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Un objet direct assez spécial

2. Plan du travail

4.1 Statut du participe avec une préposition lexicale

4.1.4 Un objet direct assez spécial

Il nous reste maintenant à expliquer le fait que, dans un exemple comme (5)a, le "supin" semble pouvoir assigner l'accusatif à un complément, alors qu'il se trouve dans un contexte qui devrait déclencher un comportement nominal.

Sans avoir à poser l'existence d'une catégorie mixte en roumain, on peut faire trois hypothèses d'analyse pour [la cules porumb]: (1) Prép + proposition réduite; (2) Prép + N objet incorporé; (3) Prép + nom composé. Dans ce qui suit, je vais examiner ces trois hypothèses à tour de rôle.

I. Prép + proposition réduite. Dans une telle analyse, le "supin" fait partie d'une Small Clause verbale:

la [SC cules porumb]

Une telle hypothèse est en contradiction avec l'analyse proposée au chapitre 2, qui assimile le "supin" au participe. Cette structure, comparable à l'"accusativus cum infinitivo", présuppose que le supin attribue le cas Accusatif; cela suppose qu'une préposition se combine directement avec un GV nu participial + objet à l'Accusatif. Si l'on admet que le participe peut assigner l'Accusatif en l'absence de tout élément fonctionnel (à moins que l'on ne stipule pas un effacement de de, ce qui serait assez bizarre aussi), on n'explique pas pourquoi dans le même contexte (complémént d'une préposition), le même élément assigne le génitif seulement en présence d'un Dét. D'autre part, cette hypothèse revient probablement toujours à considérer le "supin" comme une catégorie mixte: on admet que le "supin" peut assigner aussi bien le Génitif que l'Accusatif.

Une autre possibilité serait de dire que le nom porumb n'est en fait pas l'objet de cules, qui est un participe, mais son sujet, et supposer un déplacement de la forme participiale pour une raison morphologique (la vérification d'un trait nominal, par exemple). Or, il n'y a pas d'argument convaincant en faveur de cette solution, qui en fait paraît fort contre-intuitive pour ces cas: l'interprétation reste active et non pas passive.

II. Prép + N + objet incorporé.

Cette analyse suppose que le "supin" est nominal, et les contextes où il apparaît avec un objet direct sont basés sur l'incorporation de l'objet au participe nominal.

L'objet du "supin" à l'intérieur d'un GPrép se caractérise par 3 propriétés: (1) la contrainte d'adjacence; (2) impossibilité de l'Accusatif prépositionnel; (3) l'impossibilité des pronoms objets à l'accusatif (l'objet doit être obligatoirement lexical, et par ailleurs il est typique pour les activités dénotées par le "supin" et qui le plus souvent est indéfini7)

(1) La contrainte d'adjacence.

L'objet du "supin" à l'intérieur d'un GPrép est soumis à une contrainte d'adjacence forte, comme le montrent les exemples (19):

(19) a am plecat la cules mere

7 Cette propriété suggère également que le statut de cet objet est plutôt prédicatif qu'argumental. La proposition à laquelle je vais m'arrêter à la fin de cette section est compatible avec le caractère prédicatif de ce soi-disant "objet".

ai parti à cueilli pommes

'je suis parti à la cueillette de pommes'

b *am plecat la cules şi mere

ai parti à cueilli et (aussi) pommes

'je suis parti à cueillir aussi des pommes'

Cette contrainte d'adjacence est remarquable puisqu'en roumain il est possible d'intercaler un adverbe entre le V et son objet direct, même si ce dernier est un N sans Dét; ceci caractérise tous les verbes, aussi bien finis (cf. (20)a-b) que non-finis: l'infinitif, cf. (20c-d), le gérondif, cf. (20)e-f, à l'exclusion du participe ("supin"), cf. (20)g-h.

(20) a Ion culege şi mere

Jean cueille et pommes

'Jean cueille aussi des pommes'

b Ion culege mîine mere

Jean cueille demain pommes

'Jean cueille demain des pommes'

c Ion vrea a culege şi porumb

Jean veut PRT-Inf cueillir et maïs

'Jean veut cueillir aussi du maïs'

d Ion vrea a culege mîine porumb

Jean veut PRT-Inf cueillir demain maïs 'Jean veut cueillir demain du maïs'

e culegînd şi porumb

cueillant aussi maïs

'en cueillant aussi du maïs'

f culegînd mîine porumb

cueillant demain maïs

'en cueillant demain du maïs' g *pleacă la cules şi porumb

part à cueilli et maïs

'il part à la cueillette aussi maïs' h *pleacă la cules mîine porumb

part à cueilli demain maïs

Lorsque l'argument interne est un complément du nom introduit par la préposition de, les deux constituants sont séparables par des adverbes. Les exemples du type (19)a diffèrent de ceux du type (21): en (21) le modifieur nominal introduit par l'élément fonctionnel de n'est pas incorporé au N "supin". Ceci rend possible l'intervention d'adverbes:

(21) a la cules şi de porumb

à cueilli et de maïs

'à la cueillette aussi de maïs'

b la cules grabnic de porumb

à cueilli rapide de maïs 'à la cueillette rapide de maïs'

L'absence de contrainte d'adjacence pour les contextes du type "supin" + de + GN, "supin" + Génitif contraste avec la contrainte d'adjacence pour les contextes "supin" + GN sans Dét. Cette contrainte distingue clairement entre les contextes avec "supin" + GN sans Dét et les contextes V + GN sans Dét, qui, eux, n'obéissent pas à cette contrainte.

