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3.2.1. Des outils qui, d’un côté, accroissent les inégalités territoriales

Derrière la profusion des outils numériques se cache une autre réalité : un accroissement des inégalités en matière de connexion, d’accès aux réseaux, de maîtrise des outils... Cette hétérogénéité peut se matérialiser à travers l’accroissement des écarts entre des villes ayant un rang hiérarchique différent (Bakis, 2012), par la variabilité, la disponibilité, la nature et la technicité des infrastructures et des services engagés. Un second facteur mis en avant par cet auteur concerne les conditions dans lesquelles émergent ces territoires numériques, à travers les arbitrages qui s’établissent entre aménageurs et décideurs sur la base de la rapidité de retours sur investissements dans les territoires. Les stratégies d’aménagement s’opèrent (toujours d’après Bakis, 2012) sur la base de l’opportunisme économique avant de s’inscrire dans un projet territorial global, comme si l’existence d’un « terreau » était un préalable au développement des infrastructures numériques.

Il y a de moins en moins d’homogénéité, car les territoires ont désormais la possibilité ou sont contraints de s’approprier (ou non) plusieurs technologies en même temps. Aussi, aucune d’entre elles ne peut faire office d’indicateur pour déterminer avec précision et exactitude le niveau d’homogénéité. L’hétérogénéité des territoires peut correspondre à des niveaux d’équipements hétérogènes ; c’est ce que confirment les travaux de Loukou (2012) sur la diffusion d’internet en Côte d’Ivoire. L’expansion d’internet n’a pas suivi la forte progression des abonnements relatifs à la téléphonie mobile cellulaire. D’après les statistiques de l’Union Internationale des Télécommunications, pour 100 ivoiriens, le taux d'utilisateurs individuels d'internet32 était de 0,23% en 2000, puis de 2,60% en 2010 et 21% en 2015,

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alors que ce pays enregistrait, aux mêmes dates, 2,93%, 82,20%, et 119,31% de taux d'abonnement individuels pour la téléphonie mobile cellulaire33.

Cette réalité est aussi facile à voir si l’on s’intéresse aux taux de couverture des infrastructures téléphoniques en France. D'après les derniers chiffres publiés en juillet 2016 par l'ARCEP34 (Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes), relativement à son enquête annuelle d’évaluation de la qualité de service des opérateurs mobiles métropolitains (600 000 mesures en 2G, 3G et 4G) (Fig. 3.2), la qualité globale des services mobiles s’accroit, mais des disparités territoriales naissent du fait de celles qui existent entre les opérateurs. Cette enquête révèle, notamment, que sur la ligne TGV Paris-Calais, 58% des pages Web ne se sont pas chargées en moins de 10s avec Bouygues Telecom, tandis que parmi les 42% chargées avec succès, 0% ont été chargées en 2G, 27% en 3G et 15% en 4G.

Source : ARCEP (2016)

Figure 3.2 : Taux de couverture 2G, 3G et 4G des opérateurs téléphoniques en France.

Opérateurs Echec Succès 2G 3G 4G Bouygues T. 55% 0% 27% 18% Free 66% 0% 28% 6% Orange 33% 0% 22% 45% SFR 52% 0% 32% 16% Source : ARCEP (2016)

Tableau 3.1 : Taux de pages web chargées en moins de 10s sur l’axe TGV Paris-Calais.

Pour le même trajet, 33% d’échecs sont observés chez Orange, alors que ce pourcentage est de 66% avec Free et 52% avec SFR. Ces chiffres sont également différents pour les lieux de connexion. D’après l’ARCEP, ces distinctions sont telles qu’elles peuvent amener à considérer les hétérogénéités en termes de couverture des infrastructures de télécommunication comme de nouveaux critères de distinction entre zones rurales, zones intermédiaires (agglomérations de 10 000 à 400 000 habitants) et zones denses (agglomérations de plus de 400 000 habitants). Il y a ainsi d’importants écarts en termes de qualité de services entre les différentes zones. La 4G en zone rurale est livrée avec un débit de 6 Mbit/s, alors qu'elle atteint 18 Mbit/s en zone intermédiaire et 30 Mbit/s en zone dense. Concernant les appels vocaux, environ 86% des appels sont de bonne qualité en zone rurale, contre plus de 95% dans les autres zones. Ainsi, si la mise à disposition des infrastructures dote incontestablement les territoires de réelles potentialités de développement, il n’en reste pas moins qu’elles accroissent des différences spatiales traduites par une hétérogénéité territoriale (Bakis, 2012).

