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L’égalitarisme et autonomie de subsistance

CHAPITRE II. LA PHILOSOPHIE DU PASSAGE, MODELE THEORIQUE ET HYPOTHESES DE RECHERCHE HYPOTHESES DE RECHERCHE

Paragraphe 8. L’égalitarisme comme trait socioculturel régulateur

B) L’égalitarisme et autonomie de subsistance

L’égalitarisme s’accompagne également d’une autonomie individuelle caractérisée par la création d’unités individuelles de production. Cette autonomie se limite au niveau de la subsistance. L’esprit égalitaire de l’haïtien a transformé l’individualisme orthodoxe en une sorte « d’individualisme collectif ». L’individualisme collectif se réfère à une individualité fortement contrôlée par le groupe. Chaque individu veut avoir son autonomie dans la recherche des moyens de subsistance, mais en conservant l’équilibre social de base (Barthélémy, 1989; Dorvilier, 2012). En effet, tout le monde veut réussir au même niveau en gardant une certaine autonomie. Cette cohabitation entre l’égalitarisme et l’autonomie individuelle se manifeste en milieu rural à travers la propriété privée des parcelles de terre facilitant l’exploitation de petites fermes agricoles (Barthélémy, 1989). L’autonomie individuelle offre la garantie que personne ne sera en mesure de prendre de l’ascendance sur le groupe. Cependant, elle ne semble pas faciliter non plus la poursuite d’objectifs collectifs. Si tel était le cas, les familles pourraient avoir des pratiques successorales leur permettant de garder les terres dans l’indivision en vue

d’une meilleure exploitation. La recherche de l’autonomie individuelle semble empêcher les héritiers de se mettre ensemble pour créer de grandes fermes agricoles. On assiste plutôt à un morcellement des domaines en petites propriétés selon les impératifs d’un mode d’héritage strictement égalitaire (Barthelemy, 1997). Cette forme de partage terrien est comparable aux systèmes fonciers africains qui se reconstruisent ex nihilo en formant un faisceau complet de comportements significatifs qui semblent s’être enchainés tout naturellement pour aboutir à la construction d’une société en économie de survie (Barthelemy, 1997 : 851). Ce qui ne donne aucune possibilité de faire des économies d’échelle.

En milieu urbain, l’autonomie de subsistance se manifeste à travers le type d’entreprise créé. Contrairement à ce que nous observons dans les pays industrialisés ou plusieurs investisseurs apportent des capitaux pour créer des sociétés anonymes, chaque haïtien veut avoir sa propre entreprise. Ce qui conduit à la création d’un important secteur informel50 constitué majoritairement de petites entreprises individuelles. Le secteur informel qui devient de plus en plus important dans l’économie haïtienne prouve que l’haïtien poursuit des idéaux égalitaires, en conservant l’autonomie de subsistance. Si dans sa conception orthodoxe le secteur informel renvoie à une conséquence des imperfections du marché, il ne semble évident que cela soit le cas pour Haïti. Il semble aller bien au-delà d’une simple débrouillardise. La création des entreprises informelles ne peut être interprétée non plus comme une simple conséquence de l’étroitesse du marché des capitaux, car les gens n’arrivent pas à se mettre ensemble pour créer des entreprises qui soient pérennes et compétitives. C’est peut-être plutôt un moyen de garantir l’autonomie de chacun à l’intérieur du système égalitaire. Le secteur informel et le morcellement des terres dans les milieux ruraux pourraient être interprétés aussi comme l’expression d’un individu qui refuse d’être contrôlé économiquement. Il veut garder son autonomie par rapport au groupe et même vis-à-vis de l’État (Barthélémy, 1989). Tout

50. Le secteur informel est composé généralement d’entreprises individuelles qui ne sont pas reglementées par l’Etat. Il comprend l’ensemble des activités économiques qui ne sont enregistrées ni au Ministère du commerce et de l’industrie ni à la Direction Générale des Impôts (boutique, marchands de rue, marchands ambulants et autres). Les entreprises

individu doit se conformer à poursuivre les idéaux égalitaires, conformément à la philosophie du passage. Nous analysons dans le paragraphe suivant, le rôle du conformisme dans le système égalitaire et ses effets sur la performance de l’entreprise.

