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L’égalitarisme en prélude d’une société sans classe dans l’au-delà

CHAPITRE II. LA PHILOSOPHIE DU PASSAGE, MODELE THEORIQUE ET HYPOTHESES DE RECHERCHE HYPOTHESES DE RECHERCHE

Paragraphe 8. L’égalitarisme comme trait socioculturel régulateur

A) L’égalitarisme en prélude d’une société sans classe dans l’au-delà

La philosophie du passage semble entrainer des comportements égalitaristes chez l’haïtien dont le rôle consisterait à contrôler les choix individuels par rapport à la vie sur la terre et l’importance accordée à la préparation de la vie dans l’au-delà. En effet, l’égalitarisme renvoie à un courant de pensée selon lequel les gens sont naturellement égaux et doivent être traités de la même manière (Arneson, 2009; Rohlf, 2010). Un individu égalitariste croit qu’il doit obtenir les mêmes avantages (politique, économique et social) que les autres dans une société ou dans une organisation. Les sociétés démocratiques modernes défendent aussi l’idée d’une distribution plus ou moins égalitaire de la richesse nationale (Arneson, 2009). Ce point de vue est partagé par Rohlf (2010) qui avance que les inégalités sociales sont fondamentalement injustes. Ainsi, le système égalitaire veut que les individus accordent la priorité aux intérêts de la communauté au détriment des objectifs personnels. Les décisions individuelles dépendent de la volonté du groupe (Kamdem, 2001).

Aussi, Rawls (1971) a abordé la problématique de l’équité dans sa forme libérale. L’auteur avance que si tous les individus ignoraient la position qu’ils pourraient occuper

dans la société et la part de la richesse nationale qui leur serait attribuée et qu’on demanderait à quelqu’un de procéder à un choix de distribution, pensant qu’il pourrait occuper n’importe quelle place, il opterait pour une fonction de répartition qui maximise le bien-être de l’individu le plus pauvre. Par conséquent, toute fonction de répartition permettant d’améliorer le bien-être de l’individu le plus pauvre serait équitable.

En effet, la vision égalitariste n’est pas un problème en soi puisque les tigres asiatiques45 sont cités dans la littérature comme des sociétés à tendance égalitaire. De plus, des sociétés comme l’Ex-Union Soviétique et la Chine ont expérimenté des systèmes communistes et l’on a vu les résultats (Putterman et al., 1998). Ces pays ont fait de grands progrès en améliorant considérablement la situation socio-économique de leurs populations. Ils ont une vision claire du développement et cherchent à devenir de grandes puissances mondiales. Ils ont mis beaucoup d’accent sur la recherche dans tous les domaines scientifiques comme la maîtrise des technologies modernes, la conquête spatiale, etc. Par exemple, la vision égalitariste remarquée chez les chinois s’accompagne d’une culture (confucianisme) accordant beaucoup d’importance au bien-être familial sur le long terme. Ainsi, les chinois accordent une grande importance à l’éducation et investissent beaucoup dans la préparation du futur (Xing et al., 2014). Autrement dit, la solidarité chinoise facilite davantage l’investissement que la consommation finale.

Cependant, l’égalitarisme semble se caractériser par un nivellement par le bas en Haïti, ce qu’on pourrait appeler « le syndrome du crabe ». La vie s’organise suivant une vision communautaire mesquine accompagnée d’un système de contrôle empêchant quiconque de sortir du pétrin. Ils préconisent uniquement une redistribution tacite de la richesse individuelle à l'ensemble de la communauté46, mais sans mettre l’accent sur les conditions favorables à la création d’une plus grande richesse qu’ils pourraient se partager, en attentant leur passage dans l’au-delà, leur destination finale.

45. Les tigres asiatiques sont : la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et le Vietnam. Ces pays sont des économies émergentes, derrière les dragons asiatiques (Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong).

Par ailleurs, Platteau (2000) a fait remarquer que dans les sociétés africaines, l’âge, le sexe et la lignée familiale constituent les seuils de statut social pas encourag. Lorsque quelqu’un connait du succès, cela crée de la jalousie chez les autres. Il est considéré comme une menace pour l'ordre social. Ainsi, aucun individu n’a le droit de se détacher du groupe. Les gens considèrent l’économie comme un jeu à somme nulle. La réussite économique d’un individu est considérée comme de la richesse gagnée au détriment des autres et non le résultat de la créativité ni la persistance dans le travail (Platteau, 2000). Par conséquent, l’accumulation de la richesse est perçue comme une chose anormale. Pour y remédier, la pression sociale et la coercition sont utilisées pour forcer les individus à partager leur fortune avec les autres (Maridal, 2013).

En Haïti, l’égalitarisme se substitue à la rationalité capitaliste centrée sur l’individualisme et la course au profit. Ces valeurs semblent incompatibles avec le vécu quotidien de l’haïtien. Il ne remet pas en cause totalement la propriété privée des moyens de production telle que prônée par les théoriciens classiques. Cependant, l’haïtien semble cultiver une aversion pour la réussite individuelle et pratiquerait un égalitarisme47 qui conduirait une sorte de nivellement par le bas.

