LA PSYCHANALYSE AVEC LES ENFANTS : HISTOIRE, THÉORIE, CLINIQUE
II. Hermine Hug-Hellmuth
4. La consultation thérapeutique et le « squiggle game »
Dans les textes recueillis en 1988, Winnicott parle de la pulsion de mort comme étant « la vraie bévue de Freud »34 et opère ainsi un rejet de ce concept et de l’au-delà
du principe de plaisir freudien. Dans une nouvelle introduction à l’ouvrage Jeu et
réalité, Pontalis souligne un élément intéressant concernant un complément clinique à l’article Objets transitionnels et phénomènes transitionnels. Une patiente tentant
d’élaborer la perte lui dit ceci : « Le négatif, c’est la seule chose positive. » « Tout ce
que j’ai, c’est ce que je n’ai pas. » « Nous sommes loin là, apparemment, de ce qui fournit à ce livre son thème explicite, “ positif ” : le jeu. Car c’est un éloge de la
capacité de jouer qu’on va lire [...]. Et le lecteur ne pourra que s’enchanter de voir un psychanalyste [...] rappeler avec une candeur subtile que, par exemple, “ ce qui est
naturel, c’est de jouer et que le phénomène très sophistiqué du XXe
siècle, c’est la
psychanalyse ”35
. »
La dimension mortifère est exprimée au plus près du « manque à être », mais Winnicott continue à rejeter la pulsion de mort. Néanmoins je confirme que la dimension transférentielle inscrite dans le jeu est bien présente au sein de l’expérience analytique dont il donne le témoignage tout au long de son œuvre.
4. La consultation thérapeutique et le « squiggle game »
La popularité de Winnicott tient à la fois à sa pratique analytique classique et à ses consultations thérapeutiques plus courtes. La dimension du transfert attaché à sa personne est sans aucun doute à l’origine du succès de ces consultations qui concernent
33
Ibid., p. 99.
34
Winnicott D.-W., (1988). Human Nature, London, Free Association Books. Lettres vives, Paris, Gallimard, 1989, p. 76, p. 78, p. 217)
35
des enfants moins perturbés et capables de jouer. Elles sont une combinaison de savoir analytique et d’expérience clinique, avec une petite dose d’accès intuitif, afin d’essayer
de capter le problème de l’enfant et l’aider à l’élaborer. Winnicott pose clairement la
consultation thérapeutique et l’usage du « squiggle game » comme l’aboutissement de
sa pratique clinique avec les enfants, dans des situations où le temps est compté. Il s’agit
lors d’atteindre ce « moment sacré » lorsque : « […] l’enfant et le thérapeute prennent
tous deux soudainement conscience de la nature exacte de la situation critique émotionnelle ou psychique dans laquelle l’enfant est aux prises, situation qui entraîne le
développement et l’épanouissement de la personnalité36
. »
Le « squiggle game » est une manière de rejoindre le fantasme et les rêves de l’enfant. En effet, au cours de cette consultation l’économie affective et familiale est
mise en jeu, les symptômes de l’enfant sont peut-être ceux de la famille ! Winnicott
reçoit longuement le ou les parents et porte son attention sur la problématique de l’enfant. Il s’agit d’un médiateur qui lui permet d’établir une relation authentique et
profonde avec l’enfant. C’est une création qui symbolise la rencontre entre l’enfant et
l’analyste et qui se présente ainsi : « Je ferme les yeux et je laisse courir un crayon sur le
papier, comme ça, c’est un “ squiggle ” ; tu en fais quelque chose d’autre puis c’est à toi de jouer ; tu fais un “ squiggle ” et c’est moi qui le transforme37
. »
Le « squiggle » donne une place à la fantaisie et à l’imagination et fonctionne
comme don de sens ponctué par des questions et des réponses. La réalisation des dessins se poursuit et un dialogue s’instaure entre Winnicott et l’enfant, aidant ce dernier à
exprimer ses sentiments et à les mettre en mots. Il s’agit sans aucun doute d’une
première approche de l’inconscient.