C) Le conformisme

Le conformisme est la tendance d’un individu à observer et reproduire ce qui se fait dans la société, aujourd’hui et surtout hier. Il donne la garantie que tout le monde poursuivra le même objectif, celui de préparer la vie dans l’au-delà. Le conformisme renvoie à un processus de socialisation axé sur des normes et des engagements moraux partagés par les individus (Diakité, 2004 ; Logossah, 2007). Ainsi, les gens se contentent de reproduire les techniques anciennes (Logossah, 2007). Le conformisme conduit finalement au respect des traditions, des institutions ancestrales et des ancêtres eux-mêmes. Ceux-ci finissent tout simplement par être érigés en divinités. Logossah (2007) a avancé que les individus croient que les métiers et les professions ont émané des dieux. Selon l’auteur, les individus croient qu’ils doivent se contenter de reproduire les techniques et performances enseignées par des divinités à leurs ancêtres qui, eux-mêmes, deviennent des dieux une fois passés dans l’au-delà (Logossah, 2007). Le conformisme est en effet une attitude de soumission qu’un individu adopte vis-à-vis d’un système de référence ou d’un groupe spécifique (Diakité, 2004). Les connaissances sont transmises de génération en génération sous forme de recette, sans être mises à jour. Le droit d‘aînesse prime sur la connaissance, et l’ancienneté sur la qualification. Les aînés sont considérés comme des dépositaires de la connaissance. Les jeunes sont quasiment interdits de remettre en cause la sagesse des aînés (Diakité, 2004). Ils doivent appliquer in extenso les recettes léguées par leurs ancêtres. Or, l’une des connaissances léguées par leurs ancêtres consiste à se considérer comme passager sur la terre. Dans cette optique, les individus seraient portés à se conformer à la préparation de la vie dans l’au-delà. Il semble que les individus soient conditionés pour ne pas avoir un projet contraire. Ils se seraient conformés à accorder la priorité aux choses d’en haut et non terrestre.

reproduire systématiquement les habitudes léguées par leurs ancêtres. Le conformisme prendrait diverses formes : Au niveau des familles, le droit d’aînesse serait de règle. Les enfants qui osent poser des questions aux parents riquent d’être considérés comme grossiers et mal élevés. Ils doivent enregistrer et exécuter les ordres, sans tenir compte de la logique qui les sous-tend. Quel que soit le niveau académique d’un jeune, ses connaissances ne représentent presque rien face à la sagesse ou l’ancienneté des aînés. Au niveau de la société en général, il paraît être difficile de procéder différemment des autres. Les haïtiens disent : « si ou wè tout moun ap danse sou yon sèl pye, ou menm ou pa dwe danse sou 2 pye » (si vous voyez que tout le monde danse sur un seul pied, vous ne devez pas danser sur deux). Cette maxime pourrait révéler le caractère conservateur des haïtiens vis-à-vis des connaissances traditionnelles51. Toute tentative de faire autrement fera l’objet de sanction sociale. Le conformisme favoriserait donc la continuité d’une société traditionnelle et rétrograde, bloquant toute initiative de changement. Le conformisme pourrait influencer la performance de l’entreprise à travers l’innovation et le rendement au travail.

1) Conformisme, innovation et performance de l’entreprise

La culture est considérée comme l’un des facteurs importants pour expliquer le choix d’une organisation d’introduire des changements ou de garder le statuquo (Loof et Heshmati, 2002). Ainsi, le conformisme peut constituer un blocage à l’innovation tant dans les méthodes de production qu’au niveau des approches managériales adoptées. Les conformistes semblent croire que l’innovation n’est pas le seul fruit de l’effort humain, mais des divinités. En conséquence, « on ne doit pas chercher à innover, mais se contenter de reproduire les choses telles qu’elles ont été enseignées par leurs ancêtres », puisque ces derniers sont considérés comme des dépositaires de la connaissance (Logossah, 2007 : 12). Ainsi, le conformisme décourage quelque part la liberté de l’individu d’apporter des changements dans la manière de faire les choses. Ce type de culture demande à chacun d’obéir et ne pas penser au changement dans cette vie (Morck

51. Le conformisme rend les haïtiens captifs des anciennes connaissances, en dépit du progrès technique réalisé dans différents domaines. Par exemple, dans le domaine de la médecine, les haïtiens croient qu’une femme peut avoir une

et Yeug, 2001). C’est pourquoi, les individus conformistes sont généralement réfractaires au changement et à l’innovation (Allali, 2005).

De même, le conformisme peut porter l’entrepreneur à gérer l’entreprise de façon traditionnelle et ne pas chercher à introduire de nouvelles méthodes de production ou moderniser le système managérial (Pech, 2001). En ce sens, beaucoup d’organisations optent pour la conformité. Elles manifestent le désir d’avoir des employés qui se conforment aux normes organisationnelles dans le but de perpétuer le statuquo, au lieu d’encourager l’individualisme et l’esprit d’initiative. Ce qui risque de décourager la performance organisationnelle (Pech, 2001).

