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Quatrième chapitre : éditeurs et diffusion des traductions du Cantique des cantiques

III- Inserts dans le texte biblique

2- Nom des locuteurs

Le texte du Cantique des cantiques en français comporte parfois la mention du nom des locuteurs. Dans la mesure où le Cantique des cantiques se présente en bonne part comme un dialogue entre une instance féminine et une instance masculine ; dans la mesure où de plus des éditions des textes sources identifient les locuteurs mentionnent leur nom ou ce qu’ils représentent, bon nombre des traductions françaises insèrent dans le corps même du texte le nom des locuteurs. Comme l’écrit Max Engammare, « la structure dialoguée du Ct est reconnue par les commentaires de notre temps. Elle fut surtout adoptée par les commentateurs qui ont le plus influencé l’histoire de l’interprétation du Ct, Origène en tête, puis Grégoire le Grand, et par de très anciens manuscrits latins dès le VIIIe siècle »514

.

Dans un premier temps, nous établirons la liste des publications qui comportent de tels inserts ; et dans un second temps nous avancerons quelques éléments d’analyse. Nous considérons que le nom des locuteurs est mentionné par les traductions lorsque, à la manière d’un texte théâtral, il est inséré au sein même de la publication. Nous ne considérons pas dans cette catégorie les traductions qui dans les commentaires ou les notes de bas de page ou de fin d’ouvrage identifient les locuteurs. Le plus souvent, la typographie est alors spécifique (italiques ou petites capitales sont utilisées) ; si bien que le nom des locuteurs se distingue clairement du texte lui-même ; néanmoins il est impossible de déterminer sans se référer au texte source s’il s’agit d’une traduction ou d’un réel ajout du traducteur.

Avant d’établir une forme de taxinomie des éditions mentionnant les noms des locuteurs, et d’en dresser les listes, énumérons d’abord les publications de notre corpus qui n’insèrent pas dans le texte le nom des locuteurs :

[1], [2], [6], [7], [12], [14], [15], [16], [17], [19], [20], [21], [23], [24], [25], [27], [28], [30], [31], [32], [33], [34], [35], [36], [37], [42], [43], [45], [46], [49], [53], [54], [55], [59], [64], [67], [71], [73], [74], [78], [79], [80], [92], [97], [98], [101], [104], [105], [108], [116], [118], [124’], [125], [129], [130], [131], [132’], [134], [139], [140], [141’], [142], [146’], [148], [150], [151], [158], [159], [161], [162], [163], [165], [167], [170], [175], [176], [177], [178], [179], [180], [181], [182], [186], [187], [190], [192], [198], [199], [200], [202], [203], [205], [208], [209], [211], [214], [215], [218], [220], [221], [225], [226], [227], [228], [232], [234], [235], [237], [238], [239], [240], [243], [244], [246]

Il y a donc en tout cent-quatorze versions du Cantique515

au sein de notre corpus qui ne comprennent pas d’indication des noms des locuteurs. C’est moins de la moitié des traductions ; les traducteurs semblent donc majoritairement éprouver le besoin d’identifier les locuteurs du Cantique, malgré le fait que les textes sources utilisés ne le font pas

514 Max Engammare, Qu’il me baise des baisiers de sa bouche. Le Cantique des cantiques à la Renaissance,

étude et bibliographie, Genève, Droz, 1993, p. 132.

515 Nous comptabilisons ici les versions et non les publications, dans la mesure où plusieurs publications du corpus comprennent deux ou trois versions distinctes du Cantique. Quand c’est le cas, nous indiquons, par l’usage d’une apostrophe le fait que la traduction est la deuxième incluse dans la publication (ex. : [141’]).

systématiquement516

. Il s’agit alors d’un ajout des traducteurs, et qui relève de ce fait de l’analyse qu’ils font du texte source.

Les termes utilisés pour indiquer les locuteurs varient beaucoup. On trouve cependant fréquemment les termes « Époux » et « Épouse ». Ces termes ne sont pas issus de la traduction vers le français, ni ne sont l’invention des traducteurs, mais sont apparus dans les éditions latines du texte (en cela, ils relèvent donc de la mise en page, de l’annotation du texte par ses éditeurs). La mention des locuteurs est en effet très ancienne puisqu’elle apparaît d’après Max Engammare517

dans les codex grecs Sinaiticus518

et Alexandrinus des IVe et

VIe siècles, ainsi que dans des manuscrits latins dès le VIIIe siècle – sous les termes Sponsus et Sponsa. Ce sont également ces termes qui sont utilisés dans la traduction latine de Rufin du commentaire d’Origène519

, dont seuls des fragments grecs ont subsisté. Si les traducteurs – du moins ceux de la Renaissance – n’ont pas accès à ces manuscrits, ils utilisent en revanche pour une part les éditions latines insérant dans le texte même du Cantique le nom des locuteurs520

.

