• Aucun résultat trouvé

Une explication alternative

2. Plan du travail

3.4. Nominalisations en roumain – implications théoriques

3.4.3. Une explication alternative

L’explication de Cornilescu (1999)a basée sur les propriétés aspectuelles des suffixes pose une relation non triviale entre la différence de comportement et les affixes en tant que tels. Plusieurs questions se posent par rapport à cette approche. La première question concerne la télicité: pourquoi le "supin" serait-il [-Télique] et l'infinitif [+Télique]? Dans l'analyse de Cornilescu cette distribution des traits est une propriété arbitraire des suffixes. Pourquoi ne serait-ce pas l'inverse, étant donné la parenté entre le "supin" et le participe (qui représentent en fait, dans l'analyse proposée ici, un même item lexical), qui en tant que forme

passive devrait impliquer la projection de l'argument interne11? Alors on s'attendrait à ce que la projection de l'argument interne soit obligatoire, voire à ce que l'objet soit obligatoirement projeté dans la syntaxe (cf. chapitre 2 ci-dessus).

Deuxièmement, il paraît que la corrélation entre les suffixes et la télicité n'est pas générale: il existe des exemples de nominalisation de l'infinitif qui ne sont pas téliques. Dans le cas des nominalisations infinitives des verbes à objet prototypique, l'objet nul n'induit pas la télicité. Pour ces exemples, l'interprétation de la nominalisation ne correspond pas à un accomplissement:

(47) a descrierea (pro)

décrire-Dét

'la description'

b *descrierea în cinci minute

décrire-Dét en cinq minutes 'la description en cinq minutes'

Par ailleurs, dans le cas où l'objet est lexicalisé sous la forme d'un nom sans déterminant, précédé d'une préposition, cet objet ne vérifie pas en principe les traits téliques du suffixe, et pourtant la structure est grammaticale:

(48) spălare de creier laver-Dét de cerveau 'lavage de cerveau'

Il semble donc que les nominalisations construites par l'attachement du suffixe -RE ont la propriété d'exiger la réalisation du COD, plutôt que d'encoder la télicité. La télicité ne serait-elle pas un résultat de la projection de l'objet plutôt que la cause qui détermine la projection de celui-ci?

Une troisième question qui apparaît est que, du fait que les nominalisations du "supin" ont la possibilité de réaliser tantôt l'agent, tantôt le thème, le suffixe en question serait tantôt télique, tantôt atélique.

(49) a scrisul scrisorii

écrit-Dét lettre-Gén

le fait d'écrire la lettre

b scrisul lui Ion

écrit-Dét Gén Jean

'l'écriture de Jean / le fait que Jean écrive'

Cornilescu remarque d'ailleurs que la nominalisation qui lexicalise l’objet prend dans les deux cas – de l’infinitif comme du "supin" – l'interprétation d'accomplissement. Il semble donc curieux que le trait [-télique] soit caractéristique dans la nominalisation du "supin".

Un quatrième problème est lié aux nominalisations intransitives, qui sont également les plus problématiques pour la théorie de Grimshaw. A propos des données de Cornilescu, reprises ici sous (45)-(46), on peut faire certaines remarques.

Les verbes inaccusatifs semblent admettre les deux types de nominalisation, néanmoins il existe des verbes inaccusatifs pour lesquels la nominalisation du "supin" n'est pas possible:

(50) a căderea frunzelor

tomber-Dét feuilles-Gén

'la chute des feuilles' b *căzutul frunzelor

tombé-Dét feuilles-Gén

'la chute des feuilles'

Cette nominalisation devient possible dans les contextes où l'argument unique est un N [+humain], interprété par défaut comme agentif:

(51) căzutul copilului este frecvent înainte de doi ani12 tombé-Dét enfant-Gén est fréquent avant de deux ans

'le fait que l'enfant tombe est fréquent avant l'âge de deux ans'

D'autre part, les verbes inaccusatifs qui apparaissent dans cette liste n'admettent pas dans tous les contextes la nominalisation événementielle:

(52) a *aterizatul avionului a avut loc acum o oră / *a fost întîrziat atterri-Dét avion-Gén a eu lieu il y a une heure / a été retardé 'l'aterrissage de l'avion a eu lieu il y a une heure / a été retardé' b aterizarea avionului a avut loc acum o oră / a fost întîrziată

atterrir-Dét avion-Gén a eu lieu il y a une heure / a été retardé-Acd 'l'atterrissage de l'avion a eu lieu il y a une heure / a été retardé' c (?)aterizatul este interzis pe această pistă13