Tout au long de son ouvrage La consultation thérapeutique et l’enfant, il
témoigne de son génie pour ces consultations courtes en leur donnant une dimension thérapeutique. Elles ne permettent pas l’installation d’un cadre analytique mais, telles
36
Kahn M., (1971). « Préface », dans Winnicott D.-W., (1971 a). La consultation thérapeutique et l’enfant, op. cit., p. XXXXII-XXXIII.
les présentations d’enfant, elles ont une valeur révélatrice et provoquent parfois un effet
de surprise. Elles peuvent aussi désamorcer certaines souffrances et situer l’enfant par
rapport à celles-ci ou le conduire vers une démarche analytique plus longue. 5. Pathologie des faillites précoces de l’environnement
L’influence de la pensée de Darwin est très présente dans les élaborations
théoriques de Winnicott, en particulier lorsqu’il donne une grande importance à
l’influence de l’environnement sur le développement de l’enfant. Pour lui, la principale
source des troubles psychiques est liée à l’intensité de la carence de l’environnement
ainsi qu’au moment où celle-ci survient : il y a un rapport étroit entre l’intensité de la
carence primaire et la gravité de la perturbation de la personnalité. Selon Winnicott, dès le début de la vie, l’enfant est au bord d’une angoisse incommensurable. Entre 1935 et
1962, ses publications décrivent des douleurs psychiques, des agonies irreprésentables et inqualifiables qui sont vécues sans être éprouvées subjectivement. Ses variantes sont : se morceler, tomber sans fin, ne pas avoir de relation avec son corps, ne pas avoir
d’orientation. Tout cela renvoie à la phénoménologie schizoïde et schizophrénique. De
ces expériences traumatiques extrêmes, sans fin, sans limites et sans issue, l’enfant se
protège aussi de façon extrême en se retirant de l’expérience pour survivre à la détresse
du débordement traumatique et de la mort psychique. Il semble mettre en place des réactions primitives de survie entraînées par la compulsion de répétition et l’automatisme de répétition en deçà du principe de plaisir et de ses qualités. Afin de
préciser sa position, Winnicott aborde la question de l’autisme dans différents articles38
. Tout d’abord, il fait la critique des livres de Kanner39
Godlfarb40 et Rimland41. Même s’il reconnaît la pertinence descriptive de la nosologie de Kanner, il explique sa
réticence à la suivre car elle ne prend pas en compte les apports de la psychanalyse. En effet, il ne souhaite pas fixer l’enfant dans un syndrome issu du discours médical qui ne
prend pas en compte l’importance des relations précoces mère-enfant. Il pense aussi
38
Winnicott D.-W., (1938).« Trois livres sur la psychiatrie de l’enfant et l’autisme », dans L’enfant la psyché et le corps, op. cit., p. 251-256.
39
Kanner L., (1937). Child psychiatry, Londres, Balliere, Tindall and Cox.
40
qu’il y a bien un continuum entre l’autisme et la schizophrénie infantile, sans différence
de nature dans le processus pathologique. Il montre comment Godlfarb et Rimland étiquettent l’autisme comme une maladie, révélant ainsi qu’ils ignorent les théories du
développement précoce et le rôle de l’environnement sur le processus de maturation.
Dans la conférence destinée aux parents d’enfants autistes : L’autisme42
il précise qu’il
ne peut leur épargner sa conviction d’une étiologie liée à la faillite précoce de
l’environnement à s’adapter aux besoins de l’enfant et souligne que celle-ci est parfois
majorée par des pathologies organiques. Il reconnaît la souffrance quotidienne de la famille et la dimension de culpabilité qui y est liée, mais il marque également les potentialités de l’environnement favorisant l’évolution de l’enfant. Il en appelle
également à la responsabilité des pouvoirs de santé publique anglais pour l’amélioration
de l’accueil de ces enfants.
Lors d’un Colloque à Paris, il présente Le rôle des échecs de l’adaptation dans
l’étiologie de la schizophrène infantile43
et montre son accord avec Bettelheim. Mais il pense que La forteresse vide44 n’est pas si vide que cela, la dimension de haine
inconsciente et ses effets pathogènes sont bien présents. Winnicott émet l’hypothèse
d’une haine primitive de la mère pour l’enfant avant que celui-ci ne puisse l’élaborer.
L’amour et la haine font partie de la relation à l’enfant, mais il pense que les souhaits de
mort refoulés ont toujours des effets dommageables, tout particulièrement à un stade précoce, lorsque le bébé ne peut pas les gérer. De plus, il soutient qu’une mère
inconsciemment destructrice, voire meurtrière, entraîne des carences de contact affectif et corporel, ainsi que des effets directement destructifs sur le psychisme de l’enfant :
« Que nous parlions d’autisme ou de schizophrénie infantile, nous devons nous attendre
à rencontrer des résistances à l’idée d’une étiologie qui renvoie aux processus innés du
développement affectif de l’individu dans un environnement donné. Autrement dit, on
41
Rimland B., (1964). Infantile autism, New York, Appelton, Century-Crofts.
