caractère transitionnel car ils
appartiennent à une expérience intermédiaire entre cet espace et celui d’une illusion
permise à l’enfant. Pour l’enfant, ils favorisent le jeu et, pour l’adulte, ils sont proches
de l’art, de la religion, du fétichisme, de l’obsession et des composantes de la tendance
antisociale (mensonge, vol, inaffectivité, addiction). L’espace transitionnel s’inscrit
dans une continuité temporelle, dans l’environnement extérieur et avec certains objets
10
physiques tels que les objets transitionnels. Winnicott pense que la constitution de cet espace est un des fondements de la bonne santé psychique. Dans la clinique analytique les objets et les phénomènes transitionnels sont sa référence essentielle11 et il repère la nouvelle création d’un espace transitionnel qui permet à l’analysant d’établir une
véritable relation d’objet en mettant l’analyste en place d’objet transitionnel.
Ses autres concepts sont étroitement liés à sa conception de l’objet et de l’espace
transitionnel : le « setting » : la situation, le cadre analytique12 ; le « gap » : la faille, le blanc, la lacune13 ; la distinction métapsychologique entre « vrai self » et « faux self »14 ; « La capacité d’être seul »15
; la fonction de « holding » et de « containing » étendue à la pratique analytique16 ; la notion de « mère suffisamment bonne »17 ; la notion « d’environnement facilitateur »18
.
Selon Winnicott, l’environnement est fondamental et tout particulièrement
l’environnement maternel : l’enfant a juste besoin d’une mère suffisamment bonne qui
lui réponde spontanément et qui lui donne ainsi les racines de la construction de sa subjectivité. Au départ, dans sa relation au monde, le petit enfant ne distingue pas l’intérieur et l’extérieur, c’est la mère qui lui communique ce savoir. Winnicott soutient
qu’avant le miroir, c’est le visage de la mère qui donne à l’enfant sa première
11
Winnicott D.-W., (1971 a). La consultation thérapeutique et l’enfant, op. cit.
12
Winnicott D.-W., (1951). « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans Jeu et réalité. L’espace potentiel, op. cit.
Winnicott D.-W., (1955-1956). « Les formes cliniques du transfert », dans De la pédiatrie à la
psychanalyse, op. cit., p. 279-284.
13
Winnicott D.-W., (1949 b). « L’esprit dans ses rapports avec le psyché-soma », dans De la
pédiatrie à la psychanalyse, op. cit., p. 135-149.
14
Winnicott D.-W., (1952). « Psychose et soins maternels », dans De la pédiatrie à la
psychanalyse, op. cit., p. 187-197.
15
Winnicott D.-W., (1958). « La capacité d’être seul », dans De la pédiatrie à la psychanalyse,
op. cit., p. 325-333.
16
Winnicott D.-W., (1960). « La théorie de la relation parent-nourrisson », dans Revue française
de psychanalyse, 25, 1961.
17
Ibid.
18
Winnicott D.-W., (1965). Processus de maturation chez l’enfant. Développement affectif et
reconnaissance19 ; et s’il est face à un visage déprimé et introverti, c’est déjà un mauvais
départ.
Le « holding » à la fois physique et psychique est le maintien assuré à l’enfant par
la mère. Il s’agit d’un rôle important dont les dimensions spatiales et temporelles font
écho à l’ensemble des soins maternels prodigués à l’enfant, selon ses besoins, son stade
de développement etc. La façon de tenir l’enfant est une forme d’amour, selon
Winnicott la santé mentale s’édifie sur les soins maternels. Par sa présence et sa
continuité d’être, la mère minimise les angoisses primitives de l’enfant dues à une
défaillance de l’environnement à un moment où il est complètement dépendant. Dans la
pratique analytique, le « holding » est présent dans le jeu du squiggle avec les enfants ou dans la cure de La petite “ Piggle ”20
mais aussi dans l’analyse d’adolescents ou
d’adultes lors des périodes de régression21
.
Le « self » est un terme plus vaste que le Moi freudien, plus proche d’un je qui
comprend la vérité pulsionnelle, d’un soi qui implique une identité et possède aussi une
dimension de réflexivité soi-même et une continuité temporelle. Le vrai « self » est favorisé par la mère suffisamment bonne. Le « self » est situé dans le « holding » où il se trouve naturellement placé dans le corps mais dans certaines circonstances, il s’en
dissocie ou vice versa. L’enfant reconnaît son existence dans les yeux et l’expression du
visage de la mère ainsi que dans le miroir qui vient à le représenter. Ce n’est qu’après
qu’il parvient à construire une relation significative avec les figures parentales. Il est
19
Winnicott D.-W., (1974 a). « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le
développement de l’enfant » - « Aux limites de l’analysable », dans Nouvelle revue de
psychanalyse, 10, p. 79-86.
Dolto F., Winter J.-P., (1986). Les images, les mots, le corps, Paris, Gallimard, p. 98
20
Winnicott D.-W., (1977). La petite “ Piggle ”. Traitement psychanalytique d’une petite fille,
op. cit.
21
Winnicott D.-W., (1949 a). « Les souvenirs de la naissance, le traumatisme de la naissance et
l’angoisse », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, op. cit., p. 110-134.
