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CHAPITRE II. LA PHILOSOPHIE DU PASSAGE, MODELE THEORIQUE ET HYPOTHESES DE RECHERCHE HYPOTHESES DE RECHERCHE

Paragraphe 4. Niveau d’aspiration

L’analyse du niveau d’aspiration exige tout d’abord de passer en revue le terne générique qui est l’aspiration. En effet, le terme « aspiration » se révèle très complexe et polysémique à la fois (Spielhofer et al., 2011). L’aspiration se réfère à un désir, un souhait ou un projet d’avenir qui fournit des buts à l’individu (Anctil, 2006). Elle est une prédisposition à l’action poussant l’individu à dépasser sa situation actuelle, eu égard aux contraintes liées à son environnement social (Anctil, 2006). Le concept d’aspiration

renvoie aussi à la capacité d’un individu à identifier des opportunités, fixer des objectifs d'avenir et de travailler à les atteindre (Quaglia et Casey, 1996). L’aspiration est aussi utilisée pour exprimer diverses ambitions qu’un individu peut avoir dans la vie en général tel que le désir de fonder une famille ou d’exceller dans un domaine quelconque (Gutman et Akerman, 2008). Les aspirations peuvent avoir des qualificatifs faibles, réalistes ou élevés. Ainsi, de faibles aspirations sont généralement utilisées pour désigner des objectifs et des cibles qui ne sont pas ambitieux alors que de hautes aspirations dénotent le contraire. Le terme d’aspiration réaliste parait encore plus ambigu, car il peut être interprété positivement en reflétant les buts et les objectifs adaptés aux possibilités qui sont à la portée d'un individu. Il peut être interprété aussi de manière négative pour désigner des ambitions relativement modestes, contrairement aux hautes aspirations (Spielhofer et al., 2011). Cependant, cette classification semble comporter quelques difficultés. Des aspirations peuvent être considérées grandes pour un individu dans des circonstances particulières de la vie, alors que ces mêmes aspirations peuvent être considérées comme faibles pour une autre personne (Gutman et Akerman, 2008). C’est pourquoi, le niveau d’aspiration d’un individu dépend de son comportement vis-à-vis de la satisfaction des besoins ressentis qui sont classés par ordre de priorité et dans la durée (pyramide des besoins de Maslow, 1943). L’analyse économique montre que l’homme fait face généralement à des besoins illimités qu’il cherche à satisfaire. Alors, puisque les besoins sont illimités, l’homme doit avoir également des aspirations illimitées. Ainsi, les aspirations d’un individu ou d’un peuple ne doivent pas se limiter à satisfaire quelques besoins uniquement. Elles doivent viser de préférence des situations nouvelles qui portent l’individu à dépasser son bien-être présent pour l’améliorer continuellement (Anctil, 2006). Dans cet ordre d’idées, Douglass (2010) parle d’une culture d'aspiration qui porte l'individu à se perfectionner, améliorer ses connaissances, ses compétences et sa position dans la société. De grandes aspirations peuvent conduire l’individu à accomplir des tâches avec succès. Dès lors, même si l’individu rencontre des difficultés, il fournira l'effort nécessaire pour les réaliser (Gutman et Akerman, 2008). Ainsi, quelqu’un qui n’est pas limité dans ses aspirations vise constamment des niveaux supérieurs de bien-être. D’autres auteurs vont jusqu’à considérer de fortes aspirations comme une sorte de

capital (Douglass, 2010). Le chercheur avance que les ambitions d’un individu déterminent son capital cognitif. Ainsi, les aspirations jouent un rôle clé dans ses capacités à identifier des opportunités et les saisir. De même, un pays doit avoir de grandes aspirations pour lui permettre d’améliorer son niveau de compétitivité sur le marché mondial.

