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Quatrième chapitre : éditeurs et diffusion des traductions du Cantique des cantiques

I- Place du Cantique auprès des autres textes édités dans la publication

1- Le Cantique au sein des Bibles intégrales et des traductions de la Bible hébraïque

Notre corpus comprend cinquante-huit Bibles intégrales suivant le canon chrétien (la plupart sont des Bibles protestantes ou catholiques, certaines sont des Bibles traduites sans positionnement confessionnel). La disposition des différents livres dans ces Bibles peut varier sensiblement, parce que selon la langue et la tradition religieuse la composition du canon

379 Voir Gérard Genette, Seuils, Paris, éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987. Genette écrit notamment dans l’introduction, p. 10-11 : « Un élément de paratexte, si du moins il consiste en un message matérialisé, a nécessairement un emplacement, que l’on peut situer par rapport à celui du texte lui-même : autour du texte, dans l’espace du même volume, comme le titre ou la préface, et parfois inséré dans les interstices du texte, comme les titres de chapitres ou certaines notes ; j’appellerai péritexte cette première catégorie spatiale, certainement la plus typique, et dont traiteront nos onze premiers chapitres ».

diffère, mais également parce que les traducteurs ou les éditeurs effectuent des regroupements de textes en fonction de critères qui leur sont propres.

Dans la tradition juive, le Cantique des cantiques figure dans la troisième section de la Bible380

, parmi les םיבותכ [Ketūḇim], les Écrits381

. Il est compris entre le livre de Job et celui de Ruth. Il fait partie d’un sous-groupe, celui des cinq rouleaux, qui comprend Le Cantique des Cantiques, Ruth, Les Lamentations, L’Ecclésiaste (Qohélet) et Esther.

Dans les traductions françaises de la Bible, le Cantique des cantiques figure à cette place dans les publications suivantes : Cahen (1831-1851, [64]), Rabbinat (1899-1906, [118]), Bible du Centenaire (1916, [130]) ; Pléiade (1959, [161]) ; Chouraqui (1985, [198]). Sans surprise, les deux traductions juives de Cahen et du rabbinat suivent l’ordre du canon juif ; celle de Chouraqui également. La Bible du Centenaire est à notre connaissance le seul exemple d’une traduction chrétienne – protestante – qui intègre le Cantique au sein des Cinq Rouleaux, entre Job et Ruth. La Bible dirigée par Dhorme pour la Pléiade suit elle aussi l’ordre du canon juif. Notons par ailleurs que le Bible des Peuples – catholique – traduit à la suite les livres des Cinq Rouleaux, dans un ordre qui n’est cependant pas celui du canon juif. Le Cantique y figure entre l’Ecclésiaste et Ruth382

. La Bible des écrivains les traduit également à la suite ; le Cantique est inséré entre Ruth et Qohélet383

.

Ces différents modes d’organisation montrent d’une part une attention au canon juif384, et d’autre part un refus de recomposition de l’ordre des livres sur des critères d’appartenance générique, issu de la tradition grecque, puisqu’introduit par les Septante, et adopté par la tradition chrétienne.

La Bible des Septante en effet introduit une nouvelle organisation des livres bibliques, qui amorce un classement générique des textes bibliques. Dans l’édition qu’en donne Alfred Rahlfs pour la Deutsche Bibelgesellschaft385

, les livres bibliques sont divisés en Pentateuque et livres historiques386

d’une part, et livres poétiques et prophétiques387

d’autre part, dont le Cantique, qui figure entre l’Ecclésiaste et Job. Cette disposition des livres, apparue dans la traduction grecque effectuée par des Juifs hellénisés, est globalement conservée par la Vulgate, et devient le mode habituel d’organisation des livres bibliques dans les Bibles chrétiennes. La Vulgate, d’après l’édition de Weber388

, sans énoncer explicitement de sections, regroupe cependant les livres attribués à Salomon : Libri Salomoni id est Proverbia – Ecclesiastes – Canticum canticorum ; la séquence Proverbes – Ecclésiaste – Cantique étant suivie de la Sagesse, également attribuée traditionnellement à Salomon mais ne faisant pas

