• Aucun résultat trouvé

B Concept de capital social : les retombées positives de l’emploi multiple

5.1. L A NATURE DES LIENS INTER TACHES DANS LE CAS DES ACTIVITÉS INTERNES ET EXTERNES

5.1.1. B Concept de capital social : les retombées positives de l’emploi multiple

En évoquant les externalités dans le paragraphe précédent, nous mettions l’accent sur leur nature, laissant de côté la question de savoir si ces effets étaient positifs ou négatifs. Le signe des effets externes émergeant entre deux principaux dépend évidemment des caractéristiques de

353 Ou effet d’échelle, selon la terminologie du modèle de Bernheim et Whinston [1985, 1986]. Sur l’effet des tâches complémentaires dans le cadre du modèle de l’agent partagé, voir Mezzetti [1997], sur celui des tâches substituables, voir Martimort [1992].

354 Un des premiers modèles de l’agent partagé avec l’information imparfaite a été proposé par Esther [1991]. Ce modèle formalise le problème de l’information cachée. Il y a deux principaux sur le marché qui proposent deux produits plus ou moins analogues. Pour produire ces biens, chaque principal embauche un agent dont il ne connaît pas avec certitude le coût personnel de production. Le résultat qui peut nous intéresser le plus concerne justement les externalités informationnelles qui, dans le cas considéré, ne sont pas en faveur de l’agent partagé. Chaque principal peut utiliser l’information sur le chiffre d’affaires du concurrent comme une proxy pour le coût de production de son propre agent. Une telle proxy peut être interprétée comme une méthode d’évaluation comparative qui ne fonctionnera que dans le cas où les principaux embauchent deux agents différents. Ainsi, plus l’incertitude sur le coût personnel d’un agent est forte et plus la corrélation entre les coûts personnels de deux agents travaillant dans le même secteur est élevée, plus l'utilisation de deux agents indépendants est avantageuse pour les principaux. Par conséquent, même en présence d'externalités technologiques positives entre deux productions, l’existence des externalités informationnelles négatives dominantes est susceptible de rendre l’agent partagé complètement inefficace. Pour d’autres modèles de l’agent partagé avec l’information imparfaite, voir aussi Berkok [1990], Stole [1991], Martimort [1992, 1996].

Chapitre 5 : Les activités externes des universitaires

114

leurs politiques et des tâches respectives que l’agent accomplit pour chacun d’eux. Par contre, le capital social accumulé grâce à l’emploi multiple, qui dans le cas des universitaires embrasse normalement plusieurs secteurs différents355, est, avant tout, une source importante de retombées positives renforçant la performance de l’agent chez tous les principaux concernés356.

Les origines du phénomène de capital social [Loury, 1977, 1987] résident évidement dans l’interdépendance sociale. En effet, les individus, en poursuivant leurs objectifs ne se contentent pas toujours de leurs propres ressources ; ils peuvent retirer certains avantages des événements qui sont sous le contrôle total ou partiel d’autres individus. Pour caractériser l’essence de la notion de capital social, nous allons utiliser ici la définition donnée par Bourdieu [1980] : le capital social est une « somme de ressources actuelles ou virtuelles qui reviennent à un individu […] du fait qu’il possède un réseau durable de relations, connaissances et reconnaissances mutuelles plus ou moins institutionnalisées, c’est à dire une somme des capitaux et des pouvoirs qu’un tel réseau permet de mobiliser » [Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 95]357.

Ainsi, contrairement au capital humain qui se réfère aux caractéristiques personnelles d’un individu (ses connaissances, ses compétences, ses modèles comportementaux, etc.), le capital social est le produit des relations d’un individu avec d’autres acteurs et de l’accès sous-jacent qui en résulte à l’information, aux ressources, aux opportunités et au contrôle de ces acteurs [Burt, 1992 ; Coleman, 1988]. L’influence mutuelle entre ces deux types de capitaux est importante [French & Raven, 1959 ; Coleman, 1988 ; Friedman & Krackhard, 1997]358. Elle a un caractère multi-facettes, mais ce qui est crucial pour notre discussion, c'est de comprendre comment le capital social, que le professeur accumule grâce à ses emplois multiples, peut développer davantage son capital humain et ainsi renforcer sa performance académique. La réponse à cette question peut être représentée par une image, celle d’un pont construit au-dessus de ce que l’on dénomme des « trous structurels » (structural holes).

