1. N ORME ET VARIATION
2.1 L ES DIFFÉRENTS TYPES DE NORMES
La question de la norme linguistique en est une complexe qui pourrait à elle seule faire l’objet d’une thèse28. Par contre, comme elle ne constitue pas le propos central de notre travail, nous nous contenterons d’en dresser un portrait sommaire. Voici donc un survol des différentes normes auxquelles nous ferons appel dans le cadre de cette thèse.
Il existe tout d’abord une norme réelle, aussi appelée norme de fonctionnement (Marquilló Larruy, 2003) ou norme primitive (Brent, 1999), qui est étroitement liée à la deuxième acception que nous avons donnée d’USAGE. Cette norme
réelle29, conséquence de l’existence même de la langue, existe dans l’absolu, peu importe si l’on s’y intéresse ou si l’on tente de la décrire; elle est en fait constituée des régularités qui se dégagent de la somme des productions langagières des locuteurs d’une langue. C’est en respectant les règles implicites de la norme réelle de sa communauté linguistique qu’un locuteur affirme son
28 Certains linguistes y ont notamment consacré plusieurs travaux, dont les plus importants sont
sans doute ceux de Hjelmslev (1971) et Coseriu (1973).
29 À noter que notre conception de la norme réelle diffère de celle de de Villers (2005) qui
considère que la norme réelle est l’usage effectif de la langue illustré à l’oral par les locuteurs
appartenance à cette dernière. Il est important de bien comprendre que la norme réelle n’est pas accessible en tant que telle, puisqu’il est impossible d’analyser l’ensemble des productions langagières des membres d’une communauté linguistique pour en faire ressortir les régularités. C’est par le biais des normes construites, principalement de la norme descriptive, que nous obtenons une image plus ou moins fidèle de la norme réelle.
La norme descriptive tente quant à elle de rendre compte de la norme réelle en rendant explicites les règles tacites qui la gouvernent ou les régularités qui lui sont propres. Typique du travail des linguistes, l’approche descriptive se veut objective, c’est‐à‐dire qu’elle ne porte aucun jugement sur les phénomènes qu’elle observe. Malgré tout, il s’agit d’une norme construite, dont l’objectivité n’est pas totale, puisque la simple sélection des corpus faisant l’objet de la description – par exemple le fait de ne s’en tenir qu’aux « grands auteurs », à certains quotidiens, à des corpus écrits plutôt qu’oraux, etc. – introduit certains biais dans la description. Ainsi, la norme descriptive n’est en quelque sorte qu’un reflet d’une partie de la norme réelle, qu’elle ne peut décrire de façon exhaustive. Cette limite de la norme descriptive est particulièrement frappante si l’on pense au dictionnaire, outil descriptif par excellence qui, même dans le cas d’ouvrages très complets comme Le Petit Robert, n’arrive pas à rendre compte de tous les usages lexicaux.
La norme prescriptive, typique de la grammaire normative, hiérarchise les usages en en condamnant certains au profit de certains autres. Souvent appelée « bon usage », cette approche prescriptive spécifie quels sont les modèles auxquels doivent se conformer les locuteurs d’une langue s’ils veulent « bien s’exprimer ». Cette norme est subjective en ce qu’elle fonde ses choix normatifs sur des critères souvent flous (esthétisme) ou discutables (racine historique, tradition, justification « logique ») (Leeman‐Bouix, 1994 ; Ducrot et Schaeffer, 1995 ; Brent, 1999) et qu’elle prend comme point de référence la langue d’une certaine élite (gens instruits, grands auteurs, lecteurs de nouvelles, etc.). Il arrive par conséquent que les principes dictés par la norme prescriptive ne soient pas
en accord avec l’usage de la majorité; pensons par exemple à l’emploi recommandé de l’indicatif après la locution conjonctive APRÈS QUE (Après qu’il a été parti… plutôt que Après qu’il soit parti…), qui semble marqué pour nombre de