Winnicott D.-W., (1949 b). « L’esprit dans ses rapports avec le psyché-soma », dans De la
pédiatrie à la psychanalyse, op. cit.
Winnicott D.-W., (1957). Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot.
Winnicott D.-W., (1963 a). « De la régression considérée comme thérapie. Cas d’un jeune
garçon dont la dépendance pathologique fut soignée de façon adéquoite par ses parents », dans
aussi sous l’influence des attentes des objets d’amour, l’ensemble du processus amène à
la construction d’une réalité interne vivante. Puis Winnicott poursuit ses explications
vers la conception d’un « self » qui parvient à édifier une relation significative avec les
identifications issues des incorporations et des introjections. Même si elle n’est pas
pleinement explicitée en termes de structuration subjective, je note une corrélation avec Le stade du miroir. « Le faux self » vient pallier les défaillances de la mère suffisamment bonne et protéger « le vrai self » des insultes et des autres personnes. « Le faux self » peut donner l’apparence du succès du lien social, mais il est lié au sentiment
d’irréalité et de dépersonnalisation qui présente une distorsion des échanges entre
l’individu et l’environnement22
.
Il me semble que Winnicott perçoit bien le lien entre l’objet transitionnel et
l’ordre symbolique, dans le sens où cet objet est introduit par l’Autre comme un
substitut et surtout parce qu’il s’inscrit dans le langage. L’objet transitionnel, constitue
une préparation à l’utilisation ultérieure du symbole, il aide l’enfant à franchir le cap
entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui est trouvé et ce qui est créé. Dans un certain
contexte, il peut être un signifiant mais ce qui le rend transitionnel, c’est justement qu’il
n’est jamais un signifiant exclusif. Ses qualités réelles et imaginaires sont essentielles à
sa définition, Lacan l’isole d’ailleurs comme un trait clinique23
. Ainsi, l’objet
transitionnel marque la cause du désir et favorise le travail de symbolisation en transférant sa signification sur d’autres objets de la chaîne signifiante, vers l’ensemble
du champ culturel et social, faisant alors lien avec celui-ci. Pour approcher ce concept winnicottien dans une perspective lacanienne, il faut dire que l’objet transitionnel se
trouve à l’intérieur du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Lacan l’interprète comme
une version de l’objet a cause du désir (quand il est détaché de la satisfaction d’un
besoin vital) ou demande inconditionnelle d’amour24
. Contrairement à l’objet
22
Winnicott D.-W., (1952). « Psychose et soins maternels », dans De la pédiatrie à la
psychanalyse, op. cit.
23
Lacan J., (1967 b). « Allocution sur les psychoses de l’enfant », (22.10.1967), dans Autres
écrits, op. cit., p. 368.
24
Lacan J., (1960 b). « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »,
transitionnel, l’objet a est premier, d’emblée il est l’objet perdu et porte la marque
indélébile du manque. Le sujet tente de combler ce manque avec des objets substitutifs dont la quête et la rencontre restent décevantes. Comme cause du désir, l’objet a est
finalement un effet du complexe de castration qui demande à chaque sujet le sacrifice de la jouissance.
Dans la théorisation winnicottienne, il n’y a pas de conception structurale de la
castration. Green25 souligne d’ailleurs la distraction de Winnicott quant au thème de la
sexualité dont il parle sans clairement la nommer. La privation maternelle est au centre de sa conceptualisation, elle est contingente et n’est pas une nécessité structurale.
L’enfant est structuré par les soins maternels donnés par une mère suffisamment bonne
qui a la responsabilité d’introduire les objets de satisfaction des besoins vitaux et
affectifs, et de l’insérer dans le monde symbolique.
Selon l’enseignement lacanien, je repère un accord quant à la nécessité d’une
mère suffisamment bonne car elle implique « une relation au désir qui ne soit pas anonyme »26. Mais je pense que Winnicott ne prend pas suffisamment en compte les fonctions de la mère et du père dans l’introduction de l’enfant à l’ordre symbolique ;
ainsi que la fonction du phallus et son corrélat le « manque à être »27. En polarisant ainsi ses recherches sur la fonction maternelle, il me semble que Winnicott fait l’impasse sur
la structuration quaternaire du complexe d’Œdipe et son lien inextricable avec la
sexualité infantile et les dimensions du désir et la jouissance. Le cas clinique de La
petite “ Piggle ” en est un exemple frappant.
La conception de Winnicott concerne la famille moderne nucléaire et l’environnement social qui lui est lié, il doute d’ailleurs de la validité de sa conception
dans d’autres cultures. À partir de mon expérience clinique, je soutiens que les
possibilités de structuration psychique que la famille est à même de mettre en jeu pour
25
Green A., (1985). « Trop c’est trop », Hommage à l’occasion du centenaire de la naissance de
Melanie Klein, dans Melanie Klein Aujourd’hui, op. cit.
26
Lacan J., (1969 b). « Note sur l’enfant », dans Autres écrits, op. cit., p. 373.
27
Lacan J., (1958 c). « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 613.
chaque sujet fonctionnent au-delà des particularités culturelles. Nous verrons que pour chaque enfant cela prend des directions différentes.