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La notion d’entreprise

CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE

1.4 La fonction patronale et la notion d’entreprise

1.4.2 La notion d’entreprise

Le Code civil du Québec (C.c.Q.), ne possède pas de définition de l’entreprise ou de l’employeur mais parle d’ « exploitation d’une entreprise ». L’article 1525 du C.c.Q. définit l’ « exploitation d’une entreprise » de la façon suivante :

« constitue l’exploitation d’une entreprise l’exercice, par une ou plusieurs personnes, d’une activité économique organisée, qu’elle soit ou non à caractère commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation, ou dans la prestation de services. »

Cette définition est basée sur les concepts d’activités économiques et d’organisation du travail. Mais elle est silencieuse sur les frontières dans lesquelles ces activités économiques se font. Selon Hannoun (2009), le droit du travail n’a pas vraiment donné une définition de l’entreprise qui aurait pu nous aider à délimiter ses frontières11.

Verge et Dufour (2003), dans leur ouvrage intitulé : Configuration diversifiée de l’entreprise et droit du travail, proposent deux définitions d’entreprise : l’entreprise classique et l’entreprise nouvelle. « L’entreprise classique ou l’entreprise organisation serait un milieu structuré et, en principe, autonome de production. Elle

10 L’obligation des moyens pour Bonnivert et al.,(2004 :8) implique que le travailleur doit mettre tout

en œuvre afin que le travail soit exécuté au mieux et selon les instructions reçues de l’employeur.

11Cette affirmation est probablement plus véridique dans un contexte européen, mais nous croyons

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correspond à une réalité physique, distincte dans les faits de l’initiateur de l’activité d’entreprise, même si ce dernier, l’entrepreneur, la possède et exerce sur elle un pouvoir de direction. Cette entreprise de production s’identifie toutefois couramment à l’employeur qui la dirige. Il y a alors superposition de trois (3) réalités plutôt commensurables : l’employeur, l’entreprise et le milieu de travail du personnel salarié. » (Verge et Dufour, 2003 :3)

Plusieurs auteurs (Verge et Dufour, 2003; Chassagnon, 2012; Tinel et al., 2007) reconnaissent que l’entreprise classique de production coexiste de plus en plus avec d’autres formes d’entreprises qu’ils nomment l’entreprise nouvelle ou l’ « entreprise réseau ». Pour Verge et Dufour (2003 :4), il y aurait une « logique de contractualisation » qui aurait remplacé la logique hiérarchique. La principale différence avec l’entreprise classique est que l’entreprise nouvelle « extérioriserait » la production. L’entreprise se concentre sur les aspects les plus profitables, ceux qu’elle poursuit le plus efficacement, le plus économiquement. Elle s’assure d’une plus grande flexibilité dans un contexte concurrentiel plus important, tout en réduisant ses charges découlant du droit social et du travail (Verge et Dufour, 2003; Batsch, 2002; Chassagnon, 2012).

L’entreprise réseau est caractérisée par diverses formes de collaboration contractuelle, dont la sous-traitance est un exemple (Verge et Dufour, 2003). La référence aux « entreprises réseaux » peut signifier beaucoup de choses, mais la définition qui nous intéresse ici est celle donnée par Barsch (2002 :109) sur le partenariat contractuel12 : « des relations de marché « consolidé », inscrites dans des accords qui organisent la durée des échanges et déterminent des charges réciproques pour les parties : accords de production ou de distribution, sous- traitance, concession et franchisage en sont des expressions particulières. » Pour Batsch (2002), le réseau représente une troisième forme de coordination, doté d’attributs spécifiques à ceux des deux modèles déjà reconnus que sont le marché et l’entreprise. Selon certains auteurs (Chassagnon, 2012; Bellemare et Briand,

12 Batsch (2002) dans son livre fait référence aux différentes définitions du mot réseau et de leur

signification dans le champ économique. Pour plus d’information, se référer aux pages 109-110 de son livre.

