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La nature dans l’analyse économique – perspective historique

Dans le document La R evue du CGDD (Page 55-62)

Antonin Pottier, CERNA - MinesParisTech Nous explorons ici la place changeante et contingente de la Nature dans l’analyse économique théorique. Chez les Physiocrates, la Nature, source génératrice de la richesse, est aussi le cadre dans lequel s’insère l’économie. C’est encore le cas chez les classiques, où la Nature détermine la répartition des revenus et borne l’accumulation du capital. La Nature est progressivement oubliée par l’analyse économique, en particulier chez les néo-classiques, plus intéressés par la compréhension des conditions d’équilibre que des coûts de production. L’économie, devenu auto-référente, est désencastrée des processus matériels. La théorie économique englobe la Nature, qui peut alors s’analyser et se réguler avec les mêmes instruments que le reste de l’économie, les prix : l’économie de l’environnement n’est qu’un champ d’application des principes généraux néo-classiques. Dès les années 1960, certains travaux redonnent à la Nature son statut de système interdépendant, où l’économie n’est qu’une force de transformation opérant à l’intérieur de ses cadres.

L’économie écologique, parce qu’elle insiste sur les mesures physiques des phénomènes, renouvelle l’analyse économique de la Nature, sans pour autant faire évoluer significativement l’approche néo-classique.

Ce survol des relations entre analyse économique et nature n’a pas pour but de faire l’histoire des concepts utilisés de nos jours par les économistes dans leur analyse de l’environnement. Une telle histoire se transforme rapidement en une recherche des précurseurs de la pensée contemporaine ; elle légitime souvent les concepts actuels, qui apparaissent comme l’issue nécessaire d’un processus de clarification analytique.

Notre intention est plutôt d’explorer la place changeante et contingente de la nature dans l’analyse économique : quelle vision de la nature donnent les outils et les théories de l’analyse économique ? Cette vision, loin d’être stable, subit des bifurcations, elle est traversée par des tensions et même des oppositions.

La mise en contexte historique des théories, la confrontation des approches à travers les époques, les variations de la place occupée par la nature dans les constructions intellectuelles nous renseignent sur les présupposés des concepts. Nous comprenons ainsi ce qu’ils incluent et ce qu’ils excluent, au lieu de nous féliciter de leur pertinence pour traiter des problèmes environnementaux.

Dans un texte bref comme celui-ci, nous ne pouvons que nous concentrer sur l’analyse économique la plus abstraite. C’est en effet dans la partie théorique de l’analyse économique que se lit avec le plus de netteté l’agencement des concepts. On peut y saisir, dans la pureté des paradigmes, comment l’analyse économique considère la nature. Une enquête plus approfondie devrait néanmoins étudier les savoirs pratiques, forgés au contact de la gestion concrète de certaines ressources (notamment l’économie de la forêt ou de la pêche), ainsi que les modalités de leur incorporation au savoir économique général.

La source de la richesse chez les physiocrates

Les premiers économistes sont hantés par l’origine et la substance de la valeur. C’est par cette question originelle que la nature entre dans leurs réflexions. Dans le système économique essentiellement agricole du xviie, l’anglais William Petty (1623–1687) met en parallèle le travail et la terre dans la création de richesses : le travail est le père de la richesse et la terre en est la mère.

On peut prendre la physiocratie comme terminus a quo commode de l’analyse économique structurée.

Groupés autour de François Quesnay (1694–1774), les physiocrates insistent sur le rôle de la terre comme seule source des richesses. La nature est la seule force à pouvoir multiplier les richesses. Le produit net, différence entre ce que la nature donne et ce qu’elle reçoit, est récolté par les paysans. Par les échanges économiques, ce produit net est distribué aux classes stériles, qui consomment autant qu’elles produisent.

L’ancrage de la valeur dans la nature va de pair avec le projet général de la physiocratie : établir un gouvernement par la nature qui remplace la politique. Les lois que doit faire respecter le souverain sont celles

dictées par l’ordre naturel. Si elles sont suivies, elles apportent la prospérité pour tous. La place de la terre chez les physiocrates témoigne du lien entre pouvoir et richesse immobilière dans les sociétés traditionnelles.

Elle reflète le cadre encore holiste de leur pensée. Cette théorie des physiocrates révèle également une certaine conception de la valeur, c’est-à-dire le primat de la nourriture sur les autres biens. Pour eux, la nature est donc le cadre organisateur de la société et la source dont elle procède.

Le cadre de l’accumulation chez les classiques

À rebours de la voie prise par les physiocrates, les économistes vont progressivement préférer la seconde source de la valeur selon Petty. Seul le travail apporte de la valeur à la production, comme en témoigne la théorie de la valeur travail. Toutefois la terre ne disparaît pas pour autant des raisonnements économiques.