Cependant, la philosophie du passage semble conduire les individus à cultiver un faible niveau d’aspiration qui peut être lié à la négligence de la vie terrestre, la vie dans l’instant présent, etc. Ainsi l’individu peut penser tout en petit et n’envisage pas des projets d’envergure sur la terre pour se contenter du strict minimum, en attendant son voyage vers l’au-delà. Il lui faut donc juste les moyens de subsistance pour la courte période pendant laquelle il espère vivre sur la terre. Il existe des faits et des expressions quotidiennes qui pourraient traduire la façon dont l’haïtien semble voir son bien-être matériel et qui pourraient caractériser son niveau d’aspiration. Les haïtiens disent que : «

Mwen bezwen yon ti kay, yon ti madanm, yon ti boutik, yon ti machin, yon ti travay, yon ti legliz, isi ba nou satisfè ak yon ti kay » (j’ai besoin d’une petite maison, d’une petite femme, une petite entreprise, un petit travail, une petite voiture, une petite église, ici-bas, une petite maison nous suffit). Ces expressions créent chez l’haïtien une prédisposition à se contenter facilement du minimum et une faible capacité à créer de la richesse de manière continue.

Les observateurs parlent de débrouillardise et de résilience des haïtiens comme étant des qualités. Cependant, ces capacités de résilience semblent attisées par le simple instinct de survie. Ce qui explique aussi que les haïtiens semblent très approximatifs dans leurs réalisations. Les expressions suivantes pourraient révéler la faible importance que l’haïtien accorderait à la perfection dans ce qu’il entreprend: « pito nou lèd nou la, ti kouto miyò pase ti kal bwa, degoute miyò pase pa pise, nou pa bezwen pitit sanble ak papal’, belmè manke pa vini pa mandel sal’ pote 33, li bon kon sa» (Il est préférable qu’on soit là, même si on est laid, un petit couteau vaut mieux qu’un morceau de bois,

33. Un petit couteau est mieux qu’un morceau de bois, Vaut mieux avoir petit couteau que rien, on n’a pas besoin de respecter scrupuleusement les consignes données dans l’exécution des tâches, on n’a pas besoin d’un travail excellent, cela peut passer.

uriner petit vaut mieux que ne pas uriner du tout, il n’est pas nécessaire que le fils ressemble à son père, la belle mère a failli ne pas venir, ne lui demandez pas qu’est-ce qu’elle apporte, c’est bon comme cela ».

Face à des commentaires selon lesquels les haïtiens nourrissaient de grandes aspirations lors des guerres de l’indépendance, il est très difficile d’être d’un avis contraire. Cependant, Mill (1871) avance que des hommes peuvent perdre leurs hautes aspirations de même qu’ils perdent leurs goûts intellectuels lorsqu’ils n’y consacrent pas suffisamment de temps. Ainsi, après l’indépendance, les haïtiens semblent se contenter davantage des plaisirs accessibles uniquement à moindre effort, comme Moreau de Saint-Mery (1984) rapporté par Barthelemy (1997 : 842) le souligne : « les africains devenus habitants de Saint-Domingue y restent en général indolents et paresseux ». Ainsi, le niveau d’aspiration peut influencer la performance de l’entreprise à travers l’innovation, le capital humain, le rendement au travail et l’accumulation du capital.

A) Niveau d’aspiration, innovation et performance de l’entreprise

Dans un système de marché concurrentiel, une entreprise est appelée à innover en permanence afin de garantir sa performance (Zott et al., 2011). L’innovation permet donc à une entreprise d’augmenter sa productivité (Raffo et al., 2011). L’entreprise qui n’innove pas court le risque de perdre des parts de marché pour finir par disparaître totalement (Temri, 2000). Des auteurs comme Morck et Yeung (2001 : 10) ont rappelé cette règle d’or lorsqu’ils déclarent que « les entreprises créatrices prospèrent, mais les entreprises non innovatrices disparaissent ». Ainsi, la décision d’une entreprise d’investir dans l’innovation dépend de sa détermination à améliorer son niveau de compétitivité de manière continue (Temri, 2000). Les entreprises innovent aussi lorsqu’elles font face à diverses contraintes et de défis à relever. En d’autres termes, l’entrepreneur va innover dans la mesure où son objectif consiste à atteindre une haute performance.

