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LES MODÈLES MULTITÂCHES APPLIQUÉS À L’ANALYSE DES ACTIVITÉS UNIVERSITAIRES

1.1. I NTRODUCTION DE L ’ APPROCHE MULTITÂCHE

L’approche multitâche proposée par Holmström et Milgrom [1991] a pour toile de fond les débats consacrés au choix entre les incitations de puissance forte et les incitations de puissance faible. Traditionnellement, on parle des incitations de puissance faible dans le cadre de l’organisation où les employés reçoivent un salaire fixe de sorte qu’ils n’ont pas d’intérêt direct aux résultats de leur travail (nous laissons ici de côté la morale ou les motivations intrinsèques). Les incitations de puissance forte correspondent à des incitations de marché où le revenu d’un individu dépend directement de ses actions et de ses efforts. Les firmes appliquent cette idée d'incitation forte en offrant aux employés des schémas qui établissent une dépendance entre l’effort et la rémunération. Comme les efforts eux-mêmes ne sont pas habituellement observables, le principal peut utiliser des signaux (en tant que «proxies») comme une base de compensation. Par exemple, il est parfois possible de considérer l’output comme un tel signal de sorte que la rémunération est déterminée par la formule suivante :

( )= β + α

( )

w e

q e

,

0< α <1

. Ce système permet de susciter l’intérêt de l’agent aux résultats de son travail et de l’encourager à fournir des efforts élevés.

Formellement, une reconstruction des incitations fortes est possible si la performance de l’agent est facilement observable, mesurable et vérifiable. Pourtant, les premières théories normatives de l’agence [Ross, 1973; Mirrlees, 1976; Shavell, 1979] indiquaient que l’application de l'incitation forte est limitée par l’arbitrage entre l’incitation et le partage de risque. C’est une question classique du modèle «principal-agent».

Le principal, dont la fonction de profit dépend de la performance de l’agent, doit proposer à ce dernier, en l'employant, un système de rémunération qui soit acceptable du point de vue de

l’utilité de réserve (reservation utility) de l’agent. En posant la condition d'un environnement incertain6, ce système sert à inciter l’employé à fournir un effort qui maximise la fonction de profit du principal. Dans les modèles simples, on introduit l’incertitude comme l’ensemble des états contingents de la nature qui déforme les résultats des efforts de l’agent. Ainsi, il devient difficile d’estimer exactement sa performance réelle sur la base des signaux directs comme l’output, par exemple7. Comme les gains des deux parties dépendent des résultats de l’effort de l’agent, dès que ces résultats sont incertains, les revenus peuvent être considérés comme risqués. Par conséquent,

6 S’il n’y a aucun facteur incertain et que toutes les actions de l’agent sont observables et vérifiables, l’employeur offre à

l’employé un salaire fixe (w*) payé pour une performance prescrite (

e*). Ce salaire et ces efforts donnent l’équilibre

ordinaire de l’offre et de la demande du travail, qui représentent les résultats correspondants des problèmes suivants: (i) maxeU{e, w}, (ii) maxe {q(e), w}.

7 On suppose habituellement que l’agent est une partie informée, tandis que le principal ne peut pas observer l’état de

nature réalisé. Pour expliquer plus facilement la nature d’arbitrage entre l'incitation et le partage du risque, on ne considère pas ici une autre sorte d’information asymétrique lorsque le principal ne connaît pas le type d’agent auquel il se heurte. Dans ce cas, le système de rémunération a un autre but : révéler le type d’agent.

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la réponse à la question : "est-il justifié d’utiliser l’incitation forte ou non ?" dépend de la manière dont les risques doivent être distribués.

Si une des parties est neutre au risque, alors, selon la conclusion fondamentale de l’économie de l’incertain, c’est à elle d’assumer tous les risques. Si le principal est neutre au risque, il doit payer à l’agent "risquophobe" un salaire fixe et porter lui-même les risques. Dans ce cas, il s’agit d'une incitation de puissance faible (

β>0

et

α=0

) où l’agent est complètement assuré contre le risque. Inversement, si le principal est "risquophobe", tandis que l’agent est neutre au risque, c’est ce dernier qui doit travailler à ses risques et périls (

β <0

et

α =1

)8.