12 Je remercie Violeta Vintilescu pour m'avoir fourni cet exemple, qui m'a permis de mieux comprendre le fonctionnement des nominalisations inaccusatives.

atterri-Dét est interdit sur cette piste 'l'atterrissage est interdit sur cette piste' (53) a *plecatul trenului a fost întîrziat

parti-Dét train-Gén a été retardé 'le départ du train a été retardé' b plecarea trenului a fost întîrziată

partir-Dét train-Gén a été retardé 'le départ du train a été retardé'

c plecatul copiilor în tabără este obositor pentru părinţi

parti-Dét enfants-Gén en colonie est fatigant pour les parents 'le départ des enfants en colonie est fatigant pour les parents'

Il est possible d'attribuer ces contrastes à l'effet d'un passage de la classe des inaccusatifs à la classe des inergatifs; le "supin" serait alors formé sur la base de la structure inergative et non pas sur la base de la structure inaccusative.

Les deux remarques ci-dessus ne sont pas indépendantes. En fait, on peut faire l'hypothèse que la nominalisation des inaccusatifs formée sur le "supin" dépend de la recatégorisation du verbe inaccusatif en verbe inergatif, par le choix d'un sujet approprié. Ce comportement du "supin" nominal roumain peut être rapproché de celui du gérondif anglais, qui permet des nominalisations à partir des inchoatifs (ex.(15) de la section 3.3): on pourrait également proposer que ces nominalisations sont possibles par l'inergativisation.

A ceci j’aimerais ajouter l’observation suivante: les nominalisations de verbes inaccusatifs exprimant des changements d'état qui figurent dans la liste (45) sont interprétées comme des événements réitérés ou réitérables, en fait elles ont l'interprétation "habituelle"; cette interprétation est incompatible avec la nominalisation de l'infinitif:

(54) a învierea lui Hristos

ressusciter-Dét Gén Christ

'la résurrection du Christ'

b *înviatul lui Hristos

ressuscité-Dét Gén Christ 'la résurrection du Christ'

c înviatul acestui personaj de-a lungul întregului film este plictisitor

13 Des exemples de ce type ne sont sans doute pas fréquents, mais ils sont grammaticaux. Le contraste pertinent pour notre discussion est plus clair dans les exemples comme (53) et les suivants.

ressuscité-Dét ce-Gén personnage le long du film est ennuyeux 'la réanimation de ce personnage le long du film est ennuyeuse' (55) a *sositul trenului la destinaţie

arrivé-Dét train-Gén à destination

'l'arrivée des trains à destination'

b în acest birou, sositul în întîrziere este frecvent dans ce bureau, arrivé-Dét en retard est fréquent 'dans ce lycée, le fait d'arriver en retard est fréquent'

Ces données suggèrent que les inaccusatifs permettant la nominalisation du "supin" subissent en préalable une inergativisation, qui s'associe à la lecture 'habituelle'.

Cette conclusion permet de faire le rapport avec la syntaxe du "supin" telle qu'elle a été proposée au chapitre 2. Si les nominalisations du "supin" ont une base inergative, et les nominalisations de l'infinitif une base inaccusative, on doit conclure que la projection de l'objet n'est pas exclue dans les nominalisations du supin, elle est même obligatoire. La projection de l'objet est en fait la condition de la nominalisation du "supin", qui, comme tout participe, a la propriété d'externaliser l'objet projeté, i.e. la base participiale suppose une opération comparable à celle de passif. On peut donc affirmer (56):

(56) L’objet est projeté dans les nominalisations du participe y compris pour les intransitifs /inergatifs.

Dans cette optique, la différence entre les deux nominalisations peut être exprimée intuitivement par le fait que les nominalisations infinitives sont paraphrasables par "le fait de V-Inf", et les nominalisations du "supin" par "le fait que quelque chose soit V-Part".

La solution que je propose est reliée à l’hypothèse faite par Dobrovie-Sorin (1998) pour rendre compte des constructions du type “se vorbeşte” ‘il se parle’. Les nominalisations à partir du "supin" seraient un argument indépendant en faveur d’une théorie de la passivation des intransitifs qui repose sur l’idée que l’objet nul est projeté dans la syntaxe chaque fois que l’externalisation de l’objet est forcée par les propriétés syntaxiques des affixes avec lesquels les verbes se combinent.

