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Comment aborder la question ?

Dans le document La R evue du CGDD (Page 31-35)

La FRB (Fondation de coopération de recherche pour la biodiversité) a produit un fort intéressant rapport sur les valeurs de la biodiversité en 2012 et nous allons nous en inspirer.

D’entrée de jeu, ce rapport stipule « … ces développements, qui se situent à la frontière entre science, politique et société, mettent régulièrement en avant une conception utilitariste de la biodiversité et postulent l’existence d’un lien fort entre biodiversité et développement. Cette conception suscite cependant de nombreux débats, qui renvoient à la question fondamentale des relations entre l’homme et la nature, et touchent à différentes représentations de la biodiversité. C’est pourquoi il est important de replacer les récents développements sur les valeurs de la biodiversité dans ce contexte plus large, la question des valeurs ne pouvant se réduire à celle de l’évaluation économique de la biodiversité… Ce cadre nouveau est axé, non plus sur une «nature» conçue comme extérieure et opposée à la culture humaine, mais sur une « biodiversité

» dont nous tirons ressources et services, et dont nous faisons partie intégrante…».

À ce propos, en 2010, Jean-Michel Salles (CNRS, et Vice-président du Groupe de travail sur l’étude

« Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes - Contribution à la décision publique. ») rappelait que « …l'évaluation de la biodiversité n’implique pas qu'elle devienne un bien marchand et les « valeurs » n’ont pas vocation à devenir le prix de permis de détruire… ». La Caisse des dépôts et consignations a créé en 2012 une « Mission économie de la biodiversité » dont le pilotage a été confié à sa filiale, la Société forestière, dotée d'un budget de 3 millions d’euros pour trois ans, pour soutenir des recherches, études et prototypes. Elle s’intéresse essentiellement aujourd’hui aux mécanismes de la compensation.

Avec la perte de certains services rendus par les écosystèmes, destruction et pollutions massives, surexploitation des ressources halieutiques, déforestation des forêts tropicales, des mangroves, des récifs coralliens, gaspillage de l’eau, compétitions avec les espèces invasives, érosion et salinisation des sols… et compte tenu de l’évolution du Droit de l'environnement (européen notamment avec par exemple la directive 2004/35/CE relative à la responsabilité environnementale), et en raison des obligations de plus en plus fréquentes d'éviter les impacts négatifs ou de payer pour les limiter ou dédommager, la biodiversité, de res nullius apparaît peu à peu comme ayant des valeurs différentes, éthiques voire traductibles en équivalent-monétaires. Ces services rendus par la biodiversité commencent à être mieux, bien que très imparfaitement, compris.

Ils restent néanmoins difficiles à quantifier et monétariser, ce que tout écologue rejette (prix de la nature ?). De nombreux économistes, cherchent à appliquer à la biodiversité les méthodes utilisées pour estimer la valeur économique d'un bien, ou d'un service, qu'on mesure souvent selon des critères d'utilité, et plus difficilement de contribution au bien-être, à la santé globale qu'il procure aux individus.

L'évaluation économique de la biodiversité est nécessairement multicritères et on distingue généralement les valeurs suivantes (d’après le Millennium Ecosystem Asessment de 1985) :

 des valeurs d'usage directes : la production de denrées alimentaires, de bois pour le feu, de matières premières pour les médicaments, les produits cosmétiques, des modèles pour la recherche, de cadre paysager et touristique…

 des valeurs d'usage indirectes : dérivées des fonctions écologiques, protection du sol contre l'érosion, filtrage de l'eau, harmonie des écosystèmes ;

 des valeurs d'option : prix accordés à la conservation d'un actif en vue d'un usage futur (par exemple, la préservation d'une plante connue pour son intérêt pharmacologique) ;

 des valeurs de quasi-option : relatifs à la conservation d'un actif, dont l'intérêt n'est pas encore démontré, en vue d'un usage futur (par exemple, la préservation d’un fragment de forêt tropicale pour y découvrir plus tard des plantes inconnues, pour des usages encore inconnus) ;

 des valeurs de non-usage ou valeurs intrinsèques : relatives à la satisfaction de savoir qu'un actif ou un état de fait désirable existe. Ces valeurs sont souvent liées aux notions de justice, de droit des générations futures ou de respect de la Nature et permettent de justifier la protection d'espèces ou de sites naturels connus. On parle de valeur de legs lorsqu'elle est liée au fait de transmettre un patrimoine aux générations futures et de valeur d'existence lorsqu'elle est simplement liée au fait d'exister.