Les traductions utilisant les termes « Époux » et « Épouse » sont contenues dans les publications suivantes : [4], [5], [9], [11], [13], [18], [29], [37’], [38], [39], [40], [41], [44], [47], [48], [51], [52], [56], [58], [60], [61], [62], [65], [66], [68], [69], [70], [72], [76], [84], [86], [89], [90], [91], [95], [103], [106], [109], [110], [112], [114], [115], [117], [119], [123], [127], [128], [135], [138], [149], [152], [153], [155], [156], [157], [168], [171], [174], [183], [185], [197], [222], [229], [230].

Soixante-quatre traductions de notre corpus insèrent en tant que noms des locuteurs les termes d’ « Époux » et « Épouse » pour désigner les locuteurs masculin et féminin. Ces traductions sont réparties relativement inégalement dans le temps ; elles connaissent un pic dans la dernière décennie du XVIIe siècle ; elles se font en revanche plus rares dans la deuxième moitié du XXe siècle. Elles dépendent fortement du choix du texte traduit ; si le choix de ces termes n’est pas nécessairement lié à la traduction effective d’une édition de la Vulgate comprenant les mentions d’un sponsus et d’une sponsa, elles sont liées à la tradition catholique ; les versions protestantes évitant ces termes trop liés aux versions catholiques du texte, de même que les versions non confessionnelles s’en tenant à une traduction la plus littérale possible de l’hébreu, qui, si elles précisent l’identité des locuteurs, choisissent des tournures moins ancrées dans une traduction religieuse.

Quelques traductions comportent une intégration du sens allégorique dans la mention des noms des locuteurs. Nous les énumérons ci-dessous, en précisant la façon dont les deux principaux locuteurs sont appelés :

516 Notamment, s’il existe des éditions de la Vulgate avec les mentions sponsus et sponsa, il n’existe pas à notre connaissance d’édition du texte hébreu qui insère le nom des locuteurs ; quand les traductions en français fondées sur l’hébreu recourent à de tels inserts, c’est donc bien du fait du traducteur.

517 Voir Max Engammare, ouvrage cité, p. 132-140.

518 Dans le Codex Sinaiticus, on observe en effet une insertion des noms des locuteurs, en rouge. L’instance féminine est nommée η νυμφη.

519 Voir Homélies sur le Cantique des cantiques, Sources Chrétiennes n°37, texte et traduction Dom Rousseau, 1954.

520 On verra notamment que les noms des locuteurs utilisés dans la traduction de Lefèvre d’Etaples sont une traduction de ceux qui figurent dans certaines bibles lyonnaises du début du XVIe siècle, qui reproduisent les escortes d’Alberto Castellano.

Lefèvre d’Etaples (1530, [3]) : les noms des locuteurs varient. Notamment : la voix de leglise, lespouse, christ, la voix de la synagogue…

Lancelot de Carle (1562, [10]) : l’Eglise, le Christ. Hersent (1635, [22’]) : L’Eglise, le verbe Eternel. [22’’] : L’âme spirituelle, le Verbe.

Anonyme Paris (1690, [37’’]) : l’Eglise, le Messie. Anonyme Paris (1733, [50]) : l’âme, Jésus.

Le Blanc d’Ambonne (1863, [87]) : la Vierge, le sauveur enfant. Doreau (1904, [122]) : l’humanité, Dieu.

Taoussi (1919, [132’]) : Marie, épouse par excellence de Jésus ; l’époux.