Ces constats sont aussi observés lorsque l'on spatialise la couverture 3G des quatre opérateurs. En 2012, la 3G couvrait 92.48% du Vaucluse et 89.86% du Var (Fig. 3.3), avec une présence inégale (voire une absence) des opérateurs dans certaines communes (Hébert, 2014). Les réseaux ne cessent néanmoins de progresser, car les deux départements sont couverts en totalité en avril 2016. Toutefois, la présence de tous les opérateurs cache une qualité inégale des services : Bouygues Télécoms affiche un taux de couverture de 47% sur la commune de Ménerbes (dans le Vaucluse) tandis qu’Orange et Free sont chacun présents sur plus de 95% du territoire de cette commune. Cependant, Bouygues est en avance dans cette commune pour la 4G : l’opérateur couvre 68% du territoire en avril 2016 tandis qu’en juillet 2016 les couvertures d’Orange, Free et SFR n’étaient respectivement que de 36%, 0% et 0% (d’après les données ARCEP, 2016).

3.2.2. Des outils qui, d’un autre côté, peuvent être synonymes de mixités

À cette hétérogénéité territoriale s’associe une mixité au niveau de pratiques observables à une échelle humaine. Dans la mesure où les technologies numériques sont démystifiées (car domestiquées, sinon imposées dans tous les lieux de vie et plus spécifiquement ceux de la vie professionnelle, de la vie privée et de la vie familiale), les frontières sont de plus en plus minces voire « inexistantes ». Les technologies sans fil et les médias qui les supportent ont rompu ce que Groeing (2010) appelle la « fine membrane entre le domaine public et le privé ». C'est l’ère de l’« espace hybride » (Souza et Silva, 2006) c’est-à-dire une médiation de nos activités quotidiennes à travers des nœuds digitaux, une réorganisation de l'expérience privée dans le domaine public (Bull, 2004).

Les sphères publiques, privées et familiales ont été définies à travers nos routines quotidiennes dans le temps et dans l'espace (Silverstone et al. 1994 ; Williams 1990). Pour Berry et al. (2013) ainsi que Habermas (1992), notre perception et notre construction de ces espaces sont aujourd’hui de plus en plus révélées par nos pratiques numériques. Par exemple, la maison relève de façon traditionnelle de la sphère du privé et les loisirs de celle du public. La sphère dite publique relève de l'audience ou d'une intention. Une audience qui collecte ou qui est susceptible d'être intéressée par les informations nous concernant. Une intention relative à l’action permettant la rencontre du public et du privé dans les intérêts du public (Berry et al., 2013).

Par l'introduction de la télévision dans le cadre familial, ces frontières ont déjà été confondues par le passé. À ce titre, la télévision a introduit le loisir dans le cadre familial, tout en faisant partager des expériences privées et publiques en même temps qu'elle véhicule le sentiment d'appartenir à une communauté. Ces distinctions ont davantage été bouleversées par la communication mobile (Wei, 2013). Les consommateurs de technologies mobiles ont un ou plusieurs espaces où la connexion WiFi est disponible et ils s’y investissent fréquemment comme dans « leurs » espaces de bureau. De façon similaire, on peut décider d’aller passer une journée selon la proximité avec un réseau WiFi ouvert. La disponibilité de l’accès internet aide en outre à supporter le temps d’attente, par exemple dans une gare ou dans des magasins qui ne sont plus dès lors considérés comme des endroits où l’on est susceptibles de s’ennuyer dans l’attente de l’autre, ou pour lesquels l’engouement à l’idée de s’y rendre baisse. Pour certains développeurs et designers web, il y a différents espaces de travail en termes de terrasses de café. Il y a celui qui sert à la pré-production/création, celui de la production et celui des dates limites ou des créations dans l’urgence.