En effet, un entrepreneur qui montre un faible niveau d’aspiration ne verra pas la nécessité que son entreprise atteigne une haute performance. Il ne va pas s’intéresser à ce

que l’entreprise continue de croître, en vue d’atteindre une taille suffisante pour soutenir ses projets d’innovation. Schumpeter (1943) a montré que la grande taille, associée à un plus grand pouvoir de marché, augmente la capacité d’une entreprise à envisager et à mettre en œuvre des projets d’innovation. Or, l’entrepreneur haïtien pourrait avoit plutôt tendance à se contenter du minimum de parts de marché qu’il peut gagner. Non seulement l’entrepreneur risque d’investir peu dans l’innovation, mais il pourrait ne pas encourager ses employés non plus à être créatifs dans leur travail. C’est plutôt la logique de « degoute miyò pase pa pise » (une petite chose vaut mieux que rien du tout) qui risque d’orienter ses actes managériaux. Au lieu d’améliorer les procédés de production et ses pratiques managériales, l’entrepreneur risque peut être guidé par le « li bon konsa,

pito nou lèd nou la, pitit pa bezwen sanble ak papal’ » (c’est bon comme cela, l’essentiel est d’exister, même si on est laid, il n’est pas nécessaire que le fils ressemble à son père). Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de chercher à être plus performant ni s’efforcer de respecter les standards de qualité. Il peut donc espérer de pouvoir toujours bricoler pour continuer d’exister. Ainsi, le niveau d’aspiration pourrait constituer un facteur de blocage à toute initiative managériale innovante et réduire la performance de l’entreprise.

B) Niveau d’aspiration, capital humain et performance de l’entreprise

L’éducation représente le moyen le plus sûr pour permettre à un individu d’améliorer sa productivité. Par conséquent, le choix d’investir dans l’éducation peut être considéré comme le premier critère d’analyse pour déterminer le niveau d’aspiration d’un individu ou dans une société. Cependant, le niveau d’aspiration peut empêcher le développement du capital humain chez les haïtiens qui risquent de ne pas lier les investissements en éducation à la performance.

Pour une entreprise, la formation des employés doit lui permettre d’avoir du capital humain nécessaire à l’amélioration de sa performance. Étant donné que la productivité du travail constitue un levier important pour l’amélioration de la performance, cela pourrait porter l’entreprise à investir dans la formation de ses employés.

Or, dans le cas où l’entrepreneur haïtien serait imprégné d’un faible niveau d’aspiration, il risque de ne pas juger opportun de chercher à augmenter la productivité du travail. Il peut être très peu préoccupé par l’amélioration de la qualité des biens et des services qui pourrait permettre à l’entreprise de conquérir des parts de marché. Il aurait plutôt tendance à se contenter du minimum de profit qu’il peut gagner et ne pas chercher plus. Ainsi, l’entrepreneur risque de ne pas investir dans la formation des salariés en vue d’améliorer le rendement au travail.

Une entreprise pourrait aussi envisager une politique salariale permettant d’inciter les employés à se former, en offrant des taux de salaires liés à la qualification et à l’effort. Les employés pourraient être motivés par l’augmentation des taux de salaire espérés après leur formation pour se former davantage (Becker, 1964). Cependant, une entreprise qui n’a pas une politique de développement du capital humain n’adoptera pas non plus une politique de rémunération basée sur la qualification de la main-d’œuvre. De plus, il n’est pas évident qu’un employé à faible niveau d’aspiration cherchera à se former, même si le taux de salaire continue d’augmenter avec le niveau d’éducation. D’ailleurs, il n’y a aucune garantie que les gens à faible niveau d’aspiration chercheront à se perfectionner. Au contraire, ils pourraient se contenter du niveau d’éducation qui leur offre le minimum vital. C’est pourquoi, les entreprises peuvent faire face à des raretés de main-d’œuvre spécialisée sur le marché local. De telles ressources deviendront plus coûteuses à l’entreprise, ce qui va augmenter ses coûts globaux de transaction. Elle deviendra alors moins compétitive sur le marché. Ainsi, un faible niveau d’aspiration peut constituer un handicap au développement du capital humain et réduire la performance de l’entreprise.