Dans le secteur agricole haïtien, par exemple, les gens continuent d’utiliser des outils rudimentaires de production (houe, machette et serpette) que leurs ancêtres avaient l’habitude d’utiliser. Une gestion moderne aujourd’hui exige en effet que des investissements soient effectués dans les nouvelles technologies, afin de permettre à l’entreprise d’améliorer sa performance. Les nouvelles technologies peuvent faciliter une meilleure gestion des stocks et une coordination plus efficace de la chaine de distribution. Or, un entrepreneur qui est conformiste croit que les anciens équipements et les méthodes traditionnelles sont toujours les meilleurs pour maximiser la production. Il peut ne pas voir la nécessité de procéder à l’acquisition de nouvelles machines en vue de moderniser le processus de production. Aussi, lorsque dans une entreprise les individus adoptent des attitudes tournées quasiment vers le passé, ils donneront très peu de chance aux jeunes de proposer de nouvelles idées dans la façon de faire les choses. Les ainés seront très peu ouverts aux nouvelles connaissances qui pourraient permettre d’améliorer le processus de production.

Par ailleurs, d’autres chercheurs semblent reconnaître que le conformisme peut être bénéfique aussi lorsque l’entreprise a besoin d’une certaine cohésion entre ses employés et ses différents départements pour mettre en œuvre efficacement des projets d’innovation (Mullen et Copper, 1994). Le conformisme peut alors faciliter la cohésion entre les différents membres de l’organisation et conduire plus facilement à un consensus autour

des activités d’innovation (Mullen et Copper, 1994). Ainsi, le conformisme peut influencer la performance de l’entreprise à travers l’innovation.

2) Conformisme, rendement au travail et performance de l’entreprise

Le conformisme peut influencer la performance de l’entreprise à travers le rendement au travail. Pour une entreprise caractérisée par une culture de faible performance, le conformisme peut lui constituer un facteur de blocage dans la mesure où c’est le principe du droit d’ainesse qui y sera appliqué. Les jeunes employés qui pourraient contribuer à améliorer la performance de l’entreprise ne se verront pas confiés de grandes responsabilités, quel que soit leur niveau de qualification. Les postes de décisions seront plutôt confiés aux anciens, peu importe leur qualification. Même lorsque l’entreprise doit financer la formation des employés, elle va privilégier les plus anciens. C’est toujours le principe de l’ancienneté qui va primer sur les compétences et la qualification. Cette culture de faible performance sera transmise aux jeunes employés par les ainés. Les jeunes employés seront conditionnés à fournir un faible rendement au travail. Comme a souligné Logossah (2007), le conformisme a pour effet de porter l’individu à reproduire uniquement les performances passées. Les ainés auront tendance à enseigner aux jeunes employés à faire comme eux, c’est-à-dire d’atteindre les faibles niveaux de performance enregistrés par le passé. Au final, même les employés les plus qualifiés risquent de tomber dans la routine. Conformément à leurs aînés, ils fourniront des rendements minima au travail. Ce qui va conduire aux faibles niveaux de performance obtenus dans le passé.

Par contre, le même argument de Logossah (2007) montrant que le conformisme porte les individus à reproduire uniquement les performances du passé peut être valable aussi pour permettre de maximiser la performance de l’entreprise. Pour une entreprise qui a une culture de haute performance, le conformisme peut faciliter la continuité de cette culture de résultats en incitant les employés à fournir un meilleur rendement au travail. Les nouveaux employés peuvent se conformer à cette culture de performance pour fournir l’effort nécessaire à atteindre un rendement maximal au travail. Aussi, lorsque dans un

groupe de travail les employés ont une culture de rendement, il est fort probable que les individus se conforment à cette valeur. Les ainés peuvent enseigner aux jeunes employés les bonnes pratiques de rendement installées dans l’entreprise. Ces derniers, étant eux-mêmes des conformistes, pourront s’y adapter très facilement. Ce qui permettra de pérenniser cette culture de performance au sein de l’entreprise. Alors, le conformisme pourra se révéler bénéfique pour l’entreprise dans la mesure où elle arrive à installer une culture organisationnelle orientée performance. Le conformisme peut faciliter la cohésion interne et conduire à un meilleur rendement au travail aussi (Mullen et Copper, 1994). S’agissant d’un environnement où les individus sont dominés par la philosophie du passage, les entreprises peuvent avoir des difficultés à mettre en place une culture de performance. Le conformisme peut alors décourager le rendement au travail et réduire la performance de l’entreprise.