42
Winnicott D.-W., (1966 b). « L’autisme », dans L’enfant, la psyché et le corps, op. cit., p.
258-280.
43
Winnicott D.-W., (1967). « Le rôle des échecs de l’adaptation dans l’étiologie de la
schizophrène infantile », dans L’enfant, la psyché et le corps, op. cit., p. 281-286.
44
Bettelheim B., (1969). La forteresse vide : l’autisme infantile et la naissance de soi, Paris, N.R.F., Gallimard, 1974.
préfère parfois attribuer une cause physique, génétique, biochimique ou endocrinienne à l’autisme ou à la schizophrénie infantile45
. » « À mon avis, [dit-il] l’élément essentiel
(parmi de très nombreux éléments) est la capacité de la mère (ou du substitut maternel) de s’adapter aux besoins de son bébé grâce à son aptitude à s’identifier à lui (sans, bien
entendu, perdre sa propre identité). Si elle possède cette capacité, elle peut tenir [« hold »] son bébé, sinon, sa manière de le tenir va nécessairement entraver les processus vitaux du bébé46. »
Winnicott croit que le sujet autiste ou psychotique peut évoluer s’il peut
développer ses capacités relationnelles ou ses intérêts pour une activité professionnelle ou artistique précise. Il donne des exemples cliniques issus de sa pratique et souligne la variabilité de l’intensité des perturbations de type autistique. Il pose le traitement
analytique en ces termes : Le thérapeute doit s’adapter activement à l’enfant pour que
les processus se rétablissent dans l’ordre. La psychose impose de se montrer très
permissif vis-à-vis de la zone de l’illusion, car l’enfant psychotique se défend par une
introversion défensive contre les angoisses terribles de l’état paranoïde. L’enfant vit
dans un monde désorganisé qui lui permet de tenir en échec la persécution extérieure : « Au cours d’une relation avec un enfant de ce type, son monde extérieur vous
enveloppe par moments, et tant qu’on y prend part, on est soumis à un contrôle plus ou
moins omnipotent, un contrôle qui toutefois n’émane pas d’un point central fort. C’est
un monde de magie où on se sent aliéné. Tous ceux qui, parmi nous, ont traité de tels enfants psychotiques savent jusqu’à quel point nous devons être fous pour partager ce
monde et pourtant, si nous voulons pratiquer une thérapie, force nous est de le partager, et ce, pendant de longues périodes47. »
Pendant le travail analytique Winnicott utilise le transfert pour des patients psychotiques ou névrosés qui ont besoin de régresser à des stades très précoces de leur vie. Il les emmène alors vers une période primitive et assume la fonction de « holding ».
45
Winnicott D.-W., (1967). « Le rôle des échecs de l’adaptation dans l’étiologie de la
schizophrène infantile », dans L’enfant, la psyché et le corps, op. cit., p. 283.
46
Le patient utilise alors l’analyste pour incarner des figures importantes de son histoire
psychique afin de redéfinir les défaillances le passé. Voici ce qu’il écrit dans Les
aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique: « Le divan et les coussins sont là pour que le patient s’en serve. Ils
apparaîtront dans les idées et les rêves et représenteront avec le corps de l’analyste, ses
seins, ses bras, ses mains, etc. De toute sorte de façons ; les coussins sont les seins, l’analyste est la mère48
. » Winnicott ne fait-il pas surgir une mère-analyste venant, dans le présent de la situation analytique, réparer les effets traumatiques de la relation antérieure ? « Mais enfin réfléchissons ! » dit Lacan : « D’abord, la position de
l’analyste est exactement inverse à la position de la mère, il n’est pas au pied du lit mais
derrière, et il est loin de présenter, au moins dans les cas les plus communs, les charmes de l’objet primitif, et de pouvoir prêter aux même concupiscences. Ce n’est pas là en
tout cas qu’on peut franchir le pas de l’analogie49
. »
Winnicott souligne que le travail avec les psychotiques est du côté de la régression qui fait partie de la communication avec le sujet et qui contient la promesse d’une reprise de la construction psychique : « La régression représente l’espoir de
l’individu psychotique que certains aspects de l’environnement (qui à l’origine furent
vécu comme un échec) puissent être revécus, l’environnement remplissant cette fois
avec succès sa fonction, et favorisant la tendance innée de l’individu à se développer et
à devenir mature50. » Il remarque les sacrifices auxquels conduit l’amour maternel et
leurs liens avec la haine maternelle : « Si elle lui fait défaut au début, elle sait qu’il le lui
fera payer à perpétuité. Il l’excite mais la frustre – elle ne doit pas le manger ni avoir de
commerce sexuel avec lui51. » Enfin, il questionne le masochisme maternel qui transforme la douleur de la haine en plaisir, mais il ne repère pas que c’est parfois la
jouissance maternelle qui précipite la forclusion du registre paternel dans la psychose.