Le concept des trous structurels a été développé par Burt [1992] pour décrire les « hiatus » informationnels existant entre différents groupes sociaux. Les acteurs à l’intérieur d’un groupe occupationnel (tout comme dans les autres types de groupes sociaux, tels que géographiques, ethniques ou autre) partagent les sources d’information, les normes comportementales, les routines, les croyances, le vocabulaire. Plus ces paramètres sont

355 Pas uniquement universitaires ou académiques.

356 Nous pourrions à la limite expliquer cette importance du capital social par la complémentarité technologique, si nous définissions cette dernière comme une augmentation de la productivité (ou diminution du coût personnel) relative à une tâche résultant de l’accomplissement d’une autre. Pourtant, comme nous allons le voir plus loin, en ce qui concerne le capital social, ce n’est pas tant l’activité parallèle elle-même que le milieu professionnel où l’agent la réalise qui influence le plus la performance d’une autre tâche réalisée dans un cadre occupationnel différent. C’est pourquoi il me semble logique de considérer les externalités liées au capital social comme un cas indépendant.

357 Pour d’autre définitions, voir, par exemple, Coleman [1990, p. 302] ou Putnam [1993, p. 167]. Sur l’importance de la conception du capital social pour l’analyse économique, voir Granovetter [1985].

358 Sur le rôle du capital social comme un canal informationnel indispensable pour rendre l’application du capital humain possible, voir Lin et Dumin [1986], Zanzi et al. [1991], Seibert et al. [2001], Marmaros & Sacerdote [2002], Eby et al. [2003]. Sur l’importance du capital social pour une application efficiente du capital humain, voir Roethlisberger et Dickson [1939], Kotter [1982], Krackhardt et Stern [1988], Barringer et al. [1990], Ibarra [1992], Friedman et Krackhardt [1997], Burt [2000], Akerlof et Kranton [2005]. Sur les voies différentes dont le capital social peut influencer le succès organisationnel, voir Korman et al. [1981], Gould et Penley [1984], Brass [1984, 1985], Luthans et al. [1985], Nicholson et al. [1985], Gattiker et Larwood [1986], Poole et al. [1993], Cannings [1988a, 1988b], Cannings et Montmarquette [1991], Peluchette [1993], Kilduff et Krackhardt [1994], Seibert et al. [2001], Bozionelos [2003].

Chapitre 5 : Les activités externes des universitaires

115

spécifiques, plus le degré de fermeture (closure) du réseau relationnel au sein du groupe est fort. Les réseaux fermés ont leurs avantages359, mais ils ont aussi un point faible : l’information qui circule dans de tels réseaux est souvent redondante [Burt, 2005], ce qui, au fil du temps, décourage l’esprit créatif et limite le développement du système fonctionnant sur la base des routines internes trop rigides (group think ; Janis [1982]). En conséquence, ceci altère la performance du groupe. L’absence (ou quasi absence) de connections entre deux réseaux relativement fermés crée ce qu’on appelle un trou structurel360, puisqu'il n’y a pas de canal via

lequel l’échange d’information peut se réaliser.

L’apparition d’un intermédiaire entre les réseaux (si ce n’est pas pour les faire collaborer entre eux, au moins pour rendre possible l’échange d’information et d’expérience) peut potentiellement créer un surplus économique. Burt [1992, 2005] nomme cet intermédiaire

broker361. Les normes de comportement et le vocabulaire varient d’un groupe occupationnel à l’autre. C’est pourquoi l’efficience des actions du broker réunissant deux groupes en question (courtage) dépend, d’une part, de ses capacités à inspirer la confiance et, d’autre part, de ses capacités à assurer une interprétation correcte des idées et du comportement de chacun de ces deux groupes. L’idéal serait que le broker appartienne lui-même à ces deux groupes362.

Burt [2004] considère quatre stratégies de courtage via lesquelles le broker peut renforcer sa performance et créer une valeur supplémentaire à partir du même stock de capital humain :

(a) La stratégie première est de faire connaître aux gens des deux côtés du trou structurel les intérêts et les difficultés existant au sein du groupe opposé. Il s’agit d’une tentative de créer une coordination entre les groupes distincts, se conformant à des règles de jeu différentes, source des malentendus et de l’échec de la coopération.