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2006), les frontières de la firme moderne se brouillent; elles ne sont plus bornées par le capital et les contrats d’emploi de long terme et elles ont de moins en moins à voir avec les conceptions traditionnelles en relations industrielles qui ont eu tendance à se coller à la définition juridique de l’entreprise. Pour Chassagnon (2012), elles sont bornées davantage par des relations de pouvoir qui résultent de l’interdépendance des ressources critiques du réseau. Le centre de la relation de pouvoir ne serait plus la relation d’emploi mais la dépendance économique. Selon Tinel et al. (2007), la sous-traitance constitue une forme de mobilisation de la main- d’œuvre par laquelle les entreprises donneuses d’ordres recourent à des entités qui dépendent d’elles, non seulement au niveau monétaire, mais aussi en termes de pouvoir de contrôle du processus de travail. Autrement dit, la subordination réelle du travailleur qui jusque-là avait lieu à l’intérieur de l’entreprise se poursuivrait au-delà de l’entreprise, et entre les entreprises.

Selon la littérature recensée (Tinel et al., 2007; Flecker et Meil, 2010; Brugière, 2017), il y aurait trois formes de sous-traitance : la première, la sous-traitance d’économie (appelée aussi désintégration), est utilisée pour économiser des coûts de main-d’œuvre. Le donneur d’ordres sous-traite une partie de ses opérations à une main-d’œuvre externe, afin de payer des salaires moins élevés et pour qu’il n’ait pas à se soucier d’offrir des programmes d’avantages sociaux, de négocier les ententes collectives ou d’offrir l’infrastructure nécessaire pour cette partie de la production. La principale motivation pour ce type de sous-traitance est de réduire les coûts et plus particulièrement ceux reliés au salaire. Ces entreprises sont également à la recherche de flexibilité.

La deuxième forme, la sous-traitance pour insuffisance de capacité, est utilisée lorsque le donneur d’ordres cherche à alléger la charge de travail de ses employés en période de pointe. Lorsque le secteur d’activité du donneur d’ordres est de nature instable, c’est-à-dire que la demande de travail connaît des périodes plus actives que d’autres, il fait appel à des sous-traitants pour remplir ses quotas. Lorsqu’un magasin à étalages fait appel à une agence de placement durant le temps des Fêtes, on peut parler d’une sous-traitance pour insuffisance de capacité.

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La troisième forme, la sous-traitance de spécialité ou de savoir-faire. Elle est celle qui se déploie lorsque le donneur d’ordres a besoin de services spécialisés. Il n’est plus rare de voir des personnes qui travaillent au même endroit (c-à-d à l'intérieur de la même organisation), mais qui sont des employés de différents employeurs. L’exemple souvent mentionné est ceux des travailleurs en technologie de l’information qui viennent développer des logiciels chez leur client. Ces travailleurs extériorisés n’ont pas de contrat de travail avec le client (Legault et Bellemare, 2009).

Pour Brugière (2017), il y aurait différentes formes de sous-traitance selon les modalités de d’exécution du contrat : sous-traitance simple où une entreprise confie à une autre l’exécution d’un marché conclu avec un maître d’ouvrage, ou sous- traitance « en cascade » où la délégation de la production s’effectue à plusieurs niveaux, les sous-traitants mandatés par le donneur d’ordres (niveau 1) occupant eux-mêmes un statut de donneur d’ordres à l’égard d’un ou des sous-traitants de rang inférieur (niveau 2) et ainsi de suite.

Les « entreprises réseaux » complexifient l’identification des frontières, certains diront même qu’elles élargissent les frontières du travail, puisqu’elles peuvent chapeauter plusieurs organisations. Le phénomène d’impartition flexible, d’extériorisation de la production ou d’intermédiation se développe selon divers modèles organisationnels pour lesquels les travailleurs sont intégrés dans l’organisation de la production grâce à un amalgame de contrats; cette réalité amène une autre difficulté, soit celle de la détermination de « l’employeur réel » (Chassagnon, 2012). Selon les auteurs recensés dans Boltanski et Chiapello (1999 :309) l’extériorisation de l’emploi fait ainsi coexister au sein d’un même établissement une « mosaïque de personnels auxquels s’applique autant de statuts qu’il y a de sociétés représentées dans ce lieu de travail et cela malgré la similitude des qualifications professionnelles et des tâches exécutées et malgré l’unicité du pouvoir de direction réel. » Une thèse que Bair (2005) soutient également. La séparation juridique de l’activité correspondant dans la réalité à une même entreprise n’est plus aussi présente et claire que par le passé. Pour Chassagnon

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(2012 :9) : « Le recours à la sous-traitance n’est pas encadré par le droit du travail et permet donc, de fait, de mobiliser du travail en dehors du cadre du droit du travail »13.