Chaque technologie a son type de voisinage et ses pratiques sociotechniques propres ; d’autres s’arrangent même pour trouver un café à la fois proche d’une borne WiFi gratuite et pour laquelle il ne leur sera pas forcément demandé de consommer pour occuper une place.

Source : Hébert (2014)

Plusieurs activités familiales ou activités sociales sortent du cadre du foyer pour se poursuivre ou transiter par le cadre public grâce à des applications mobiles. La prise de rendez-vous en ligne pour une manifestation ou une activité politique, la retransmission en direct sur les réseaux sociaux, puis la publication des photos et des vidéos de l’évènement sont des pratiques courantes. Ainsi la croissance de l’accès et de l’usage des technologies numériques et la disponibilité généralisée d’internet ont fourni des moyens aux manifestants et aux gouvernants soit pour « cyber protester » soit pour influer sur les évènements politiques et sociaux en facilitant l’organisation et l’action (Wilson et Corey, 2012). Cela a pu être observé lors des évènements associés à la période qualifiée de « printemps arabe » (IHEDN, 2014) en Égypte et en Tunisie (Nelson, 2008) ou avec les manifestations « nuit debout 35» menées à Paris : plusieurs personnes ont utilisé internet et les réseaux sociaux pour échanger de façon anonyme et critiquer le gouvernement tout en essayant d’organiser des stratégies d’actions concrètes sur le terrain dans les rues (Gwiazdzinski, 2016).

Au-delà du public, du privé ou du professionnel, L. Forlano (2013) montre qu’il est possible aujourd'hui de se connecter à la sphère de l’"étranger" en vue de collaborer avec lui autour d’un projet public. Il souligne ainsi la nécessité de notions émergentes pour désigner ces espaces qui déterminent les façons dont les personnes, le lieu et la technologie sont interdépendants. Selon lui, la technologie dite urbaine n'est pas qu’invisible, congrue ou conforme, transparente et synonyme d’ubiquité ; elle est également visible ou incongrue, avec des limites architecturales, imprégnée de tension, de disjonction, de coutures et de frictions.

L. Forlano (2013) évoque une co-production à analyser selon trois axes : 1) la visualisation et la mise en œuvre de matériels digitaux,

2) l'expérience vécue découlant de pratiques sociotechniques 3) l’imaginaire co-construit.

Le premier axe s’observe à travers la création artistique ; c’est l’art digital collaboratif. La

Crown Fountain36au Millennium Park de Chicago, le projet Blinkenlight37 à Berlin et l’Unnumbered

sparks38 à Vancouver au Canada sont des exemples qui en témoignent. Le public devient l’artiste

d’une œuvre commune qui progresse en temps réel et de façon interactive tout en remplissant la fonction d’espace de vie, de rencontre et de partage. Les pratiques associées aux terminaux mobiles illustrent bien (toujours selon Forlano, 2013) l’expérience vécue. Les accès WiFi permettent de se connecter à internet et d'appartenir à une communauté mondiale. Ils sont eux-mêmes rattachés à des espaces physiques digitaux bornés que partagent plusieurs personnes à la fois. On a ainsi des espaces de travail collaboratif qui sont créés en vue de pouvoir travailler de façon plus mobile et plus flexible.

La co-production à travers l'imaginaire se perçoit aujourd’hui grâce à l’exemple de la réalité augmentée. Celle-ci est un moyen de voir le monde d'une façon qui étend notre perspective au-delà des limites d'une caméra ou d'une carte. Elle permet ainsi d'éprouver ce que Chalmers et al. (2003) qualifient de ruptures digitales interrompant nos expériences vécues avec de nouvelles possibilités tout en étant au même moment limité par des frontières physiques et des perturbations extérieures. On peut construire des espaces que le monde physique et ses limites n'autorisent pas. L'homme et les technologies digitales coproduisent du sens au lieu. Le géo-marquage, permet ainsi d'apporter une connaissance tactique au lieu pour en faire bénéficier la communauté (par exemple les visites virtuelles illustrées par des étudiants à l’aide de géo-marquage en réalité augmentée). Au final, les espaces sont donc de plus en plus co-construits, co-partagés et co-vécus et donc de plus en plus confondus à travers la naissance d’une co-présence permettent ainsi de créer du lien à un niveau à la fois transversal et multiéchelle (humain, local, régional, national, continental et mondial).