Dans trois cas (Hersent, anonyme de Paris en 1690, Taoussi), ce n’est que dans la deuxième voire troisième version du Cantique que le nom des locuteurs se fait le relai de l’interprétation allégorique, dans le cadre de paraphrases du Cantique. Cela dit, toutes les versions ci-dessus ne sont pas des paraphrases, à commencer par celle de Lefèvre d’Etaples, même si évidemment ce type de noms des locuteurs oriente la lecture dans le sens de l’allégorie. En l’occurrence, on note la récurrence d’une identification de la figure masculine du Cantique avec l’instance divine ; le Christ la plupart du temps, avec une variété de dénominations mettant l’accent notamment sur l’incarnation (« le Verbe »). Les figures identifiées avec la figure féminine sont plus variées. C’est l’Église qui revient le plus souvent (faisant pendant à la lecture allégorique juive la plus courante qui voit dans le Cantique le dialogue d’Israël et de Dieu) ; mais il est également fait référence à « l’âme », et à la Vierge. Cette lecture mariale du Cantique, pourtant très répandue au Moyen-Âge, intervient plutôt à la fin de la période étudiée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Si ce type d’insertion des locuteurs est relativement bien distribué jusqu’au début du XXe siècle, il disparaît ensuite de notre corpus, quand bien même les péritextes font état à l’occasion d’une lecture allégorique du Cantique.

Nous dénombrons soixante-six autres traductions insérant les noms des locuteurs dans la traduction même. Nombreux sont les autres termes utilisés. Nous proposons ci-dessous une liste des publications concernées, puis une esquisse de la diversité terminologique employée ; nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur le travail effectué par les traducteurs afin de parvenir à ce résultat. [8], [22], [26], [57], [57’], [75], [77], [81], [82], [83], [85], [88], [93], [94], [96], [100], [107], [111], [113], [120], [121], [124], [126], [133], [136], [141], [143], [144], [146], [147], [154], [160], [164], [166], [169], [172], [173], [184], [188], [189], [191], [193], [194], [195], [196], [201], [204], [206], [207], [210], [212], [213], [216], [217], [219], [223], [224], [231], [233], [236], [241], [242], [245], [248], [249], [250].

Dans la plupart des cas, les termes employés pour désigner les figures masculine et féminine fonctionnent en miroir, sur le modèle de « l’Époux, l’Épouse ». Les couples de dénominations les plus fréquents sont Salomon – Sulamith (quatorze occurrences521

), elle – lui (seize occurrences522

) et le bien-aimé – la bien-aimée (sept occurrences523

). On trouve aussi :

521 Il s’agit de traductions contenues dans les publications auxquelles correspondent les numéros de notice suivants : [8], [22], [81], [85], [88], [94], [100], [111], [113], [124], [172], [195], [248], [250].

522 Il s’agit de traductions contenues dans les publications auxquelles correspondent les numéros de notice suivants : [77], [141], [173], [184], [188], [191], [194], [201], [204], [212], [213], [223], [233], [236], [242], [245].

l’amant – l’amante (trois occurrences524

) ; le fiancé – la fiancée (deux occurrences525

) et la jeune fille – le jeune homme dans la publication [231].

Par ailleurs, il existe également des traductions utilisant des combinaisons différentes, sans jeu de miroir dans la terminologie. On trouve ainsi les combinaisons suivantes :

[57] : Le Chaton, la Sulamite [75] : le roi, la Sulamite [82], [133] : le Bien-aimé, la Sulamite [93] : la Sulamite, l’époux [126] : le Berger, la Sulamite [210] : l’amant, l’aimée [216] : la Sulamite, l’Amant

Enfin, les traductions dramatiques à deux personnages masculins introduisent un locuteur masculin supplémentaire. On trouve ainsi les triades suivantes : La Sulamite, le Berger, Salomon [80], [121], [144], [169], [249] ; Sulamith, le bien-aimé, Salomon [107] ; la belle, le roi, le pâtre [146] ; la chevrière, le roi, le berger [207].

Nous reviendrons dans la troisième partie de notre travail sur les raisons linguistiques et traductologiques du choix des noms des locuteurs526

; nous aborderons plus tard le cas des traductions dramatiques527. Constatons cependant dès maintenant que le choix des noms des locuteurs tend à varier dans le temps. Ainsi, alors que c’est le couple « Époux – Épouse » qui est majoritaire aux XVIIe et XVIIIe siècles, le couple « Salomon – Sulamith » connaît sa période de succès maximal dans la deuxième moitié du XIXe siècle, coïncidant du reste avec la vogue des traductions dramatiques lancée par Renan. Il ne disparaît pas au XXe siècle, mais la fréquence de son utilisation diminue. S’impose alors le couple « lui – elle », dont n’existe qu’une seule occurrence avant 1932 (Junès, [141]), mais qui deviendra très fréquent dans les traductions les plus récentes ; de fait après 1980 ce sont à peu près les seuls termes insérés dans la traduction pour désigner les locuteurs528

.