LA PSYCHANALYSE AVEC LES ENFANTS : HISTOIRE, THÉORIE, CLINIQUE
II. Hermine Hug-Hellmuth
5. Les psychoses
5.1. Contributions théoriques et cliniques
Les contributions de Klein dans le champ des psychoses sont considérables et prennent appui sur celles de Freud qui, dès le cas du Président Schreber37 et ultérieurement souligne la nécessité de situer la mise en place de la disposition à cette psychose à un moment antérieur à celui où se décide la paranoïa, dans le passage de l’autoérotisme à l’amour objectal38
. Klein développe de manière très fructueuse la théorie originelle de Freud concernant les mécanismes de projection et d’introjection. Je
37
Freud S., (1911). « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa,
(Dementia paranoides), (Le Président Schreber) », dans Cinq psychanalyses, op. cit.,p. 77- 324. Freud S., (1924 a). Névrose, psychose et perversion, op. cit.
Freud S., (1924 b). « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », dans Névrose,
psychose et perversion, op. cit., p. 299-303.
Freud S., (1924 c). « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, op. cit., p.
117-122.
Freud S., (1924 d). « Le problème économique du masochisme », dans Névrose, psychose et
perversion, op. cit., p. 287-298.
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Freud S., (1924 a). Névrose, psychose et perversion, op. cit.
Freud S., (1924 b). « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », dans Névrose,
psychose et perversion, op. cit., p. 299-303.
Freud S., (1924 c). « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, op. cit., p.
117-122.
Freud S., (1924 d). « Le problème économique du masochisme », dans Névrose, psychose et
pense que ses propositions théoriques sont partiellement en accord avec les premières formulations freudiennes du mécanisme de la Verwerfung (9).
Dès 1920, elle étudie les relations archaïques de l’enfant à la mère, elle est très
attirée par la conceptualisation et par le traitement de la psychose. Tel est sans doute l’héritage qu’elle reçoit de son analyse et de l’enseignement d’Abraham. En effet,
contrairement à Hug-Helmuth ou A. Freud, Klein est la première analyste à traiter des enfants psychotiques sans restrictions particulières. D’ailleurs, elle encourage les autres
analystes à la suivre sur ce nouveau chemin et à s’occuper aussi des adultes en utilisant
ses références théoriques et cliniques (en 1959, Rosenfeld présente le premier cas de psychanalyse d’un patient psychotique39
. La pratique clinique des psychoses naît ainsi en Angleterre et s’étend vers l’Europe en 1930, et vers l’Amérique du Nord et
l’Amérique du Sud en 1940.
En 1930, dans son texte La psychothérapie des psychoses, elle montre les grandes difficultés diagnostiques posées par la psychose infantile. Le discours psychiatrique donne alors aux symptômes des appellations vagues telles que « arrêt du développement », « déficiences mentales », « états psychopathiques », « tendances asociales »40. Aujourd’hui, celles-ci sont toujours utilisées et même accentuées par
l’utilisation intempestive du DSM III et IV (10) ou de la CIM 10 (11) au détriment d’un
diagnostic structural. À partir de l’analyse de ses jeunes patients et de la révélation de la
fixation et de leurs fantasmes, Klein revendique déjà une approche structurale afin d’établir un diagnostic valable permettant l’orientation du traitement. Puis Klein reprend
les concepts freudiens de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort » comme structure dialectique sur laquelle elle fonde la position paranoïde-schizoïde et la position dépressive. Tout en se référant au concept d’« angoisse » elle décrit des angoisses
persécutrices sévères ou paranoïaques et des fantasmes qui incarnent les défenses utilisées par l’enfant. Elle situe les fondements de la psychose dans le mécanisme de
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Rosenfeld H., (1959). « Remarques sur la psychanalyse du conflit surmoïque dans un cas de schizophrénie aiguë », dans États psychotiques, Paris, P.U.F., 1976, p. 85-134.
40
Klein M., (1930 b). « La psychothérapie des psychoses », dans Essais de psychanalyse, op.
déni de la réalité psychique adoptant différentes formes dont le dénominateur commun est la défaillance du processus de symbolisation41. Selon Klein, la position paranoïde désigne les modalités des relations d’objets spécifiques des premiers mois de la vie que
nous retrouvons au cours de l’enfance ou à d’autres moments, notamment dans les états
paranoïaques ou schizophréniques. Les pulsions libidinales, l’agressivité et l’angoisse
de persécution sont présentes et unies dans les pulsions sadiques orales (mordre, déchirer, dévorer). Klein repère leur ambivalence dès le moment de la succion et étudie les fonctions qui se mettent en place lors de la phase de nourrissage précoce, entre trois mois et quatre mois. Elle les reconstitue à partir de son travail clinique avec les enfants. Dans la position paranoïde la relation d’objet est partielle et clivée en bon et mauvais
objet. Le sein maternel en est le prototype, il gratifie ou frustre l’enfant qui y projette
aussi son amour et sa haine. Le bon objet et le mauvais objet sont le résultat du processus de clivage, ils ont une certaine autonomie entre eux et sont soumis aux processus d’introjection et de projection : le bon objet est idéalisé, lorsqu’il est
introjecté, il peut rassurer l’enfant contre l’angoisse persécutrice ; le mauvais objet reste
le persécuteur terrifiant, lorsqu’il est introjecté, il fait courir à l’enfant des risques
internes de destruction. L’objet précédant « la position dépressive » est réuni dans « la
position paranoïde »42 qui évolue en « position schizoïde »43, puis en « position paranoïde-schizoïde »44. Les mécanismes de déni, de clivage, de projection, d’introjection et d’idéalisation sont rattachés à la relation au sein et à l’angoisse de
persécution. Le mécanisme d’identification projective marque tout particulièrement « la
position paranoïde-schizoïde ».