locuteurs. Selon Verreault (1999), le choix de prendre le français des gens instruits comme point de référence pour l’élaboration de la norme est subjectif, mais justifié par des considérations socioculturelles, puisque c’est généralement la langue qui est socialement valorisée par l’ensemble de la société. D’ailleurs, le fait d’adopter un point de vue prescriptif dans l’élaboration de la norme est « lui aussi motivé par des considérations d’ordre socioculturel puisqu’on reconnait à certaines personnes ou à certains organismes le pouvoir – et dans certains cas le devoir – de se prononcer sur certains usages, d’orienter l’usage » (Verreault, 1999: 35); mentionnons à cet égard l’Académie française et l’Office québécois de la langue française. De tels organismes, en établissant en quelque sorte la norme prescriptive, jouent un rôle important dans la normalisation et la standardisation de la langue française. La norme prescriptive déterminée par ces institutions rejoint les locuteurs principalement par le biais d’ouvrages de référence comme les grammaires, mais surtout à travers les dictionnaires, « qui incarnent le plus commodément la norme linguistique d’une communauté et qui en assure (sic) la diffusion. » (de Villers, 2005: 21) Comme le signalait Rey (1983: 558) : « [...] la fonction du dictionnaire est de fournir à ses usagers une référence sur la norme. »
Brent (1999) fait mention d’un autre type de norme davantage idiosyncrasique qui prend sa source dans les autres normes mentionnées : la norme évaluative. Lafontaine (1986) caractérise ainsi cette norme, qu’elle nomme pour sa part norme subjective :
On désigne par là les jugements de valeur individuels sur la langue, la façon dont l’individu évalue les productions linguistiques d’autrui et les siennes propres, ainsi que les représentations qu’il se fait de différents phénomènes linguistiques. (p.18)
La norme évaluative est implicite et découle d’un besoin d’agir dans l’action30, même en l’absence d’une norme prescriptive. Elle constitue un « compromis pratique entre différents influx » (Brent, 1999: 125): la norme réelle, les ouvrages de référence, les instruments d’évaluation, le matériel pédagogique, sa propre conception du système de la langue, son propre usage de la langue, etc. Lafontaine (1986) a mis en lumière l’importance de cette norme évaluative chez les enseignants. Dans son étude sur les attitudes et les normes subjectives de 214 enseignants belges du primaire et du secondaire, la chercheuse a démontré que l’idée fortement répandue selon laquelle la variété de français enseigné à l’école correspond à l’usage prescrit dans les ouvrages normatifs n’est pas fondée. En effet, elle a constaté que les enseignants « ignorent un certain nombre de prescriptions normatives [...] particulièrement [...] dans le domaine phonique et dans celui des particularités régionales. » (p.126) Par ailleurs, les enseignants sont souvent plus puristes que les grammairiens normatifs, notamment en condamnant les usages à propos desquels les ouvrages ne se prononcent pas. Force est donc d’admettre que la norme qui les guide n’est pas la norme prescriptive à proprement parler, mais une norme qui s’en inspire, tout en étant propre à chaque enseignant.
Quant aux contenus linguistiques prescrits, il entre dans le pouvoir de chaque enseignant, de déterminer les formes qu’il juge légitime de prôner et celles qu’il juge légitime de condamner. Assurément, l’enseignant n’est pas totalement libre de ses choix; il est plutôt en liberté surveillée, dans la mesure où il subit la pression sociale de plus « autorisé » que lui. Il jouit néanmoins d’une incontestable marge de liberté qui lui permet, soit de contester un point de vue légitime qu’il connaît bien par ailleurs [...], soit, dans l’ignorance du (des) point(s) de vue autorisé(s), de se forger un point de vue propre et de l’imposer aux autres. (Lafontaine, 1986: 138)
Brent (1999) mentionne aussi l’existence d’un cinquième type de norme qui, bien qu’il s’agisse de la norme la plus susceptible de nous intéresser dans le cadre de la présente thèse, est aussi celle à propos de laquelle nous disposons du
30 Brent (1999) signale d’ailleurs que certains auteurs parlent de norme pragmatique pour
désigner la norme évaluative. Nous éviterons cette étiquette afin de ne pas créer d’ambigüité avec la norme fonctionnelle, qui prend en compte les dimensions pragmatiques d’utilisation de la langue.
moins d’information : la norme pédagogique. Selon l’auteur, cette norme, qui « serait normalement décrite de façon détaillée dans les programmes‐cadres du ministère de l’Éducation », demeure largement implicite et se résume « à un renvoi sommaire à la norme prescriptive exogène consignée dans les bons dictionnaires et les bonnes grammaires » (p.124). Ce manque de consensus autour de la norme pédagogique explique pourquoi les enseignants s’en remettent souvent à leur norme évaluative dans l’exercice de leurs fonctions. Nous reproduisons plus bas un tableau synthèse (Tableau 1), proposé par Brent (1999: 121), qui permet d’opposer les normes évoquées en fonction de différents paramètres ou dimensions de caractères, détaillés ci‐dessous.