La contractualisation du travail ou « l’entreprise réseau » complexifie non seulement l’identification des frontières de l’entreprise, mais brouille également l’identification de l’employeur réel. Tous ces enjeux ont un impact sur plusieurs acteurs du marché du travail, mais principalement sur les syndicats qui ont de la difficulté à représenter l’ensemble des travailleurs de l’unité, puisque la sous-traitance du travail brouille les cartes au niveau des statuts d’emploi de ces travailleurs (Verge et Dufour, 2003; Boltanski et Chiapello, 1999). « L’employeur immédiat des salariés ne correspond plus nécessairement au centre décisionnel de l’ensemble de l’activité économique en cause, comme c’était le cas dans l’entreprise traditionnelle » (Verge et Dufour, 2003 :22). Chassagnon (2012) parle de coexistence de deux types d’employeurs dans les fragmentations des frontières de la firme : employeur de jure et employeur

de facto. L’employeur de jure est la firme sous-traitante qui recrute formellement et

contractuellement le travailleur, et l’employeur de facto est celui qui, indirectement, décide de la division interfirmes du travail; il est la firme focale qui utilise indirectement le travailleur. « Puisqu’aucun contrat d’emploi ne lie la firme focale aux employés de ses fournisseurs, le pouvoir de la firme focale n’est pas de droit mais de fait » (Chassagnon, 2012 :11). Pour cet auteur, la relation entre l’employé et l’employeur de jure est une relation d’emploi soumise aux normes du travail, et la relation entre la firme focale et la firme sous-traitante est une relation commerciale régie par le droit commercial et cette relation entre la firme focale et l’employé de la firme sous-traitante fait l’objet d’une régulation incomplète14.

13 Cette affirmation est probablement plus véridique en Europe qu’au Canada, nous devons donc

être prudent et ne pas généraliser pour le contexte canadien.

14 Dans l’affaire Pointe-Claire (ville de, 1997), la Cour suprême a établi des critères permettant

d’identifier l’employeur dans un contexte de relations du travail. Selon la Cour, la détermination du véritable employeur doit se faire selon une approche globale : les critères de la subordination juridique et de l’intégration du salarié dans l’entreprise cliente ne devraient pas être utilisés comme des critères exclusifs pour déterminer le véritable employeur. Il faut avoir recours à l’approche globale, c’est-à-dire s’intéresser « aux réalités de la relation employeur-salarié plutôt qu’à la forme d’établissement de cette relation » (Coutu et al., 2009, p.230). D’ailleurs pour certains auteurs

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D’ailleurs, pour Bonnivert et al., (2004 :12) :

Le donneur d’ordres intervient de plus en plus dans l’organisation du travail et la gestion des ressources humaines de son sous-traitant. Non seulement fixe-t-il, dans les termes du contrat commercial, la nature des prestations de travail et les objectifs à atteindre, mais il définit également de façon très précise l’exécution de ce travail et intervient directement sur le personnel de son sous-traitant. Le sous-traitant, qui reste l’employeur juridique, voit son rôle de coordinateur et d’organisateur du travail de ses salariés supplanté par l’ingérence d’un tiers (le donneur d’ordres) dans l’organisation du travail de son personnel.

Il est évident que la fonction patronale, dans l’ « entreprise réseau », se trouve fragmentée, voire diluée et même recomposée. « L’entité qui se présente comme l’employeur immédiat du salarié n’est plus nécessairement celle qui décide en dernier ressort du cours de l’activité à laquelle se rattache ce salarié » (Verge et Dufour, 2003 :22). La décision cruciale n'est pas seulement la façon dont on définit la limite entre ce qui se passe à l'intérieur et l'extérieur d’une entreprise, mais touche aussi les types de relations d’affaires qui sont établies entre les fournisseurs et les clients (Donaghey et al., 2013; Bellemare, 2000) et la façon de gérer la répartition et la coordination du travail entre les fournisseurs (Wilhelm, 2011; Gerreffi et al., 2005; Lakhani et al., 2013; Fisher et al., 2010). Pour plusieurs auteurs (Boltanski et Chiapello, 1999; Tinel et al., 2007; Chassagnon, 2012), le capitalisme est en train de tourner la page du fordisme au profit d'une organisation en réseau, génératrice pour certains d'une plus grande liberté au travail, et pour d'autres d'une plus grande précarité.