380 Les deux premières étant הרות [Tōrah] (traduit généralement par « la Loi ») et םיאיבנ [Neḇi’im] (Les Prophètes).

381 Les Écrits comprennent les livres suivants : Les Psaumes ; Les Proverbes ; Job ; Le Cantique des Cantiques ; Ruth ; Les Lamentations ; L’Ecclésiaste (Qohélet) ; Esther ; Daniel ; Ezra ; Néhémie ; I- Chroniques ; II- Chroniques

382 L’ordre des derniers livres de l’Ancien Testament, après les livres prophétiques, est le suivant dans la Bible des peuples : Job, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique, Ruth, Lamentations, Esther, Tobie, Judith, Baruch, Sagesse, Siracide, Psaumes.

383 Les premiers livres composant les Ecrits et les Cinq Rouleaux sont publiés dans cette Bible dans l’ordre et sous les titres suivants : Psaumes, Livre de Job, Proverbes, Livre de Ruth, Cantique des cantiques, Qohélet, Lamentations, Livre d’Esther.

384 Attention surprenante dans le cas de la Bible des Peuples dont les notes marquent bien l’importance que revêt, aux yeux des traducteurs, la rupture représentée par le christianisme vis-à-vis du judaïsme.

385 Alfred Rahlfs (éd.), Septuaginta, id est Vetus Testamentum graece iuxta LXX interpretes, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1994.

386 Πεντατευχος και Ιστορικα Βιβλια.

387 Ποιητικα και Προφετικα Βιβλια.

partie du canon hébraïque. C’est cet ordre des livres qui est entériné par le canon défini par le Concile de Trente389

, qui distingue quatre sections principales dans l’Ancien Testament, inspirées du reste par la subdivision de la Bible des LXX : Pentateuque, Livres historiques, Livres poétiques et sapientiaux, Livres prophétiques. Le Cantique fait alors partie des livres poétiques et sapientiaux390

.

Dans notre corpus, nous ne trouvons pas de Bible intégrale suivant l’ordre de la Bible des Septante. En revanche, l’ordre des livres dans le canon du concile de Trente d’après la Vulgate est reproduit par un grand nombre des Bibles consultées : Lefèvre (1530, [3]) ; Louvain (1550, [5]) ; Castellion (1555, [8]) ; Benoist (1566, [12]) ; Louvain (1578, [14]) ; Corbin (1642, [23]), Port-Royal (1700, [40]) ; Calmet (1724, [48]) ; Le Gros (1739, [51]) ; Genoude (1820, [62]) ; Glaire (1835, [65]) ; Bourassé et Janvier (1864, [90]) ; Giguet (1865, [91]) ; Fillion (1888, [106]) ; Vivier (1892, [112]) ; Crampon (1894-1904, [123]) ; Bible des familles (1896, [114]) ; Vigouroux (1898-1909, [117]), Pirot et Clamer (1935-1956, [145]) ; Tamisier et Amiot (1950, [152]) ; Lienart (1951, [155]) ; Bible de Jérusalem (1955, 160]) ; En ce temps-là la Bible (1970, [176]). Dans ces traductions intégrales de la Bible, le Cantique des cantiques figure donc entre l’Ecclésiaste et la Sagesse. Cette organisation nous apprend essentiellement deux choses : d’une part, le Cantique est intégré à un sous-ensemble, la plupart du temps implicite, regroupant les livres attribués à Salomon ; d’autre part, le canon adopté inclut les livres deutérocanoniques, absents du canon hébraïques mais inclus dans la Bible des Septante. Sans surprise, ces Bibles sont toutes, à l’exception de la Bible de Castellion391, des Bibles catholiques. Ce qui est plus surprenant, c’est que certaines Bibles catholiques les plus récentes, traduisant depuis l’hébreu et le grec et non depuis la Vulgate, adoptent pourtant l’ordre issu du concile de Trente : c’est le cas notamment de la Bible de Jérusalem. On voit là comment ce n’est pas le choix du texte source qui conditionne l’ordre des livres dans la publication, mais davantage l’inscription de la publication dans une tradition confessionnelle ; les traductions nouvelles ne se contentent pas de traduire, mais, le cas échéant, éditent392

.