41
Klein M., (1935). « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs »,
dans Essais de psychanalyse, op. cit., p. 311-340.
42
Klein M., (1930 b). « La psychothérapie des psychoses », dans Essais de psychanalyse, op.
cit.
43
Klein M., (1940). « Le deuil et son rapport avec les états maniaco-dépressifs », dans Essais de
psychanalyse, op. cit., p. 341-369.
44
Klein M. et coll., (1946). « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes », dans Développement
« La position dépressive »45 occupe une place centrale dans la structuration de l’enfant. Elle est située selon les modalités des relations d’objet consécutives à la
position paranoïde. L’enfant est prêt à appréhender la mère comme objet total et passe
de l’objet partiel à la personne totale et différenciée ainsi qu’à la reconnaissance du bon
objet. La toute puissance est abandonnée et le Moi est intégré. Cette opération marque le début de la position dépressive qui est située au milieu de la première année et qui reçoit
l’empreinte de l’expérience de l’ambivalence et de l’angoisse. Les recherches de Klein
concernent les expériences de satisfaction, de privation ou de frustration, qui dès le début, entraînent le clivage de l’objet en bon ou mauvais. Puis les deux états sont
introjectés, les pulsions libidinales et hostiles tendent alors à se rapporter au même objet. Du fait du sadisme de l’enfant, l’angoisse dépressive porte sur le danger
fantasmatique de perdre la mère. Cette angoisse est combattue selon les cas par divers modes de défense tels que la manie, la culpabilité, le remords, le besoin de réparation ou l’inhibition de l’agressivité. Cela est surmonté lorsque l’objet aimé est introjecté de
façon stable et sécurisante et que l’édification du Surmoi dépressif permet à l’enfant
d’évoluer vers la maturité.
En 1946, Klein ajoute la notion de « self » également clivé en bon ou en mauvais self. Les mauvaises parties de l’objet et du « self » fusionnent pour devenir le
persécuteur de la personnalité ; les bonnes parties de l’objet et du « self » fusionnent à
leur tour pour en former le noyau. Puis Klein retient seulement les positions paranoïde-schizoïde et dépressive comme arrangements structuraux du fonctionnement psychique. Chacun est caractérisé par des objets, des anxiétés et des mécanismes de défense spécifiques. Elle distingue l’angoisse dépressive et l’angoisse paranoïde : la santé
mentale dépend de l’introjection du bon objet dont la préservation est synonyme de la
survie du Moi ; par contre, son échec est le germe d’angoisses psychotiques ultérieures.
Son texte Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés46 donne l’exposé le plus clair sur la position dépressive marquant le début de la
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Klein M., (1935). « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs »,
constitution du complexe d’Œdipe. Réunissant les conditions qui favorisent
l’engagement du psychisme dans des processus décisifs, elle permet aussi de ressentir
des sentiments de tristesse et de culpabilité différents de la mélancolie. La dernière phase de la conception de la position dépressive est plutôt du côté d’une quête, d’un
achèvement, d’un accomplissement d’espaces de vie et de relations objectales
spécifiques.
En appliquant les catégories kleiniennes, il est possible de différencier d’un côté
« la position paranoïde-schizoïde » et « la position dépressive », et de l’autre les
structures psychotiques. Klein distingue la schizophrénie aux fixations précoces des trois premiers mois de la vie et la paranoïa aux fixations plus tardives. Les mécanismes de projection, de clivage, d’idéalisation sont à repérer : la schizophrénie pousse à la
fuite de la réalité et au refuge dans un monde fantasmatique ou au retrait total autistique ; tandis que la paranoïa correspond à la projection sur la réalité. Le mécanisme d’introjection peut être compris comme l’envers symétrique ou le
complément de la projection. Selon la perspective lacanienne, l’introjection et la
projection sont distincts : la projection appartient au registre imaginaire et l’introjection
au registre symbolique. Klein parle également de mécanismes de défense psychotiques présents chez tous les sujets. Sous la forme de l’angoisse et des mécanismes
psychotiques, ils sont dominants chez les patients psychotiques. Elle soutient que chez les enfants psychotiques ou névrosés, les mécanismes servant à affronter l’angoisse sont
différents mais ils peuvent avoir une fantasmatique commune. La névrose surgit alors comme une structure de défense secondaire contre la psychose. Je souhaite souligner que cela ne facilite pas l’élaboration d’un diagnostic différentiel, car poser le
mécanisme psychotique comme présent dans la normalité, dans la névrose et dans la psychose crée une véritable confusion tant théorique que clinique. Lors de la lecture de
l’œuvre de Klein, j’ai parfois eu l’impression de découvrir un inconscient dominé par
une mythologie fantastique et mortifère que j’ai envie de qualifier d’extrêmement
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Klein M. et coll., (1952). « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », dans Développements de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1966, p. 223-253.
kleinienne. Mais en même temps cette mythologie n’est-elle pas évocatrice du réel
particulier de la psychose infantile ? C’est justement en cela qu’elle nous intéresse.