Dans les exemples avec a avea, le "supin" est verbal. Le constituant de + Part a un comportement comparable à celui de la subordonnée au subjonctif, avec assignation de l'accusatif et sans contrainte d'adjacence (22). Or, les exemples avec a avea n'ont pas un comportement de GPrép, cf. ci-dessous (section 4.4 et chapitre 5); là le "supin" est verbal et assigne effectivement le cas Accusatif. S'il y a assignation de l'Accusatif, il n'y a pas d'incorporation, d'où l'absence de la contrainte d'adjacence.

(22) a am de cules şi porumb

ai de cueilli et maïs

'je dois cueillir aussi du maïs'

b am plecat să culeg şi porumb, şi fasole, şi ce s-o mai găsi

ai parti PRT-Subj cueillir-1sg et maïs, et haricot, et ce qu'on trouvera encore 'je suis parti cueillir et du maïs, et des haricots, et ce qu'on trouvera encore' On peut même avoir des exemples du type:

(23) am de cules mîine porumb, poimîine fasole ai de cueilli demain maïs, après-demain haricot

'je dois cueillir demain du maïs, après-demain des haricots'

L'inséparabilité de la forme "verbale" et de son "objet"est un argument en faveur de l'analyse par incorporation des exemples comme (5)a [am plecat la] cules porumb. La conclusion est donc que le "supin" n'est pas verbal dans ce type de contexte.

(2) L'accusatif prépositionnel

Dans le cas du "supin" la substitution par un accusatif prépositionnel est impossible, ce qui montre qu'il n'y a pas de cas accusatif assigné. Par rapport à cette propriété le supin contraste encore avec les formes verbales, l'infinitif et le subjonctif:

(24) a am renunţat la a-l înţelege pe Ion

ai renoncé à PRT-Inf-CL comprendre Acc Jean 'j'ai renoncé à comprendre Jean'

b am renunţat să-l înţeleg pe Ion

ai renoncé PRT-le comprendre-1sg Acc Jean 'j'ai renoncé à comprendre Jean'

c înţelegîndu-l pe Ion

comprenant-le Acc Jean

'en comprenant Jean'

d *am renunţat la înţeles pe Ion

ai renoncé à compris Acc Jean

'j'ai renoncé à la compréhension Jean'

(3) Le fait que le "supin", dans les cas étudiés ici, n'est pas verbal et ne peut pas assigner le cas accusatif normalement, se manifeste également par son incompatibilité avec des objets pronominaux à l'Accusatif, comme le montrent les exemples ci-dessous, qui mettent également en évidence le contraste entre le "supin" d'un côté et l'infinitif et le subjonctif de l'autre:

(25) a ?*am plecat la cules ceva

ai parti à cueilli quelque-chose

'je suis parti à la cueillette quelque chose'

b am renunţat la a mai înţelege ceva

ai renoncé à PRT plus comprendre quelque-chose 'j'ai renoncé à comprendre encore quelque chose'

c ??s-a pus la lucrat asta

s'est mis à travaillé quelque-chose 'il s'est mis au travail ceci'

d a început să lucreze asta / să scrie asta

a commencé PRT-Inf travaillé ceci / PRT-Subj écrire-3sg qqch

e văzînd ceva

voyant qqch

'en voyant quelque chose'

La distribution des clitiques montre encore un contraste entre le "supin" d'un côté, et l'infinitif, le subjonctif et le gérondif, qui sont des formes verbales, de l'autre.

Les trois propriétés examinées ci-dessus vont à l'appui de l'hypothèse qui analyse le participe dans le GPrép comme un participe nominalisé. Si cette analyse est correcte, le nom qui est au départ objet du verbe sous-jacent est incorporé au participe. Le contraste systématique avc d'autres formes verbales montre que le participe ne peut pas être un verbe dans ce contexte; il ne peut pas assigner le cas accusatif, et force donc l'incorporation. La structure proposée pour les exemples "problématiques" du type (5)a est alors (26):

(26) GPrép Prép GDét Dét N° N N° la Ø cules mere à cueilli pommes

Un problème que peut rencontrer cette analyse est la rareté de ce type d'incorporation en roumain (ou dans les langues romanes). Premièrement, il faut préciser que si le participe force l'incorporation de l'objet dans ce contexte, il s'agit bien d'incorporation syntaxique, comme le montre la contrainte d'adjacence. Ce type d'incorporation doit être distingué de l'incorporation sémantique, proposée pour les GNs sans déterminant en général, et dans laquelle les compléments occupent vraiment des positions syntaxiques attribuées aux compléments ordinaires du V. Dans le cas du supin, nous avons affaire à un cas d'incorporation syntaxique, et le résultat de cette opération est que l'"objet" n'occupe pas une position syntaxique de complément verbal.