a. Dimension de caractères linguistique/cognitive – linguistique – sociale : Une
norme langagière est d’autant plus SOCIALE qu’elle contient des éléments
d’« évaluation sociale » du comportement langagier […] Dans la mesure où elle se limite à actualiser le code linguistique ou à décrire son usage effectif, elle est
COGNITIVE ou LINGUISTIQUE. (p.124)
b. Dimension de caractères implicite – explicite : Les normes explicites correspondent la plupart du temps à des normes construites.
c. Dimension de caractères objective – subjective : Une norme subjective sera marquée par la présence d’éléments d’évaluation individuelle ou sociale. d. Dimension de caractères dynamique [variable] – statique [catégorique] : Une
norme est jugée catégorique si elle ne tient pas compte du caractère
dynamique et variable du langage humain, c’estàdire […] le changement du code linguistique à travers le temps ainsi que sa grande variabilité pragmatique, sociale et géographique. (p.124)
e. Dimension de caractères endogène – exogène : Une norme endogène prend sa source dans la communauté linguistique où elle se trouve, alors qu’une norme exogène est importée d’ailleurs.
L’observation de ce tableau synthèse nous permet de constater que les normes qui servent de guides à nos pratiques langagières relèvent en grande partie de l’implicite et de la subjectivité. Des pans importants de la langue que nous utilisons n’ont pas fait l’objet de descriptions systématiques et ne sont soumis à aucune prescription normative.
Type Caractères primaires secondaires Caractères A RÉGULARITÉ DE COMPORTEMENT (langagier) ou NORME (langagière) PRIMITIVE31
linguistique ou cognitive; implicite; le plus objective (non tributaire ou peu tributaire de la norme prescriptive ou descriptive) dynamique [variable]; endogène B NORME (langagière) DESCRIPTIVE
linguistique; explicite; assez objective (mais plus ou moins influencée par des modèles théoriques et même par la norme prescriptive) statique [catégorique] oudynamique [variable]; endogène C NORME (langagière) ÉVALUATIVE ou PRAGMATIQUE
sociale; implicite; subjective (usage linguistique et évaluatif flottant entre la norme primitive, la norme descriptive [si connue], la norme prescriptive et la norme pédagogique [si connue] et se manifestant notamment dans la conduite de l’enseignement et de l’évaluation des apprentissages) dynamique [variable]; endogène D NORME (langagière) PRESCRIPTIVE ou CANONIQUE
sociale; explicite; subjective (faisant appel à l’autorité, aux traditions, aux arguments d’ordre logique, esthétique, pseudo‐psychologique) statique [catégorique]; endogène ou exogène (au Québec elle est, de façon prépondérante, exogène) E NORME (langagière) PÉDAGOGIQUE
sociale; explicite ou implicite; subjective (modèle linguistique effectivement appliqué dans un programme d’études linguistiques ainsi que dans le matériel didactique et les instruments docimologiques afférents) statique [catégorique]; endogène ou exogène (normalement endogène, même si elle s’appuie sur une norme prescriptive exogène) Nous serions tenté d’ajouter, aux différentes normes présentées plus haut, une dernière qui les recoupe et que l’on pourrait qualifier de fonctionnelle (Dallaire, 1997). Cette norme sociale, à la fois implicite et explicite (notamment à travers les marques d’usage des dictionnaires), guide notre comportement langagier en fonction des situations de communication dans lesquelles nous nous trouvons32. Ainsi, une situation plus formelle exigera le recours à un vocabulaire courant ou soutenu et des constructions syntaxiques en accord avec les principes valorisés par la norme prescriptive; une conversation entre amis sera souvent colorée par 31 Par norme primitive, Brent fait référence à ce que nous avons appelé norme réelle. 32 Cette norme rejoint l’idée de variation diaphasique mentionnée plus haut (voir 1). Tableau 1. Les différents types de normes selon Brent (1999 : 121)
l’emploi d’un vocabulaire plus relâché et caractérisée par des tournures syntaxiques familières. Nous pourrions souligner en dernier lieu que la norme fonctionnelle est subjective et qu’elle a un caractère plutôt endogène; pour s’en convaincre, il suffit de penser au tutoiement, qui est acceptable au Québec dans un spectre de situations beaucoup plus large qu’en France.
Dans les sections qui suivent, nous nous intéresserons plus précisément à la norme lexicale et à la question du français québécois, qui fait l’objet de nombreux débats.