35 https://nuitdebout.fr/, http://russeurope.hypotheses.org/4857 36 https://fr.wikipedia.org/wiki/Crown_Fountain 37 http://blinkenlights.net/ 38 http://www.unnumberedsparks.com/

3.2.3. Des effets spatiaux finalement complexes à mesurer

En dépassant une vision binaire des usagers du numérique (utilisateur ou non), il faut rappeler que les bouleversements sociétaux liés à son apparition sont la résultante de phénomènes complexes, et que les clivages intergénérationnels et socioculturels pré-existent et peuvent être accentués par le numérique (Rallet et Rochelandet, 2011). De même, si la société française est effectivement prudente, voire réticente aux usages du numérique dans son ensemble (Lebreton, 2013), les inégalités pouvaient être aussi bien renforcées que comblées, ce qui amène à la définition de « ruralités innovantes ». Ces contrastes sont loin des stéréotypes faciles et ils se vérifient par exemple par l'étude sur les pratiques de déconnexion volontaire qui concerne justement des cadres supérieurs, ayant une parfaite maîtrise des outils, mais qui se coupent des réseaux (Jauréguiberry, 2014).

Les réseaux de télécommunication soulèvent par ailleurs des problématiques technologiques, réglementaires et internationales (Fullsack, 2005). S’ils se présentent comme une source d’économie d’échelle, à travers les gains d’espace, d’installation et d’entretien (comme pour la fibre optique ou les réseaux hertziens), ils entrainent une obsolescence accélérée des technologies précédentes et leur mise au rebut si elles sont mal planifiées. L’introduction des nouvelles technologies ne revêt pas toujours un caractère « neutre ». Elle se fait toujours au détriment d’une autre technologie, souvent portée par un acteur qui n’a pas su faire face à la concurrence. Elle réorganise en continu l’espace et le marché des télécommunications, et ses effets spatiaux sont donc en perpétuelle évolution.

En outre le passage d’une technologie à une autre pose souvent problème car une nouvelle technologie amène à redéfinir de nouveaux services qui fonctionnent déjà bien à la place d’une autre que l’on souhaite remplacer, ce qui est alors source de résistances, de blocages et d’investissements inutiles. Au plan juridique, la diversité des acteurs, née de la déréglementation implique une multiplicité des équipements ainsi que des problèmes d’interconnexion, et des difficultés de normalisation. Cela induit des coûts pour l’interconnexion et également des pertes en termes de qualité de signal ou des risques de défaillance. Au niveau des questions internationales, l’interconnexion des réseaux nationaux soulèvent des problèmes de coûts et d’études de marché lorsque les opérateurs décident d’étendre leurs réseaux au-delà des frontières nationales.

La concurrence au niveau international des opérateurs nationaux amenuise, par ailleurs, leur efficacité face à la concurrence étrangère. Compte tenu du coût de transport de plus en plus bas lié à la fibre optique, on assiste à une surcapacité des pays industrialisés en termes de débit internet pour une demande intérieure relevant d’un ordre de grandeur bien inférieur. Par ailleurs, cette évolution des réseaux de télécommunication met en lumière les fortes relations entre réseaux de transport et pratiques en mobilité (avec les smartphones surtout), de même qu’entre réseau de télécommunication et réseau électrique. Ainsi pour mettre en place un réseau de télécommunication viable, l’électricité est un préalable surtout lorsque l’on s’intéresse à la réduction de la fracture numérique entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement.

Pourquoi s’orienter plus spécialement vers les smartphones ?

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