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CHAPITRE II. LA PHILOSOPHIE DU PASSAGE, MODELE THEORIQUE ET HYPOTHESES DE RECHERCHE HYPOTHESES DE RECHERCHE

Paragraphe 2. La primauté de l’au-delà

La primauté de l’au-delà (PA) est présentée par Logossah (2007) comme l’attitude selon laquelle l’individu manifeste un certain mépris pour des choses terrestres et néglige en conséquence la vie terrestre. En découlent : la vie dans l’instant présent, la faible disposition à l’effort prolongé, le fonctionnement à « l’à peu près : li bon konsa ». Ce type de croyance peut porter l’individu à ne pas accorder trop d’importante à la vie sur la terre et se contenter de préférence d’une vie espérée dans l’au-delà.

L’haïtien semble traduire cette attitude par des expressions telles que : « nan peyi an wo a mwen genyen yon palè kristal ak fotèy ki fèt ak lò, se lòt bò mòn nan mwen anvi rive » (Dans le pays d’en-haut, j’ai un palais cristal et des fauteuils en or, c’est là que je veux arriver). Alors, la seule responsabilité de l’individu consisterait à se préparer pour aller dans l’au-delà. Et, il en résulterait une sorte de négligence par rapport à la vie terrestre. Ce qui réduirait aussi l’intérêt pour l’individu à envisager des projets durables qui pourraient lui permettre de bien entretenir son environnement pour le transformer en un espace plus vivable. Il accorderait de préférence la priorité aux activités susceptibles de lui garantir la vie dans l’au-delà. Tout effort tendant à améliorer sa situation économique peut être vu comme un mépris de la chose céleste. L’haïtien dit par exemple que : « lè

nou mouri nou pap ale ak anyen, nou pa bezwen ranmase tròp richès » (à la mort nul n’emporte son trésor, nous n’avons pas besoin d’amasser trop de richesse sur la terre).

Certains cercles religieux dont le protestantisme, le pentecôtisme et l’armée céleste semblent même avoir enseigné pendant longtemps en Haïti que trop de connaissance et de richesse mène à la perdition. Il s’agit en effet d’une interprétation erronée d’une portion biblique tirée dans Marc (10 : 21-25). Ainsi, ils semblent croire que les problèmes rencontrés dans la vie sont des signes attestant leur élection dans le royaume de Dieu. Il serait alors conseillé à ces religieux de ne pas être trop à l’aise sur la terre pour pouvoir mener une vie de sainteté et hériter la vie éternelle dans l’au-delà.

Cependant, il faut préciser que les pratiquants de ces mêmes religions dans les pays développés d’Amérique du Nord et de l’Europe n’ont pas ce type de comportement par rapport à la vie. D’ailleurs, la bible qui est considérée comme le livre sacré de ces religions encourage l’effort individuel lorsqu’elle déclare que le salut est personnel (Ésaïe, 66 : 18-21; Luc, 13 : 22-30) et celui qui ne travaille pas ne doit pas manger non plus. Elle condamne même la futilité (2 Thessaloniciens, 3 : 10-11). Dans la même veine, Weber (1905) a montré que le protestantisme était capable de pousser le croyant à accumuler de la richesse matérielle en considérant l’effort, le travail et la prospérité comme un signe d’approbation de Dieu. Selon l’auteur, le protestantisme est capable de porter le croyant à faire des choix rationnels, garantissant sa réussite économique à travers le travail

continu30. C’est aussi un moyen qui lui permet de plaire à Dieu et accéder au salut. Aussi, bien des exemples montrent que la religion n’est pas un problème en soi puisque les grandes puissances économiques comme les États-Unis d’Amérique et les pays de l’Europe de l’Ouest sont à forte composante du protestantisme et du christianisme en général. Cette religion a même contribué au développement du capitalisme (Maridal, 2013). De plus, l'éthique protestante est encore utilisée pour décrire une attitude positive au travail (Ferrante et al., 2012).

En effet, ce type de comportement culturel dépasse la question religieuse. Il semble au contraire puiser ses racines dans des croyances pratiquées par des animistes africains et qui ont été transmises aux haïtiens à travers leurs ancêtres. La primauté de l’au-delà peut être donc considerée comme un comportement ancestral que les haïtiens ont transporté dans leur religion respective. C’est ce qui explique aussi que l’haïtien, qu’il soit vodouisant, protestant ou catholique, pourrait accorder la priorité à la préparation de la vie dans l’au-delà.

Par ailleurs, Benoit (1986) a fait remarquer que là où vit le nègre en groupe il apporte sa culture, même si chaque communauté présente ses variantes culturelles à l’intérieur de la culture ambiante. Il fait du syncrétisme religieux en réinterprétant les religions tout en conservant ses traditions et sa culture de référence. Ainsi, la préparation de la vie dans l’au-delà est un trait caractéristique de la philosophie du passage qui paraît bien ancré chez l’haïtien. Bien entendu, chacun peut faire référence à son propre au-delà. Les chrétiens croient qu’ils vont retrouver leur Dieu et les vodouisants, leur Grand Maître. Les chrétiens ont l’Esprit Saint comme intermédiaire entre eux et Dieu. Les vodouisants ont des Loas (esprit des ancêtres) jouant un rôle intermédiaire entre les vivants et le Grand Maître. Dans un cas comme dans l’autre, les gens considèrent que la vie sera meilleure là-bas. Ainsi, la primauté de l’au-delà peut influencer la performance de l’entreprise à travers l’importance accordée aux morts et aux funérailles en général

30. L’éthique protestante est vue comme une doctrine encourageant la bravoure et l’action du croyant vers la réussite à travers le travail continu et en déployant des efforts constants. En effet, l'éthique protestante a servi d’instrument au

empêchant l’accumulation du capital. Avant d’avancer plus loin dans l’exposé, il s’avère nécessaire d’analyser le rôle des funérailles dans la préparation de la vie dans l’au-delà.