Dans la théorie classique, la terre apparaît toujours comme un facteur de production, aux côtés du travail et du capital. Ce facteur est crucial dans l’analyse de la distribution que fait David Ricardo (1772-1823). Ricardo distingue les revenus de trois classes : les travailleurs, les capitalistes et les rentiers (propriétaires fonciers).

Les propriétaires fonciers reçoivent une rente qui correspond à la différence de rendement entre leurs terres et la terre marginale, la dernière mise en culture, la moins productive. La différence entre le rendement de la terre marginale et le salaire de subsistance nécessaire pour la cultiver donne le profit.

La terre joue donc un rôle déterminant dans la distribution du produit. À cause de ses rendements décroissants, la terre est également le facteur limitant de l’accumulation. Ricardo insère en effet son analyse de la distribution dans une dynamique de l’accumulation du capital. Les capitalistes investissent leur profit dans du capital, ce qui entraîne une augmentation de la production. L’augmentation induite de la population fait rechercher de nouvelles terres, au rendement plus faible. Le rendement de la terre marginale baisse, la part de la rente augmente et comprime le profit des capitalistes. Lorsque la terre marginale ne peut plus que couvrir les besoins de subsistance du travailleur qui la cultive, les profits sont nuls et l’accumulation s’arrête.

L’économie atteint son état stationnaire.

Dans la théorie classique, la terre est donc le cadre dans lequel s’opère le processus économique, aussi bien d’un point de vue statique, avec la détermination de la distribution du produit, que d’un point de vue dynamique, avec l’arrêt de l’accumulation. La terre, la nature, contient l’économie. La notion de terre est cependant idéalisée, vidée de sa réalité concrète. Pour les physiocrates, la terre avait une vie, elle était susceptible d’être amendée ou déteriorée ; d’où leur attention pour les procédés agronomiques, qui promettaient d’améliorer la production agricole. Chez Ricardo, la terre est réduite à une caractéristique technique, à un rendement sur une surface. Elle devient une notion géométrique et perd ses caractéristiques biologiques ; elle devient simple espace, réceptacle d’une activité qu’elle ne fait que délimiter.

La rupture métabolique chez Marx

Les théories de Ricardo influencent l’économie politique tout au long du 19e siècle, et en particulier l’œuvre des deux figures que nous étudierons, Marx et Jevons, qui sont à l’origine de deux traditions intellectuelles antagonistes.

La postérité de Ricardo se trouve d’abord chez Karl Marx (1818–1883). Marx pousse à l’extrême la théorie de la valeur travail de Ricardo, la transformant en une théorie de l’exploitation. En appliquant la valeur travail au travail lui-même, Marx fait apparaître la plus-value, différence entre la valeur produite par une heure de travail et la valeur nécessaire pour (re)produire une heure de travail. Cette plus-value est accaparée par le capitaliste, et sa dynamique est chez Marx au cœur de l’évolution du capitalisme : concentration des moyens de production privés, ce qui favorise leur socialisation ; paupérisation de la classe ouvrière, ce qui empêche l’écoulement de la plus-value croissante ; lourds investissements nécessaires pour faire face à la concurrence, ce qui pèse sur le taux de profit... Cette triple contradiction du capitalisme doit mener à la révolution ouvrière et au dépassement de ce régime économique.

La vision que Marx a du capitalisme ne s’arrête pas aux relations entre ouvriers et capitalistes. S’appuyant sur une culture historique solide, Marx s’intéresse également à la paysannerie et à l’opposition entre villes et campagnes. Fortement impressionné par les théories du chimiste allemand Liebig sur l’épuisement des sols, Marx était conscient que la fin d’une agriculture organique circulaire menaçait leur fertilité. Comme l’exode rural sépare les lieux de production de la nourriture des lieux de consommation, les déchets organiques ne rechargent plus les sols en nutriments ; à terme, ceux-ci s’appauvrissent et la culture devient impossible. D’un côté, le capitalisme crée à la campagne une pénurie de nutriments, de l’autre il crée dans les villes une trop forte concentration de déchets, qui se transforment en pollution. Marx parle de rupture métabolique générée par le capitalisme.

Marx et Engels avaient ainsi conscience des dégradations que pouvait causer le développement économique.

Leur vaste connaissance de l’histoire les avait mis au contact de conséquences écologiques inattendues des

activités humaines. Leur vision matérialiste de l’économie laisse une place à la nature. Celle-ci n’était chez Ricardo qu’un espace limité ; chez Marx, elle retrouve une vie propre, mise en péril par les déséquilibres du monde industriel. Le capitalisme rompt son métabolisme et sape ses capacités nourricières.

La force économique du charbon chez Jevons

La postérité de Ricardo s’étend jusqu’à William Stanley Jevons (1835-1882), qui allait être à la fois son brillant continuateur et son critique féroce.