Selon Dobrovie-Sorin (1998), les structures médio-passives sont basées sur des chaînes à un seul argument. Le point central de l’analyse proposée par Dobrovie-Sorin est l’idée que la passivation des inergatifs repose sur la même règle que la passivation des transitifs. L’analyse est basée sur les structures impersonnelles en se – le se "moyen"; comme celles de (57):

se chante / se dort / se travaille / se mange 'on chante/ on dort/ on travaille / on mange'

b. nu se poate dormi de atîta zgomot

ne se peut dormir de tant bruit

'on ne peut pas dormir à cause de tant de bruit' Ces exemples reposent sur des chaînes du type:

(57)’ se proi ei

Dobrovie-Sorin montre que dans ces exemples, se n’est pas un sujet nominatif, (contrairement à l'analyse de Pană-Dindelegan (1976)), mais un clitique accusatif moyen-passif, ce qui est corrélé avec la présence d'un argument externalisé dans la structure argumentale. Pour les inergatifs, il y a projection d’un objet nul prototypique. Ceci permet de donner une analyse unifiée pour toutes les structures passives, formées sur des transitifs aussi bien que sur des intransitifs.

On peut faire un parallèle entre l’analyse proposée ici (dérivée de Dobrovie-Sorin (1994) pour la passivation des inergatifs) avec le modèle de Hale & Keyser (1993), mais en fait il s'agit simplement de deux intuitions similaires, complètement distinctes, qui se trouvent à des niveaux différents de la représentation. Hale et Keyser proposent que les inergatifs sont dérivés par l'incorporation d'un objet nul dans un verbe support, mais ceci a lieu dans le lexique, à un niveau que Hale et Keyser appellent la syntaxe lexicale. Ainsi, danser est formé à ce niveau par l'incorporation d'un objet 'danse' dans un verbe de type 'faire'. De l'autre côté, Dobrovie-Sorin propose que les inergatifs passifs projettent un objet nul syntaxique, qui est externalisé par la suite; ceci a lieu pour des raisons syntaxiques, comme contrainte imposée par certains morphèmes parmi lesquels le se moyen.

Comme se, -at est un morphème qui force l’externalisation de l’argument externe. La projection de l’argument interne doit se faire non pas en position objet, mais directement dans la position sujet disponible14. On remarque le parallélisme suivant: les verbes inergatifs permettent le se moyen et la nominalisation du supin, mais ne permettent pas la nominalisation de l’infinitif:

(58) a a rîde / se rîde/ rîsul /*rîderea 'rire / se rit / le ri-sup / le rire-inf'

b a respira / se respiră / respiratul / *respirarea

14 Cette position sujet pose un problème pour le GV participial, car à cause de l’absence de Flexion appropriée, celui-ci ne projette pas de position sujet dans le sens “verbal”. Il y aura alors une position sujet extérieure au GV, comparable à ce qui se passe dans le cas des adjectifs.

'respirer / se respire / le respiré / le respirer'

c a munci / se munceşte / muncitul / *muncirea

'travailler / se travaille / le travaillé / le travailler'

Cela s’explique sans doute de la même façon, c’est-à-dire par le fait que la nominalisation de l’infinitif force la projection de l’argument interne en position objet, tandis que la nominalisation du "supin" passe par une externalisation de cet argument.

Si cette proposition s'avère correcte, elle permet d'expliquer les problèmes soulevés ci-dessus - la restriction portant sur les suffixes de nominalisation et la base avec laquelle ils se combinent, à savoir ergative et transitive dans le cas du suffixe –RE et inergative et transitive dans le cas du suffixe –AT - et en même temps elle conserve un traitement unifié du supin, y compris dans la nominalisation. La nominalisation des inaccusatifs est possible seulement après inergativisation; le participe force l'externalisation du Thème, et cette externalisation n'est pas possible dans le cas des inaccusatifs (le Thème étant déjà externalisé dans le lexique). C'est ce qui explique l'agrammaticalité des exemples comme (54)b. Dans le cas des inergatifs, il y a, conformément à l'analyse de Dobrovie-Sorin (1994), projection d'un objet nul, que le participe externalise.

En résumé, le participe induit une interprétation de la nominalisation à partir de la base “être lu”, tandis que celle de l’infinitif induit une interprétation de type “lire”. La nominalisation aboutit respectivement à l’interprétation “l’événement d’être lu” vs. “l’événement de lire”. Dans l'analyse que je propose, la lecture événementielle de la nominalisation du supin est possible, même si le seul argument réalisé est l'Agent, en raison du fait que la nominalisation prend pour point de départ une base qui a déjà externalisé un argument interne.