A) Rôle des funérailles dans la préparation de la vie dans l’au-delà

La préparation de la vie dans l’au-dela semble porter l’individu à considérer la terre comme un lieu de transit et accorder beaucoup d’importance aux funérailles. La mort n’est pas considérée comme la fin de l’individu. Il semble que pour l’haïtien, l’individu n’est pas mort réellement mais commence plutôt la vraie vie dans l’au-delà. C’est un moyen pour passer d’un faible niveau de vie sur la terre à un niveau de bien-être supérieur dans l’au-delà. Ainsi, les individus deviendraient des divinités carrément une fois passés dans l’au-delà. Leur sens d’appréciation et leurs connaissances seraient augmententés. Ils auraient beaucoup plus de pouvoir pour faire du bien ou du mal aux vivants, ce qui entraine un culte des ancêtres. Dans le même ordre d’idées, Thomas (1963 : 408) a fait remarquer que dans beaucoup de pays africains, les vivants entretiennent des relations étroites avec leurs ancêtres (les morts). L’auteur rapporte qu’à la mort, les ancêtres deviennent des dispensateurs de richesse, de fécondité, de santé et de paix (Thomas, 1963). C’est pour cela que les gens attribuent un rôle intermédiaire aux ancêtres qui assurent la relation entre Dieu (Grand Maître) et les vivants. Thomas (1963 : 408) a montré que 39% des personnes interviewées croit que les ancêtres ont le pouvoir de maintenir l’ordre social, 37% croit que les ancêtres assurent la fécondité aux vivants, 24% croit que les ancêtres peuvent donner de la richesse, 19% attribue le pouvoir de punir aux ancêtres alors que 31% d’entre ‘eux croit que les ancêtres peuvent récompenser les vivants. L’auteur a rapporté que « les ancêtres atteignent parfois des niveaux de sacralisation qu’ils finissent par être considérés comme des divinités secondaires ou même de premier ordre auxquelles on rend l’essentiel du culte et qui arrivent à l’emporter sur le Dieu créateur » (Thomas, 1963 : 409-410).

C’est pour cela que dans le contexte haïtien, par exemple, les vivants semblent chercher à tout faire pour plaire aux morts31. Ainsi, les funérailles constitueraint un rituel plutôt qu’un hommage à un être décédé. Elles s’apparentent à de véritables célébrations. Les gens semblent plus intéressés à faire des sacrifices pour offrir des funérailles32 de grand prix à un proche parent décédé. Ainsi, les dépenses de funérailles risquent d’avoir un impact sur l’accumulation du capital.

B) Primauté de l’au-delà, accumulation du capital et performance de l’entreprise La primauté de l’au-delà peut constituer un obstacle à l’accumulation du capital, dans la mesure où elle découragerait tout effort visant à améliorer le bien-être de l’individu sur la terre. En effet, les dépenses de funérailles risquent de décourager l’épargne qui pourrait servir à financer l’entreprise puisque l’entrepreneur peut être contraint de financer des activités visant à préparer la vie dans l’au-delà plutôt que d’accumuler du capital nécessaire au financement de l’entreprise. Chaque cas de décès peut interpeller l’entrepreneur pour contribuer à financer les dépenses de funérailles. Il peut être sollicité pour le décès d’un ami ou d’un employé. Dans le cas où l’entrepreneur est un croyant protestant, il va être sollicité aussi pour contribuer financièrement à organiser les funérailles d’un membre décédé dans sa congrégation. Dans certains cas, l’entrepreneur n’aura d’autres choix que de décapitaliser l’entreprise pour contribuer aux dépenses de funérailles. Les dépenses de funérailles risquent de diminuer les capacités de l’entreprise à accumuler du capital nécessaire à sa performance.

31. Les haïtiens croient que le mort est capable de protéger les vivants contre des accidents, guérir leurs maladies, leur permettre de gagner au loto, augmenter leur intelligence à l’école, les aider ou les empêcher de se marier, d’avoir des enfants, les faire trouver un emploi, un visa, etc. Ils croient aussi que les morts peuvent provoquer la mort de quelqu’un. C’est pourquoi, par exemple, quelle que soit l’appartenance religieuse d’un haïtien, il ne va pas conduire son épouse au cimetière et vice versa. L’individu croit qu’il ne pourra plus se remarier, car la défunte peut provoquer la mort de sa nouvelle épouse.

32. Les funérailles ne mettent pas fin à la vie de l’individu. Au contraire, selon la croyance populaire, les morts représentent des divinités qui méritent d’être vénérées. Les individus décédés continuent leur vie dans l’au-delà, et ils sont bien là-bas. Les 1er et 2 novembre sont réservés à la fête des morts. A cette occasion, les haïtiens font des dépenses pour le nettoyage et la réhabilitation des tombeaux et l’embellissement des cimetières. Ensuite une messe traditionnelle est chantée en l’honneur des morts. Ils font aussi des dépenses pour leur offrir des sacrifices. Ils organisent des denses qui peuvent durer jusqu’à une semaine.

Paragraphe 3. L’auto-retrait du monde, innovation et performance de l’entreprise