Au cours du 19e siècle, l’économie de l’Angleterre se transforme profondément. Avec l’industrialisation, l’économie auparavant organique, c’est-à-dire dépendant des ressources vivantes produites par la biosphère, devient une économie minérale, dépendant des ressources extraites du sol, en particulier du charbon. Dans les années 1860, les Anglais redoutent l’érosion de leur puissance commerciale et industrielle si le charbon venait à manquer. Jevons intervient dans ce débat avec un ouvrage qui deviendra populaire et le fera connaître, The Coal Question (1865).

Ce livre n’a plus aujourd’hui la faveur des économistes ; il est pourtant remarquable. Jevons s’intéresse à l’ensemble des questions (techniques, économiques, géologiques) ayant trait au charbon. Il retrace les évolutions des coûts de production et des prix du charbon, il estime les quantités de charbon disponibles dans les sous-sols des différents pays, grâce aux rapports géologiques. Des statistiques rudimentaires révèlent l’importance primordiale du charbon pour l’ensemble des processus de production. Jevons produit un véritable travail pluri-disciplinaire, croisant plusieurs méthodes pour aborder un problème. En revenant sur l’histoire de l’économie britannique du siècle écoulé, il montre que l’utilisation du charbon provoque à la fois l’expansion de la production et le progrès technique (invention de la machine à vapeur, du chemin de fer). Pour lui, le charbon est en fait un moteur de la révolution industrielle.

À partir de cette analyse, Jevons avance que l’extraction de quantité croissante du charbon entraînera un coût de plus en plus élevé, ce qui à terme menacera la compétitivité des produits britanniques. Jevons oscille entre une insistance sur les limites absolues à la production du fait d’une quantité limitée de charbon disponible et une crainte de la stagnation, surtout par rapport aux autres pays, qu’entraîne une hausse de ses coûts d’extraction. Jevons transpose en fait la théorie classique, le charbon remplaçant la terre, conformément aux évolutions économiques de l’époque. En fait, il formule une version souterraine de l’état stationnaire.

Quelle image de la nature est produite par cette adaptation de la théorie classique ? Même si, contrairement aux sols de Marx, le charbon est inerte, les ressources minérales apparaissent comme un acteur à part entière dans l’histoire économique telle que nous la raconte Jevons. La recherche des ressources insuffle une dynamique dans le processus économique : directement, en fournissant l’énergie nécessaire à la production ; indirectement, les difficultés de leur extraction et de leur transport suscitant l’invention de machines nouvelles.

Comme dans la théorie classique, les ressources établissent des limites qui encadrent le processus économique, mais le charbon de Jevons provoque également des mutations structurelles de l’économie.

L’éclipse de la nature chez les néo-classiques

Alors que The Coal Question est d’inspiration classique, Jevons est reconnu pour sa refondation de l’économie autour de quelques principes (notamment celui de l’utilité marginale), paradigme que l’on appelle néo-classique. Là où la théorie classique mettait l’accent sur les coûts de production, et engageait donc une enquête sur les déterminants matériels de la production et les relations entre classes sociales, la théorie néo-classique met l’accent sur l’utilité retirée de la production. La recherche se déplace vers les conditions psychologiques, subjectives de la valorisation des marchandises. De plus, là où la théorie classique s’intéressait à la dynamique de l’accumulation, donc aux modifications de la production dans le temps historique, la notion centrale de la théorie néo-classique est l’équilibre, équilibre que réalisent les forces du marché. La méthode se déplace de l’empirisme et de l’observation historique vers la spéculation théorique.

Avec la montée de l’économie néo-classique, la nature disparaît quasiment de la discipline, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : elle ne rentre pas dans le nouveau cadre conceptuel et n’est pas un objet de recherche prioritaire.

La période n’est pourtant pas exempte de préoccupations concernant les ressources. Aux États-Unis, avec la fin de la conquête de l’Ouest, naît le mouvement conservationniste (1890-1920). Autour de la figure de Pinchot, il cherche à promouvoir l’usage raisonné et la gestion scientifique des immenses ressources de l’Ouest américain. Le but est d’atteindre la production maximum soutenable. En 1931, l’économiste américain Harold Hotelling (1895-1973) se demande si ce mouvement a un fondement économique : le rythme d’exploitation des ressources par les producteurs privés est-il trop élevé par rapport à un optimum social ? Hotelling a conscience des limites du cadre statique standard. Mais il dispose d’un outil encore inhabituel chez les économistes : le calcul des variations, qui permet de trouver des sentiers dynamiques optimaux.