Dans le cas de deux parties "risquophobes", le principal et l’agent ont à partager le risque entre eux de façon que les paramètres du contrat prennent les valeurs suivantes :

0< α <1

et

0

β >

(ici

β

est plus petit que dans le cas où le principal est neutre au risque et l’agent est "risquophobe"). Ainsi, l’agent est assuré partiellement contre le risque, et, dans le même temps, ce schéma procure une incitation de puissance forte (bien qu'elle soit un peu plus faible par rapport à celle du marché où

α =1

).

Dans ce contexte, un des facteurs qui a encouragé l’élaboration du concept des tâches multiples était le fait qu’en réalité, dans l’organisation, on retrouvait les incitations de puissance forte beaucoup plus rarement que la théorie des incitations ne le prédisait. En 1991, Holmström et Milgrom publient leur travail fondateur «Multitask Principal-Agent Analysis: Incentive Contracts, Asset Ownership and Job Design» où ils affirment que c’est la nature des travaux à accomplir – caractérisée par un éventail de tâches – qui implique l'utilisation des schémas d’incitation faible.

Ils basent cette idée sur le fait que la plupart des travaux embrassent plusieurs tâches qui se partagent le temps et les efforts de l’employé. Sous cet aspect, les tâches sont «les biens de substitution» pour l’agent. C’est pourquoi, si le principal met en place une incitation directe pour une des tâches, ceci, dans le même temps, « décourage » l’agent de s’investir dans les autres tâches qui lui sont assignées9. D’une part, ce phénomène crée une nouvelle méthode d’incitation indirecte :

8 Sous cette forme de contrat, le principal « vend » son business à l’agent pour le prix

( )

−β de sorte que l’agent après avoir

payé ce prix, fonctionne lui-même sur le marché et touche tout ce qu’il gagne. Aussi, l’incitation de ce système est-elle de puissance forte.

9 Bien sûr, des argumentations semblables avaient déjà émergé avant l’apparition du modèle formel de multitâche.

Ainsi, Williamson [1985] affirme qu'une évaluation difficile de la performance peut compliquer l’application des systèmes incitatifs basés sur les résultats. Les problèmes d’évaluation peuvent être liés

i) au caractère trop complexe de la tâche, ainsi que le travail exécuté par l’estimateur soit tout à fait identique à celui accompli par l’agent inspecté (il s’agit de travaux caractérisés par un fort «aspect créatif») ;

ii) à la nature indécomposable (ici, Williamson fait référence à Alchian et Demsetz [1972]) de certains travaux réalisés par un groupe d'agents de sorte que c’est presque impossible de détecter l’apport de chacun aux résultats communs.

De plus, Williamson donne un exemple concret d’une situation multitâche où les incitations fortes asymétriques provoquent une allocation déséquilibrée des efforts : la rémunération aux pièces (piece rate pay) risque d’entraîner l’exploitation excessive de l’équipement et empêchent le processus d’adaptation à l’environnement changeant. Ce problème est bien lié à l’arbitrage classique entre «la quantité» et «la qualité» qui peuvent représenter les objectifs concurrents du travail. Farrell et Shapiro [1989] réalisent une analyse détaillée de cet arbitrage.

Lazear [1989, 1995], en analysant le travail en groupe (team work) affirme que dans une telle situation le résultat dépend strictement du travail bien agencé de tous les membres de l’équipe. Par conséquent, le problème crucial ici est celui de concurrence «rapace» qui empêche la coordination efficiente. Lazear propose un modèle qui montre les conséquences négatives en terme d’output de l’équipe, qui sont susceptibles d’être emportées par les systèmes de

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pour stimuler l’agent à investir dans une tâche, le principal ne doit pas forcement renforcer l’incitation directe pour cette tâche, mais il peut tout simplement diminuer la rémunération de la tâche concurrente. Cependant, d’autre part, l’effet de substitution des efforts déforme l’efficacité des incitations fortes des tâches où la performance est bien observable si l’agent doit parallèlement effectuer une tâche où la performance est difficile à évaluer. Alors, en dehors des fonctions que nous avons précédemment indiquées, le système de rémunération incitative doit viser à assurer l’allocation efficace des efforts entre les tâches multiples composant le travail.