Le document de 2012 de la FRB aborde tout un catalogue de valeurs, très variées, d'existence, spirituelle, écologique, adaptative, évolutive, scientifique, d'option (usage potentiel futur), d'usage (direct ou indirect), de non-usage, instrumentale, non-instrumentale, de service écosystémique, économique, économique totale, d'héritage, de legs, patrimoniale, intrinsèque, morale, culturelle, récréative, esthétique, éducative… L'objectif no 2 des Objectifs d'Aichi, après la conférence de Nagoya en 2010, pour la diversité biologique, vise « à intégrer d’ici à 2020, au plus tard, les valeurs de la diversité biologique dans les stratégies et les processus de planification nationaux et locaux de développement et de réduction de la pauvreté, et à les incorporer dans les comptes nationaux, selon que de besoin, et dans les systèmes de notification. Dans le paragraphe 3 c) de la décision X/2, la Conférence des Parties a exhorté les Parties et les autres gouvernements à examiner et, selon qu’il convient, actualiser et réviser leurs stratégies et plans d’action nationaux pour la diversité biologique, conformément au Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 ». Un Colloque tenu à la Fondation des Treilles en septembre 2014 est revenu sur cette discussion « …faut-il, doit-on donner une valeur à la biodiversité… ». Les Actes sont à paraître en 2015 (L. Fonbaustier éd.). Les écologues, plutôt réticents, se rendent bien compte que s’ils veulent l’aide des juristes et des économistes pour pouvoir avancer et tout faire pour ne pas la laisser détruire et ré-harmoniser les relations humain-nature, il faudra sans doute en passer par là. Mais sur les méthodologies les protagonistes s’affrontent toujours. En attribuant une valeur monétaire à la biodiversité, le risque est la mise en place d’un système de privatisation du vivant autorisant les plus riches (individus, sociétés, États…) à détruire ou acheter de la biodiversité par une contrepartie financière, sa rareté croissante due à sa dégradation pouvant même contribuer à alimenter une certaine spéculation financière. Le travail de la FRB souligne que certains auteurs signalent « un risque de préemption de l’arène publique par la vision utilitariste sous-jacente à la notion de service éco-systémique, ce qui pourrait à terme fragiliser certains acquis en matière de protection de la biodiversité, comme le statut des habitats et des espèces protégés. Elle met en garde contre un affaiblissement de l’argumentaire en faveur de la biodiversité, qui ne serait plus fondé sur des considérations éthiques, en particulier quand « la biodiversité est source de perturbations ou de « dys-services » pour les humains. Un autre danger résiderait dans le fait que toutes les fonctions éco-systémiques qui sous-tendent les flux de services ne sont pas identifiées, et qu’il y aurait donc un décalage entre la conception utilitariste de la valeur et l’état des connaissances scientifiques (Doussan, 2009) ».

Il restera toujours la question essentielle de considérer la biodiversité comme un bien. Le 28 janvier 2015, l’Assemblée Nationale a définitivement adopté pour la France le projet de Loi sur la modernisation et la simplification du Droit, incluant l’amendement sur le régime juridique de l’animal : le Code civil mentionne désormais que « …les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des Lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens… ». Le Code civil mentionne donc désormais l’animal conformément à sa nature, et pas seulement selon l’usage que l’humain en fait en tant que vendable, achetable, louable, commercialisable. C’est un pas en avant sur le plan éthique et psychologique sans avoir aucune conséquence pratique ni sur le plan réglementaire ni sur le plan pénal (Droit animal, éthique et science, avril 2015, 85, p.7). L’animal est toujours traité comme un bien alors qu’il n’en est pas un, et la biodiversité également.

Et j’ai beaucoup apprécié, dans ce même volume, le chapitre de Florence Brunois-Prasina quand elle compare les comportements des exploitants forestiers, des écologistes et des populations autochtones Kasua dans une vallée de Papouasie-Nouvelle Guinée : entre les valeurs du m3 de bois, sans discernement entre les espèces d’arbres pour les premiers, du casoar, espèce clé de voûte pour ces forêts dans son rôle dans la fonctionnalité de ces écosystèmes, bien perçu par les papous et pour les derniers, celle de papillons ornithoptères retenus sur les listes de l’UICN… la discussion est plus que délicate, et passionnante pour une ethnologue et un écologue.