47
Winnicott D.-W., (1952). « Psychose et soins maternels », dans De la pédiatrie à la
psychanalyse, op. cit., p. 197.
48
Winnicott D.-W., (1954). « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, op. cit., p. 261.
49
Lacan J., (1953-1954). Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 266.
50
Winnicott D.-W., (1957). Processus de maturation chez l’enfant, op. cit., p. 98.
51
Winnicott reconnaît la difficulté du travail avec les psychotiques et la présence de la haine dans le contre-transfert, et souligne que le psychanalyste doit tolérer qu’elle lui
soit attribuée et doit percevoir aussi qu’il la ressent parfois envers son patient. Dans son
texte posthume La crainte de l’éffondrement52
, il parle d’angoisses primitives et
souligne que le mot angoisse n’est pas assez fort pour exprimer ce que l’enfant ressent.
Pour lui, ce sont les carences du holding précoce qui entraînent des distorsions du Moi gravement mutilantes et qui instaurent l’autisme ou la schizophrénie infantile (associé
ou non à des troubles organiques. Le surgissement de la psychose ne tarde pas, sinon il reste latent chez des enfants intellectuellement brillants qui, par la suite vont décompenser à partir d’événements particuliers. À ce moment-là, l’environnement
échoue à jouer son rôle pour neutraliser les persécuteurs via l’amour, l’empathie et les
soins physiques du holding qui permettent aussi la poursuite de l’intégration du Moi
précoce. Winnicott parle de schizophrénie infantile lorsque l’enfant est suffisamment
organisé pour accéder à la persécution, il devient alors un paranoïaque potentiel. Dans sa pratique analytique, son objectif est d’aider le patient à être attentif à ses conflits
inconscients, à retrouver des peurs réprimées, à découvrir de nouveaux moyens pour y faire face et à renforcer le Moi et à faire de vrais choix de vie.
Un certain nombre de questions émergent : la relation mère-enfant est pour Winnicott la matrice psychique universelle, mais est-ce un modèle valide pour la cure analytique ? L’enfant winnicottien n’est-il pas un enfant a-pulsionnel inséparable de la
mère et pris dans une relation d’assujettissement étouffante, voire ravageante ? L’amour
maternel n’est pourtant pas idéalisé, mais je suis surprise de le voir s’inscrire comme
suppléance à la structure de l’expérience analytique ! Qu’en est-il du symptôme et de
son articulation à la structure ? Qu’en est-il de la fonction paternelle ? Comment est-elle
reprise et analysée ? Qu’en est-il de la clinique du réel et du traitement de la jouissance
dans la psychose ? De plus, le registre structural œdipien semble éludé au profit d’une
théorie de l’environnement dominant la pratique analytique. Pouvons-nous suivre
Winnicott lorsque nous prenons en compte l’enseignement de Lacan sur la structure
52
Winnicott D.-W., (1974 c). La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989.
psychotique et le concept de « forclusion » ? Il me semble que pour Winnicott, le matériel clinique mortifère d’origine traumatique reste défensif et contient la potentialité
d’une régression qui ouvre à nouveau à la vie. Ainsi, il élude complètement la question
de la structure et retourne à la théorie initiale du trauma, alors qu’avec Freud nous
sommes déjà passés à une théorie du fantasme étroitement liée à la sexualité. En accentuant à ce point la réalité extérieure qui prend appui sur une théorie de
l’environnement, Winnicott privilégie le mouvement de la théorie anglo-américaine
d’une relation à un objet réel et externe, au détriment d’une théorie qui prend en compte
la pulsion, la jouissance, le refoulement et l’inconscient.