47. L’égalitarisme se manifeste dans le paysage politique haïtien à travers les stratégies de prise et de gestion du pouvoir. Se laisser diriger par un collègue est considéré comme un acte inégalitaire. Tout le monde doit avoir la même quantité de pouvoir. Ainsi, les hommes et les femmes de l’opposition politique haïtienne trouvent très facilement des consensus pour jeter les gouvernements en place. Par contre, lorsqu’il s’agit de se présenter aux élections, ils n’ont pas pu trouver un mécanisme pour choisir le meilleur parmi eux. Chacun se verra éligible. En réalité celui qui pourrait être mieux placé pour gagner les élections peut être quelqu’un a réussi intellectuellement et économiquement. Or, ce dernier va être considéré comme déviant par rapport à la norme établie. Il a violé la règle égalitaire. Il ne devait pas faire des exploits individuels et décrocher des diplômes de haut niveau pendant que tout le monde n’arrive pas à le faire. En conséquence, il sera rejeté par la population. Alors, tout le monde se présentera individuellement aux élections et personne ne va gagner. En effet, un candidat qui veut se présenter aux élections doit porter un discours égalitaire. Par exemple, un discours du genre «wòch nan dlo pral konn doulè wòch solèy» (les pierres qui sont dans l’eau vont connaitre la douleur de celles qui sont au soleil) exprimant l’idée selon laquelle les riches vont connaître la misère des pauvres. Ce message peut être bien accueilli par la population entêtée par l’esprit égalitaire. En revanche, les résultats peuvent se révéler différents si l’on tient un discours de type «wòch nan soley pral konn bonè wòch nan dlo» (les pauvres vont connaître le bonheur des riches). Cette tendance égalitaire est une constante dans le paysage politique haïtien depuis Rosalvo Bobo en passant par Antenor Firmin jusqu’à l’époque contemporaine. L’égalitarisme peut se remarquer également même au niveau de la circulation des véhicules. Tous les conducteurs veulent passer en même temps. Il se crée de gros embouteillages47 et personne n’arrive à s’en sortir. Une autre manifestation de l’égalitarisme est le comportement de l’haïtien face à la file d’attente. L’haïtien n’admet pas le principe du premier arrivé, premier servi. Dans les institutions privées comme publiques, tout le monde veut être servi en même temps, peu importe l’heure d’arrivée. C’est la même logique qui prédomine, quel que soit l’effort consenti par un individu pour réussir économiquement ou intellectuellement, il doit être égal à celui qui n’a fait le moindre effort.

Barthélémy (1989) a illustré ce type de comportement à travers le conte « Bouqui-Malice » reflétant bien l’imaginaire populaire haïtien. Ce conte présente un tableau permettant de comprendre le mécanisme mis en place par les haïtiens pour contrôler l’écart-type d’un individu par rapport au modèle moyen du système égalitaire. Chaque individu a pour responsabilité de contrôler son égal, afin d’éviter tout dérapage vers le haut. C’est le rôle régulateur de Malice. Ensuite, chaque individu doit assurer sa propre protection en cherchant lui-même à échapper au contrôle de l’autre. C’est le rôle de Bouqui, l’insatiable qui veut tout accaparer. Barthélémy (1989) et Dorvilier (2012) ont identifié la mendicité, l’achat à crédit non payé et les emprunts non remboursés comme étant des actes quotidiens traduisant le mécanisme régulateur mis en place par les haïtiens contre tout déviant par rapport au système égalitaire. Lorsqu’un individu arrive à échapper à ces mécanismes de contrôle, on peut utiliser la sorcellerie, la magie, le fétichisme comme moyens plus efficaces pour le contrôler (Barthélémy, 1989).

En revanche, les étrangers peuvent connaître plus facilement du succès en Haïti, car ces derniers ne sont pas considérés comme faisant partie du groupe (Barthélémy, 1989). L’auteur avance que les haïtiens d’origines étrangères notamment les libanais, syriens, juifs et indiens arrivent à s’installer très facilement en contrôlant la plupart des secteurs stratégiques de l’économie nationale. Il est souvent dit que «ayisyen renmen moun vini» (l’haïtien aime les étrangers). Il semble que les marginaux qui n’adhérent pas au système égalitaire et qui veulent prospérer individuellement sont obligés d’émigrer vers des pays de la Caraïbe, l’Europe ou l’Amérique du Nord, afin de poursuivre leurs objectifs individuels (Barthélémy, 1989). Ainsi, une fois arrivés à l’étranger, ils peuvent accumuler de la richesse et revenir s’installer dans leur communauté. Ils auront déjà atteint un niveau économique qui leur donnera un statut de patrons48. Cependant, ils resteront sous la menace que leurs fortunes soient dilapidées par le groupe au moyen du mécanisme régulateur mis en place (mendicité, emprunts non remboursés, etc.). Un individu peut même laisser son département natal pour aller évoluer dans un autre département. Il sera

considéré comme un étranger49 dans la zone, et il pourra prospérer. Tout le problème est que l’individu ne peut pas progresser économiquement ou intellectuellement à l’intérieur du groupe au sein duquel il a grandi, si tout le monde n’avance pas au même rythme. Or, il est quasiment impossible que tous les membres du groupe atteignent simultanément un même niveau de prospérité. Ainsi, l’égalitarisme peut se révéler défavorable au développement des entreprises performantes en Haïti dans la mesure où il produit une sorte de sélection adverse. Les individus qui pourraient créer des entreprises performantes et exceller dans l’innovation technologique sont obligés de laisser le pays pour aller évoluer en terre étrangère. Ceux qui décident de rester dans le pays sont contrôlés par le système égalitaire. Ils n’arrivent pas à progresser véritablement. Les haïtiens semblent développer une sorte d’autonomie de subsistance caractérisant une grande partie de l’activité économique dans le pays.