Enfin, un autre apport important du modèle Holmström et Milgrom réside dans le fait qu’en traitant le cas très répandu mais très spécifique des activités multidimensionnelles, il montre clairement le rôle crucial de la conception du travail et du partage des droits de propriété comme deux dispositifs organisationnels complémentaires au système d’incitation10. Contrairement à la

conception du travail, les principes d’allocation des droits de propriété peuvent apparaître peu utiles à notre analyse ultérieure du travail universitaire. Pourtant, ce n’est pas le cas : ce concept nous intéresse en raison de l’influence des activités externes des professeurs sur la performance de leurs tâches universitaires. Ainsi dans notre cas, il s’agira des principes de répartition des droits de la prise de décisions par rapport à l’engagement des professeurs dans les activités externes (autrement dit, si les professeurs sont autorisés d’exécuter les tâches externes ou pas) ainsi que de leurs droits résiduels d’utiliser les ressources universitaires – place de travail, bibliothèque, bases de données, équipement, etc. – pour réaliser ces activités. Déjà, en considérant le modèle Casas-Arce et Hejeebu [2004] dans le prochain chapitre, nous verrons que la politique générale gérant ces droits est un instrument puissant entre les mains de l’université afin de façonner ses relations avec les enseignants et d’influencer leur comportement, leurs motivations et leur carrière.

rémunération basés sur les évaluations relatives et sur les incitations fortes. Dans ce scénario aussi, on peut reconnaître l’intuition de l’approche multitâche. Du point de vue de l’allocation des efforts, les actions orientées sur les résultats personnels font concurrence aux efforts nécessaires pour assurer la coordination et coopération qui, a leur tour, améliorent la performance de l’équipe en général. Même si technologiquement, l’effort produit pour assurer la performance individuelle et l’effort contribuant à l’output de l’équipe ne se mettent pas en conflit direct, le système de rémunération incitative qui ne récompense que les résultats individuels et qui est dans le même temps incapable de contrôler et évaluer le « comportement coopératif », inévitablement crée un tel conflit.

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Cette partie de l'approche multitâche est bien liée aux débats sur différents modes organisationnels et sur la base du choix entre eux. Ainsi, la Théorie de coûts de transaction (TCT) affirme que ce sont des caractéristiques principales de la transaction – spécificité des actifs engagés, fréquence et degré d’incertitude – qui représentent les facteurs essentiels du choix de la forme organisationnelle [Williamson, 1991]. D’une façon analogue, la Théorie des contrats incomplets (TCI) soutient que pour certaines transactions, la nécessité d’investissements spécifiques et l'incomplétude contractuelle jouent un rôle clef dans la distribution optimale des droits résiduels, qui détermine en fait le mode de gouvernance [Grossman & Hart, 1986 ; Hart & Moore, 1990]. À son tour, Holmström [1999] soutient que la question principale qu’il faut poser avant de passer à l’analyse du mode organisationnel est plutôt «what do firms do?». Evidemment, il existe toujours certains paramètres de l’activité de l’agent qui restent hors de l'ensemble des caractéristiques transactionnelles clefs proposées par TCT et TCI. La nature multidimensionnelle de l’activité est un bon exemple d’une telle caractéristique qui puisse requérir la création d’une forme organisationnelle toute spécifique pour encadrer certaines relations «principal-agent» [Slade, 1996].

Dans le même temps, dans le cadre de la firme s’ouvre une possibilité d’utiliser de nouveaux dispositifs à gérer les relations. En effet, selon Holmström [1999], le fait d’avoir tous les actifs sous l’autorité unique et de baser la gouvernance sur le mécanisme de commande permet à la firme d’assigner les tâches et d'attribuer les actifs aux employés. Ceci crée conjointement une grande variation des instruments accessibles grâce auxquels la firme peut influencer les incitations de ses agents ; en définitive, elle devient capable d’élaborer un système incitatif plus complexe et mieux coordonné que celui proposé par le marché. Plus important, la firme a les capacités d’adapter la conception du travail et le rapport d’autres instruments organisationnels – visant à influencer le comportement des employés – aux objectifs organisationnels et conditions externes changeants. La situation multitâche représente un bon exemple où l'importance de ces capacités s'accroît.

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