Un extracteur de ressources en position concurrentielle, qui cherche à maximiser son profit intertemporel actualisé, conduit à la même trajectoire de prix que l’optimisation de la valeur sociale de la ressource. Le mouvement de conservation n’a pas de justification économique dans les gaspillages que provoquerait la concurrence. Dans le monde réel, remarque en passant Hotelling, des phénomènes de compétition pour l’accès aux ressources se produisent, ce qui entraîne des mouvements cycliques de prix qui causent de grands gaspillages. Mais ces phénomènes ne se laissent pas facilement modéliser avec le calcul des variations et Hotelling se détourne rapidement de son questionnement initial. Le mouvement conservationniste et le rythme d’extraction des ressources l’intéresse moins que les ressources du calcul des variations. Elles permettent de traiter des cas plus compliqués, comme lorsque le producteur est en situation de monopole ou que le prix dépend de la quantité de ressources déjà extraites. Fasciné par son outil, Hotelling se livre alors à des calculs rébarbatifs. Il a trouvé un terrain de jeu, dont il épuise les possibilités.

L’article d’Hotelling est caractéristique de l’approche néo-classique. Du point de vue de la méthode, il construit, à partir de préconceptions, un monde idéal, formé de marchés concurrentiels, de producteurs maximisateurs et d’un horizon temporel infini. Il explore ensuite ce monde logique et détaille la mécanique de ces abstractions. Du point de vue du contenu, on mesure la distance parcourue depuis les premières considérations économiques sur le mouvement conservationniste, par l’économiste institutionnaliste Lewis Cecil Gray. Celui-ci avait perçu l’opposition des logiques à l’œuvre dans la maximisation du profit et dans la conservation des ressources et interrogeait le bien-fondé de certaines consommations. Hotelling, lui, ne prend aucune distance avec l’objectif de maximisation du profit. La valeur sociale de la ressource est mesurée à l’aune de la consommation demandée.

Hotelling intègre donc la nature dans un système qui lui préexiste et sur lequel elle n’a plus d’impact. La nature ne change plus la dynamique économique, elle n’est qu’une valeur latente, qu’il faut capter au maximum. Comme un agioteur vend ou achète en fonction des cours, le producteur minier extrait des ressources en fonction de son prix. La mine est une réserve de valeur, tout aussi malléable et fongible qu’une action : elle est soumise aux mêmes lois.

La dématérialisation de l’analyse économique

La méthode propre à l’économie néo-classique, son insistance sur les conditions d’équilibre et sa théorie psychologique de la valeur, masquent donc les spécificités de la nature. Le processus économique est vu comme un système autonome, qui ne renvoie qu’à lui-même et n’a pas besoin d’une base matérielle. D’autres facteurs renforcent cette disparition de la nature dans l’économie.

En dépit de la lucidité de ses pères fondateurs, le marxisme dérive lentement vers la vision d’une nature donnée gratis, que la technique doit exploiter au maximum. Trotski espérait ainsi redessiner les montagnes et les cours des fleuves. Le mouvement interne du marxisme le conduisit donc à délaisser les questionnements écologiques, mouvement qui s’accentua avec la mise en place des économies du socialisme réel. L’effet externe du marxisme fut similaire. En exacerbant le conflit de classe entre travailleurs et capitalistes, la lutte des classes déplace ainsi la question économique vers la répartition du produit entre deux classes. Les économistes formulent ce problème sous la forme de deux facteurs de production, et deux seulement : le capital et le travail. Dans ce schéma, la terre et les ressources sont évacuées.

Le tournant keynésien dans les années 1930 parachève la dématérialisation de la théorie économique. Même si Keynes lui-même est sensible à tout ce qui est extra-économique, aux arts de la vie et à la valeur, notamment esthétique, de la nature, son influence conforte une vision agrégée de l’économie, résumée aux flux monétaires. La demande effective est un agrégat monétaire que l’émission de dette publique peut soutenir et renforcer. L’économie est perçue comme un réseau de flux monétaires, et la matérialité de ces flux importe peu. Au lieu d’être un flux de produits transformés, l’économie devient un circuit monétaire. L’invention de la comptabilité nationale renforce cette perception d’un monde clos. L’économie, envisagée monétairement et représentée par un bilan comptable, apparaît comme un circuit bouclé sur lui-même, où la consommation et l’investissement sont mis en regard de la valeur ajoutée produite. Le contenu matériel des productions n’a plus d’importance. Les ressources qui soutiennent le processus de production ne sont pas comptabilisées et disparaissent du champ visible de l’économie.

L’économie de l’environnement, application du paradigme néo-classique

Une analyse économique dématérialisée se met donc en place. Elle est, pourrait-on dire, « désencastrée» des processus matériels, en appliquant à l’analyse économique le terme avec lequel Karl Polanyi décrivait comment le système économique s’est émancipé, au cours du long 19e siècle, des structures sociales.

L’économie est hors-sol, sans lien avec la nature, sans besoin de ressources ni de terres pour se développer.

Dans le document La R evue du CGDD (Page 55-62)