(b) La deuxième possibilité est de transférer les pratiques pertinentes d’un groupe à l’autre. Le broker, qui connaît les activités des deux groupes, contrairement aux gens confinés dans le microclimat propre à chaque groupe, est capable de voir comment une croyance ou une pratique existant dans un groupe peut représenter de la valeur pour l’autre. Il est aussi en mesure d’interpréter cette croyance ou cette pratique en langage compréhensible pour le groupe ciblé.

359 Ils sont capables d’établir des sanctions collectives en renforçant ainsi l’institution de réputation qui, à son tour, favorise la prévisibilité et la confiance, ce qui, en fin de compte, réduit les risques d’interaction et facilite la communication et la coordination.

360 L’idée des trous structurels provient du concept de réseaux qui a émergé en sociologie dans les années soixante-dix du siècle dernier. Voir Granovetter [1973] sur la force des liens faibles, Freeman [1977] sur la position du centre joignant (betweenness centrality), Cook & Emerson [1978] sur les bénéfices des partenaires d’échange exclusifs, Burt [1980, 1982, 1992] sur l’autonomie créée par des réseaux complexes.

361 L’étymologie de la notion est claire puisque le broker s’empare du capital social du trou structurel, qui résulte de « l’opportunité de gérer [to broker] les flux d’information circulant entre les gens et former des projets réunissant les gens des différents côtés du trou.» [Burt, 2005, p. 18]. Le terme antérieur pour ce genre d’intermédiaire était introduit dans la littérature sociologique par Simmel [1922/1955], qui était tertius gaudens («the third who benifits»).

362 Le « courtage » efficient est aussi possible lorsque le broker, en étant un membre d’un des groupes, a un lien ferme avec au moins un des membres du deuxième groupe. Sur les types de liens entre les individus dans et entre les groupes, voir Granovetter [1973], sur les conditions de « courtage » efficient voir Burt [1992, 2005].

Chapitre 5 : Les activités externes des universitaires

116

(c) La troisième voie vient de la capacité de dégager des analogies en observant les groupes qui au premier regard n'ont rien de commun : il est possible de trouver quelque chose dans le comportement ou la manière de penser d’un groupe qui peut être utile à l’autre. Cette façon de voir les choses est difficilement concevable pour une personne qui, après avoir passé longtemps au sein d’un groupe, considère le cas de ce groupe comme très spécifique et, donc, perd la capacité de déduire destraits communs à partir de cas particuliers. Au contraire, le broker, favorisé par sa position d’intermédiaire, est plus capable d’une généralisation productive.

(d) La synthèse représente le quatrième niveau de courtage. Connaissant les activités dans les deux groupes, le broker est plus apte à voir quelles pratiques et quelles croyances, lorsqu’elles sont empruntées à chacun de deux groupes, peuvent en combinaison créer de la valeur supplémentaire363.

Donnons deux exemples qui montrent les avantages engendrés par l’emploi multiple des universitaires, tout en restant dans l’esprit du concept de capital social. La deuxième moitié du 20e siècle a été marquée par une complexification croissante du savoir, pas seulement dans le domaine de la recherche, mais aussi dans les matières appliquées364. Ceci a rendu le recrutement des professeurs dans les secteurs non académiques très bénéfique. En effet, les modèles traditionnels de transfert des connaissances de « l’académie » vers « l’industrie » via les publications, les licences ou les brevets (retombées spontanées codifiées)365 ne suffissent plus et ne sont pas applicables à toutes les branches. Par contre, la création des réseaux socioprofessionnels permet d’enrichir les voies de transmission des connaissances et des compétences entre les secteurs. Ces réseaux peuvent fonctionner « intentionnellement » et avoir un cadre formel bien défini. Il s’agit, d’un côté, des projets de recherche communs, du financement par les entreprises industrielles des chaires universitaires (retombées guidées codifiées) et, d’un autre côté, de l’affiliation/mobilité

363 En observant ces quatre scénarios par lesquels le courtage peut dégager des impulsions créatives, on peut remarquer que la créativité ici n’est pas considérée comme une caractéristique intrinsèque d’une personne donnée, mais plutôt comme le résultat du positionnement avantageux d’une personne sur le point d’intersection entre les croyances, les opinions et les expériences des gens qui n’ont pas de contact entre eux [Burt, 2005]. Pendant des dizaines d’années, les recherches sur la créativité ainsi que sur le leadership étaient concentrées sur les attributs, le comportement et les composants particuliers du capital humain des gens perçus comme des esprits créatifs ou de bons leaders [Simonton, 1984 ; Bass, 1990 ; House et al., 1991 ; Stephan & Levin, 1992 ; Meindl, 1993 ; Yukl, 1994]. Cependant, ces dernières années, les études psychologiques et sociologiques se focalisent de plus en plus sur un rang des facteurs externes qui peuvent prédisposer l’individu à être créatif [Runco, 2004 ; Brass & Krackhardt, 1999].

