Cette discussion sur la norme nous amène maintenant à nous intéresser à la question de la norme lexicale, qui concerne plus directement nos préoccupations dans le cadre de la présente recherche. Citons d’entrée de jeu Siouffi et Steuckardt, (2001: 9)
De manière générale, on peut dire qu’à la différence de la syntaxe, le lexique est peut-être moins fermement et immédiatement assujetti aux questions de norme. Le domaine du lexique n’impose pas une compréhension très facile de la notion de norme (à la différence du domaine orthographique, par exemple). La variation y est sans doute plus sensible qu’en syntaxe, le changement plus spectaculaire, la créativité plus positivement perçue.
Dans sa réflexion à propos de la possibilité de définir le concept de norme lexicale, Guilbert (1972) arrive aussi à la conclusion que « la norme grammaticale se perçoit aisément, tandis qu’une norme lexicale reste à définir. » (p.29) Paradoxalement, le dictionnaire constitue pour nombre de locuteurs l’incarnation même de la norme linguistique. Pourquoi alors s’interroger à propos de l’existence d’une norme lexicale?
Selon nous, une partie de la réponse à cette question concerne la distinction entre les différents types de normes mentionnés plus haut. En effet, nul ne pourra nier l’existence d’une norme lexicale réelle, puisque cette dernière découle naturellement de l’usage que font les locuteurs du lexique de leur langue. Mais cette norme réelle s’actualise‐t‐elle dans une norme construite – descriptive ou prescriptive – qui nous permettrait d’y avoir accès?
Un premier réflexe serait sans doute de dire que la norme lexicale de la langue s’actualise dans le dictionnaire. Cette vision un peu naïve est celle d’une majorité de locuteurs, pour qui le dictionnaire constitue la dernière instance de décision en matière de lexique (« Si ce n’est pas dans le dictionnaire, ça n’existe pas! ») : « […] l’exclusion lexicographique est en général assimilée à une condamnation. » (Simard, 1990: 37) Le dictionnaire de langue, comme l’indique Guilbert (1972: 42), « traduit le besoin social de codifier le lexique de la communauté », mais bien entendu, il ne permet pas de dresser un portrait exhaustif des usages lexicaux. En effet, toute entreprise lexicographique implique des choix :
Il s’agit de retenir du lexique les mots qu’implique un modèle socio-culturel de locuteur d’un niveau élevé, d’écarter les termes trop spécialisés dont l’emploi ne jouit pas d’une certaine diffusion dans la communauté, de n’admettre parmi les mots nouveaux que ceux qui ont acquis droit de cité par une certaine diffusion et jouissent d’un certain label par le texte où ils apparaissent et la personne qui les a produits, de conserver des termes même vieillis en raison de leur statut littéraire, de donner à chaque mot et expression un arbre généalogique qui garantit sa place dans le lexique. Le dictionnaire de langue sert donc à définir un certain usage du lexique, qui constitue une norme lexicale par rapport à l’ensemble de la communauté linguistique. (Guilbert, 1972: 42)
Selon Guilbert (1972), le lexique est régi par deux normes : une norme linguistique et une norme sociale. La norme linguistique se résume à quelques grands principes qui permettent la création d’UL : un nombre limité de règles concernant la construction morphologique (préfixation, suffixation, composition), et le phénomène de mutabilité sémantique, qui, en synchronie, permet à un locuteur certains effets stylistiques en étendant le sens des mots qu’il utilise et, diachroniquement, est à l’origine de la polysémie des vocables. Mais, au‐delà de ces grandes zones de création, Guilbert fait remarquer que la norme lexicale est résolument sociale. Cette dimension sociale se manifeste notamment par les règles d’orthographe (souvent aberrantes d’un point de vue purement linguistique), la prononciation enseignée, la hiérarchisation des niveaux de langue de même que par les choix que font les concepteurs de dictionnaires et les recommandations du type « ne dites pas… dites plutôt… » émises par différentes instances faisant autorité. Selon Guilbert (1972: 47),
donc, « il existe bien une norme lexicale et [...] elle est essentiellement de caractère social et idéologique, donc évolutive. »
La meilleure illustration de la norme lexicale, selon Guilbert, demeure le dictionnaire. Malgré l’utilité indéniable ce type d’ouvrage comme moyen d’accès à cette norme, certains décalages entre la norme qu’il véhicule et la norme réelle – c’est‐à‐dire l’usage au sens d’habitudes linguistiques – méritent d’être soulignés. Tout d’abord, il faut mentionner que les dictionnaires ont généralement une visée plutôt descriptive, qui se heurte à une première difficulté : l’importance du stock lexical à décrire. En effet, contrairement à la norme grammaticale, qui doit rendre compte d’un nombre somme toute assez limité de phénomènes (systèmes d’accords, règles syntaxiques), la norme lexicale touche un nombre quasiment infini d’items. Ce problème a pour conséquence l’impossibilité de décrire le lexique de façon exhaustive – nous n’avons qu’à penser aux nombreuses acceptions manquantes dans les dictionnaires – et pour corolaire la question, évoquée plus haut, de la sélection des éléments à inclure dans les ouvrages. Deuxièmement, même pour les items retenus dans les ouvrages, la description elle‐même n’est pas toujours exhaustive. En effet, chaque UL possède une multitude de caractéristiques propres, dont certaines peuvent échapper aux lexicographes. Par exemple, il est rare que les dictionnaires fournissent systématiquement des informations sur la fréquence des mots décrits (à l’exception de quelques marques d’usage), informations pourtant primordiales en vue d’une meilleure compréhension de la norme réelle. Un dernier facteur expliquant le décalage entre la norme descriptive des dictionnaires et la norme réelle est le tiraillement omniprésent entre l’approche descriptive généralement prônée par les lexicographes et les nombreuses incursions prescriptives qui parsèment ces ouvrages. Ces conflits entre normes, qui se manifestent déjà à l’étape de sélection des UL à décrire, peuvent conduire à des descriptions qui témoignent davantage du bon usage que de l’usage. Nous constatons par exemple l’absence du verbe DÉBUTER à la forme
indéniablement répandue dans la population. Ces « irrégularités » dans l’approche descriptive constituent une preuve du caractère social de la norme lexicale.
En conclusion, la norme lexicale existe bel et bien, mais le dictionnaire ne nous en donne qu’une description souvent incomplète et teintée par des considérations prescriptives. Nous pouvons donc supposer que, devant une norme aussi floue, l’importance de la norme évaluative mentionnée plus haut est grande en matière de lexique, puisque c’est principalement par le vocabulaire que s’exprime l’idiosyncrasie linguistique des locuteurs. Nous verrons lors de la présentation de notre méthodologie de quelle façon nous entendons traiter la question de la norme lexicale (voir VII‐2.1).