C) Niveau d’aspiration, rendement au travail et performance de l’entreprise

Le niveau d’aspiration peut avoir des effets sur le rendement au travail. Si l’employé a un faible niveau d’aspiration, il est fort probable qu’il se préoccupe peu de la quantité et de la qualité du travail fourni. Tout d’abord, au niveau de la qualité, l’employé peut remettre un travail effectué « d’à peu près » en raison de la logique de « li bon kon sa, nou pa bezwen pitit sanble ak papal’» (c’est bon comme ca, il n’est pas nécessaire que le fils ressemble à son père). Ainsi, l’entreprise peut ne pas être en mesure de respecter les

standards de qualité exigés ; ce qui peut déboucher sur l’insatisfaction des clients. Or, toute insatisfaction des clients risque de pénaliser l’entreprise en termes de baisse du chiffre d’affaires ou perte des parts de marché. Au niveau quantitatif, les employés auront tendance à se contenter de l’effort minimal et fournir une productivité minimale. Ce qui peut entrainer une faible quantité produite et des coûts unitaires élevés pour l’entreprise. Dès lors, l’entreprise ne pourra pas être compétitive au niveau des prix et son offre de produits va diminuer sur le marché. Elle ne pourra pas satisfaire la demande du marché. Alors, dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise court le risque de perdre des parts de marché.

Par ailleurs, lorsqu’un employé cultive un faible niveau d’aspiration, il peut chercher à satisfaire quelques petits besoins uniquement. Même si l’entreprise envisage un régime salarial indexé à l’effort, il se peut que l’employé se contente d’atteindre uniquement le niveau de revenu lui permettant de satisfaire ses petits besoins. Cette inconstance dans le travail, si elle est confirmée, peut aussi constituer un handicap à la performance de l’entreprise. Ainsi, le niveau d’aspiration peut avoir pour effet de décourager le rendement au travail et réduire la performance de l’entreprise.

D) Niveau d’aspiration, accumulation du capital et performance de l’entreprise Le niveau d’aspiration peut influencer la performance de l’entreprise à travers l’accumulation du capital. Une entreprise qui poursuit des objectifs de performance cherche à ouvrir de nouvelles unités périphériques de production à l’échelle nationale, régionale ou mondiale. Pour y parvenir, elle devra faire des investissements en acquisition de nouveaux locaux, aménager des bâtiments existants ou louer de nouveaux locaux. En effet, c’est la vision de l’entrepreneur en termes de développement de l’entreprise qui va l’inciter à accumuler du capital. Aussi, l’objectif de rentabilité économique veut que l’entreprise cherche à s’autofinancer pour pouvoir réduire sa dépendance vis-à-vis du marché financier et assurer sa pérennité. Cette exigence est encore plus forte pour répondre aux attentes des actionnaires, lorsqu’il s’agit d’une société de capitaux.

Cependant, l’entrepreneur qui a un faible niveau d’aspiration peut ne pas avoir pour objectif de construire une grande entreprise qui nécessiterait, de manière continue, une augmentation du stock de capital. Il peut ne pas chercher à améliorer continuellement sa position dans son secteur d’activité, puisqu’il est limité dans ses objectifs. Dans la logique d’un entrepreneur à faible niveau d’aspiration, il a besoin tout simplement d’une petite entreprise lui garantissant les moyens de subsistance. Les haïtiens disent généralement que : « mwen bezwen yon ti biznis, fòk ou kwoke makout ou kote men ou ka rive » (j’ai besoin d’une petite entreprise, il faut placer son sac à la limite de ses bras). Cela pourrait se traduire par « il ne faut pas se donner trop de peine, il faut faire ce que l’on peut ». L’entrepreneur risque alors de ne pas définir des objectifs dont le financement peut exiger beaucoup d’effort en termes d’accumulation du capital. Ainsi, le niveau d’aspiration peut constituer un facteur de blocage à l’accumulation du capital et réduire la performance de l’entreprise.