Cela est confirmé par l’examen des Bibles intégrales qui placent le Cantique à la fin des livres poétiques et sapientiaux, et avant les livres prophétiques, lesquels s’ouvrent par le livre d’Ésaïe. C’est le cas dans les Bibles suivantes : Olivétan (1535, [4]) ; Révision d’Olivétan Estienne (1553, [7]) ; Genève (1588, [15]) ; Diodati (1644, [24]) ; Charenton (1652, [27]) ; Desmarets (1669, [31]) ; David Martin (1707, [42]) ; Carrières (1741, [53]) ; Le Cène (1741, [52] ; Ostervald (1744, [54]) ; Perret-Gentil (1847, [73]) ; Segond (1877, [100]) ; Darby (1885, [101]) ; Monde Nouveau (1974, [181] et 1995, [215]) ; Bible en français courant (1982, [192]) ; Bible du Semeur (1992, [209]) ; Bible parole de vie (2000, [231]). Ces Bibles sont cette fois toutes des Bibles protestantes393

; elles n’intègrent pas les livres deutérocanoniques, ou bien les traduisent séparément.

Ces deux types d’organisation diffèrent par l’inclusion ou non des livres deutérocanoniques ; pour le reste, la place qu’ils donnent au Cantique, au sein de la section consacrée aux livres poétiques et sapientiaux, et à la suite des livres attribués à Salomon, montre que les Bibles intégrales catholiques et protestantes reposent sur une tradition héritée

389 Le canon est défini lors de la quatrième session du concile, le 8 avril 1546.

390 Il s’agit de Job, des Psaumes, des Proverbes, de l’Ecclésiaste, du Cantique des cantiques, de la Sagesse et de l’Ecclésiastique (ou Siracide).

391 Castellion inclut en effet dans sa traduction les livres deutérocanoniques.

392 C’est là un des cas dans lesquels la traduction biblique (qu’on suppose parfois a priori plus fidèle que la traduction littéraire à cause de la nature sacrée du texte source) agit envers les textes sources avec une liberté qui n’existe pas à ce point dans la traduction littéraire, puisque, si les traductions d’extraits ou d’anthologies sont fréquentes notamment dans la traduction de la poésie, il est peu commun en revanche que l’on modifie dans le texte d’arrivée l’ordre des parties du texte de départ.

des versions anciennes, et ce alors même que les Bibles protestantes traduisent en théorie le canon hébraïque, dont elles ne conservent pas l’ordre des livres.

Parmi les traductions intégrales de la Bible, notons enfin quelques publications ayant en commun un classement à chaque fois original, mais fondé sur une analyse du genre littéraire des livres bibliques. Il s’agit des traductions de Reuss (1874, [98], la cinquième partie de l’Ancien Testament est consacrée à la « poésie lyrique », comprenant le Psautier, les Lamentations et le Cantique), de Ledrain (1886-1889, [105], le tome qui comprend le Cantique est consacré à la première partie des Œuvres morales et lyriques, qui contient le Cantique des cantiques ; l’Ecclésiaste ; les Proverbes ; la Sapience ; l’Ecclésiastique ; Ruth ; Esther ; Tobie ; Judith) et de Pierre de Beaumont (1981, [188] ; le Cantique compte parmi les Livres sapientiaux et est traduit entre l’Ecclésiaste et l’Ecclésiastique. Ces trois Bibles sont par ailleurs très différentes, puisqu’il s’agit respectivement d’une traduction protestante, de la première traduction non-confessionnelle de la Bible, et d’une traduction catholique. Cela dit les traducteurs reprennent (en évitant soigneusement le terme de « sapientiel » dans le cas de Ledrain) l’analyse générique du Cantique, à part peut-être dans le cas de Reuss, qui souligne la nature poétique et lyrique du texte, le terme « lyrique » mettant l’accent sur la dimension chantée de ces livres. La place dévolue au Cantique dans ces publications est ainsi significative de la lecture que les traducteurs font du texte, et détermine en aval sa réception par le lecteur.