On pourrait évoquer également comme contre-argument le fait que, dans les langues à incorporation, on parle plutôt d'incorporation de N à V, et non pas d'incorporation N à N. Serait-ce un cas isolé d'incorporation, dans une langue qui n'est pas incorporante? Cette question amène à prendre en considération une autre hypothèse, ou plutôt de reformuler

celle-ci, à partir du fait que ce type d'incorporation doit être rapprochée de l'incorporation lexicale, ou composition, qui, elle, n'est pas isolée, mais assez fréquente et productive.

III. Composition (incorporation lexicale)

Enfin, la troisième possibilité d'analyse est de dire que le "supin" et son objet direct dans un contexte prépositionnel forment un mot composé. Si l'on regarde de plus près les données, on voit que ces contextes préfèrent les "supins" qui dénotent des occupations spécifiques, typiques; en position d'"objet" non seulement les pronoms sont impossibles, comme nous l'avons vu plus haut, mais les noms lexicaux dénotent justement des objets associés de façon spécifique aux occupations en question, et constituent des listes closes. Des exemples qui sortent de ce paradigme sont en effet bizarres:

(27) a am plecat la cules mere

ai parti à cueilli pommes

'je suis parti à la cueillette de pommes

b m-am apucat de echilibrat roţi

me suis mis de équilibré roues 'je me suis mis à équilibrer des roues'

c *am plecat la cerut viză

ai parti à demandé visa

'je suis parti à la demande de visa'

d ??m-am apucat de examinat studenţi

me suis mis de examiné étudiants 'je me suis mis à l'examen d'étudiants'

Les exemples (27)c et d s'opposent à (28) a-b, construits avec le subjonctif. L'apparition d'un N sans déterminant est dans ce cas tout à fait possible:

(28) a am plecat să cer viză

suis parti demander visa 'je suis parti demander un visa'

b m-am apucat să examinez studenţi

j'ai commencé à examiner les étudiants 'je me suis mis à examiner des étudiants'

Ces données suggèrent qu'il s'agit, dans le cas de cules porumb, de la construction d'un mot composé selon un mécanisme d'incorporation. D'ailleurs, la composition est un procédé d'incorporation lexicale qui permet d'incorporer des N à des N, fréquent à travers les langues

(p.ex. camion-remorcă). On peut adopter l'hypothèse que ces deux procédés sont des occurrences d'un même phénomène linguistique.

Dans cette optique, il n'est pas nécessaire de choisir entre les analyses II et III, qui sont toutes les deux préférables à l'analyse I. On pourrait même assimiler les deux analyses, qui en fait posent toutes les deux une nature nominale du participe dans le contexte prépositionnel, et une "fusion" du participe avec ce qui a été au départ l'objet direct. La fréquence de l'utilisation, et de la spécialisation, voire lexicalisation des syntagmes participe + complément direct dans ces contextes pourraient faire pencher en faveur de la troisième solution.

4.1.5 Conclusion

Nous avons vu, dans cette section, que le contexte prépositionnel était le seul à admettre en apparence un double comportement du supin, verbal et nominal, ce qui pose problème pour l'analyse adoptée dans cette thèse. J'ai montré que ce problème était résolu si l'on supposait soit que les exemples en question sont des cas d'incorporation, soit qu'il s'agit de la formation de mots composés, désignant des occupations. J'ai montré que le "supin" faisant partie d'un GPrép est en fait un participe nominalisé, et n'a pas la possibilité de légitimer un objet direct; pour la légitimation de l'objet du V sous-jacent, le participe-"supin" peut faire appel à deux stratégies: soit à l'insertion d'une préposition pour des raisons de cas – en l'occurrence, la préposition de --, soit à l'incorporation (sous les deux formes qui ont été proposées).

Comme nous l'avons vu, le "supin" est difficile, voire impossible, avec un objet pronominal. L'objet doit être lexical et il est lié à l'activité dénotée par le "supin". Par conséquent, il faut admettre que dans la cules il n'y a pas de pro objet.

En conclusion, on n'a pas besoin des catégories mixtes pour traiter les exemples dans lesquels le "supin" semble avoir un comportement double. J'ai montré que le supin contraste systématiquement avec les formes clairement verbales. Le contexte prépositionnel n'admet que des GNs. Si le participe est placé dans une structure de type nominal, il développera une structure de GN, avec ou sans déterminant.