Alors, la biodiversité, un capital ? Oui, certainement d’un point de vue de l’écologue, tout l’ensemble de la fraction vivante de la nature, si déterminante pour l’évolution des systèmes terrestres et indispensable pour l’humanité : elle ne peut survivre sans elle. Il y a même aujourd’hui certaines tentatives d’économistes pour baser des monnaies sur des « capitaux écosystèmes », donc avec un réel intérêt à ne pas les altérer (cf Liétaert, 2012). Mais dans l’appréciation des méthodologies à mettre en œuvre pour progresser, les avis divergent, parfois radicalement. La monétarisation ne paraît pas souhaitable et de toute façon renvoie à ces différences d’estimations des valeurs comme ceci est si bien présenté entre les protagonistes de cette vallée de Papouasie étudiée par notre collègue dans un autre chapitre de cet ouvrage.

Alors, saurons-nous collectivement mettre en place un système qui demain interdira de faire (et souvent vite) du profit en détruisant la nature et la biodiversité ou en la surexploitant ? Comment retrouver de l’harmonie entre humain et biodiversité, dans laquelle il est profondément immergé, et dont il ne peut se passer ?

Références choisies

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Blondel J. 2012. L’archipel de la vie. Buchet-Chastel, Paris, 256 pages.

Boeuf G. 2010. Quelle Terre allons-nous laisser à nos enfants ?, dans « Aux origines de l’environnement », sous la direction de P Y Gouyon et H Leriche, Fayard, Paris, pp 432-445.

- 2014. Biodiversité, de l’océan à la cité. Fayard/Collège de France, Paris, 85 pages.

- 2015. Comment devenir humain ?, dans le Livre du Musée de l’Homme, éditions Autrement, Paris, 8 pages, sous presse.

Boisvert, V. et Vivien, F. 1998. Un prix pour la biodiversité. L’évaluation économique entre différentes légitimités. La biodiversité : un problème d’environnement global. Natures Sciences et Sociétés 6 (2) : 17-26.

Cardinale, B. J. et al., 2012. Biodiversity loss and its impact on humanity. Nature, 486, 59-67.

Ceballos, G., et al., 2015. Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Science Adv. 2015;1:e1400253, 5 pages.

Chevassus-au-Louis, B. et al., 2010. Rapport Biodiversité : l’approche économique de la biodiversité et des services liés aux éco systèmes ; Contribution à la décision publique, Rapport du Centre d’analyse stratégique, 120 pages.

Costanza, R. et al. 1997. The value of the world’s ecosystem services and natural capital. Nature, 387, 253-260.

Doussan, I. 2009. Les services écologiques : un nouveau concept pour le droit de l’environnement ? La responsabilité environnementale, prévention, imputation, réparation. Paris, Dalloz.

Ehrlich, P and Ehrlich, A. H. 2013. Can a collapse of global civilization be avoided? Proceedings of the Royal Society, B, 280, 1-9.

Liétaer, B. 2001. The future of money. Random House Business, 384 pages.

McCauley, D. J. et al., 2015. Marine defaunation : animal loss in the global ocean. Science, 347, 1255641, DOI :10.1126/science.

Maitre d’hôtel E. et Pelegrin F. (2012). Les valeurs de la biodiversité : un état des lieux de la recherche française. Rapport FRB, série expertise et synthèse, 2012, 48 pages.

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Morin E., 2012. Qu’est-ce qu’être humain ? Dans la préface du livre de P Viveret, La cause humaine, Les Liens qui libèrent, Paris, 187 pages.

Nekola, J. C. et al. 2013. The Malthusian–Darwinian dynamic and the trajectory of civilization. Trends in Ecology and Evolution, 28 (3), 127-130.

Palumbi, S.R. 2001. Humans as the world’s greatest evolutionary force. Science, 293, 1786- 1790.

Salles, J. M., 2010. Lors de la Réunion de lancement du programme Reverse (European project to preserve biodiversity, voir Synthèse de la conférence REVERSE : La Biodiversité, un enjeu environnemental et économique pour les territoires ; 25 juin 2010 à Bordeaux, voir p. 6-8.

Steffen, W. et al., 2015. Planetary boundaries: guiding human development on a changing planet. Science, DOI: 10.1126 /science.1259855.

Toussaint, J. F., B. Swynguedauw et G. Boeuf. 2012. L’Homme peut-il s’adapter à lui- même ? Quae Eds, Paris, 176 pages.

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Wilson, E.O. 2007, Sauvons la biodiversité. Dunod, Paris, 204 pages.

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Le capital naturel, une image réduite des valeurs de

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