La créativité par le courtage se réalise souvent à traversdes transferts d’idées tout à fait ordinaires, même triviales, qui transvasées d’un groupe à l’autre, deviennent nouvelles et valables. Burt [2004] a exploré un échantillon de 673 managers gérant le réseau de distribution d’une grande entreprise électronique aux Etats-Unis. Il a recouru à l’expertise de deux managers de l’échelon supérieur pour évaluer les idées des managers locaux sur un changement que chacun d’eux avait pu proposer afin d’améliorer la performance du réseau. Pour chacun de 673 managers, l’auteur a collecté l’information sur tous les autres managers au sein de l’entreprise avec lesquels le manager en question discutait habituellement des affaires. Ainsi, les réseaux relationnels ont été construits. L’étude, réalisée avec beaucoup de soin pour éviter les pièges de fausse causalité, a montré que les managers dont les réseaux étaient petits ou trop fermés (en termes de redondance d’information) avaient en moyenne des idées moins valables et plus souvent rejetées par les experts comme complètement inutiles que les managers qui faisaient partie des réseaux plus grands et variés.

364 Pour une discussion à ce sujet, voir Annexe 9.

365 Il s’agit ici des retombées économiques (spillovers) [Mohnem, 1990 ; Caniels, 2000] produites par la recherche universitaire. Dans la littérature associée, on les classifie selon deux critères : les retombées codifiables ou tacites et les retombées guidées (directes) ou spontanées (indirectes) [Lazzeroni & Piccaluga, 2003]. Le premier critère se réfère à la forme (la nature) des connaissances et compétences transférées, tandis que le deuxième fait référence au « mode organisationnel » qui encadre ce transfert.

Chapitre 5 : Les activités externes des universitaires

117

(temporaire) des chercheurs universitaires aux laboratoires industriels, de la création des « fenêtres » industrielles et des incubateurs dans les centres universitaires de recherche (retombées guidées tacites). Un effet réellement considérable est produit aussi par des réseaux informels, lorsque les contacts informels entre les mondes académique et industriel se maintiennent grâce à des relations personnelles, ou grâce à la création de spin-off-firmes ou encore grâce à la mobilité professionnelle des jeunes diplômés et docteurs qui restent en contact avec leur ancien milieu académique (retombées spontanées tacites).366

Le travail académique est aussi une source de connaissances importantes pour les universitaires qui se positionnent en quelque sorte sur les trous structurels existant entre le monde universitaire et le monde des affaires correspondant à leur spécialisation académique. Burt [2005] se souvient d’une conversation avec un consultant universellement admiré pour ses solutions créatrices. Ce spécialiste possédait une longue expérience académique mais donnait l’impression de ne pas utiliser des concepts ou des instruments issus de cette expérience. Ce qu’il a répondu à cette remarque représente une bonne illustration de la créativité puisée dans les

trous structurels. Il passait beaucoup de temps à écouter les clients formuler leurs problèmes et décrire les choses qui les troublaient. Ensuite, il proposait des solutions à leurs problèmes. Ces solutions, bien que dérivées de son expérience académique, n’étaient pas formulées en jargon académique, à l’exception des cas où les clients aspiraient eux-mêmes à l’implication de la science pour légitimer la solution. Le travail avec différents clients lui a appris à recourir aux concepts et aux instruments scientifiques d’une telle manière que la solution semblât être formulée uniquement à partir des éléments propres à l’affaire traitée et exprimée en langue compréhensible pour le client. C’est un bon exemple de créativité bien rémunérée résultant de la maîtrise des connaissances et des langues de deux mondes, dont la combinaison donne de nouvelles idées qui, bien probablement, n’auraient pas pu apparaître autrement.

Outline

Documents relatifs