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LA NAISSANCE D’UN ART DE COUR SUR LES RIVES DU TANGANYIKA : LES TRÔNES DES CHEFS TABWA

Viviane Baeke

L’

influence culturelle du royaume luba s’est étendue vers l’est jusqu’aux abords du lac Tanganyika, chez les Tabwa. Parmi ces derniers, ce sont surtout les groupes sep-tentrionaux, comme les Tumbwe qui, dès le milieu du xviiie siècle, furent en contact direct avec leurs voisins occidentaux et leur ont emprunté certains usages de cour et symboles royaux. Les Tabwa méri-dionaux, où une multitude de chefs de lignages et de clans exerçaient leur pouvoir sur de petits territoires, ont eux totalement ignoré l’institution de la royauté sacrée jusqu’au milieu du xixe siècle, moment où une certaine centralisation aurait vu le jour. Quelques chefs s’enrichirent alors à la faveur du commerce de l’ivoire et des esclaves avec la côte orientale, favori-sant ainsi la naissance d’un « art de cour ». Les figu-rines sculptées appelées mikisi qui représentaient les ancêtres lignagers et remplissaient, jusqu’alors, essentiellement des rôles de protection de la famille, se transformèrent, à la cour des grands chefs, en sta-tues plus grandes et de facture plus raffinée ; celles-ci furent désormais destinées à rehausser le prestige de leur détenteurs et à légitimer leur pouvoir (Roberts 1985 : 14-16).

L’art sculptural tabwa est traversé par de multiples influences. Dans le nord-ouest du territoire, chez les Tumbwe, les figures d’ancêtres s’apparentent aux œuvres des Luba orientaux (ill. 1 et 2, EO.0.0.31663 + EO.0.0.31664 et EO.0.0.31660).

Dans le sud-est du territoire, chez les Tabwa

« proprement dits » et les Rungu, se décèlent plu-sieurs courants d’influence venant aussi bien du sud, donc de la Zambie, que de l’est en Tanzanie. Tou-tefois, ces influences externes ne peuvent pas être seules à l’origine du style si particulier de la statuaire de ces Tabwa méridionaux (ill. 3, EO.0.0.31661).

De gauche à droite

Figure masculine représentant un ancêtre du chef Kansawara.

Collectée en 1885 par Émile Storms dans le village du même nom (Kansawara). Don Mme Storms, 1930. Bois (Erythrina abyssinica), corne (Tragelaphus scriptus), matières diverses. H : 70 cm.

(EO.0.0.31663, collection MRAC Tervuren ; photo R. Asselberghs,

© MRAC Tervuren.)

Figure féminine représentant une ancêtre du lignage du chef Kansawara.

Collectée en 1885 par Émile Storms dans le village du même nom (Kansawara). Don Mme Storms, 1930. Bois (Erythrina abyssinica), corne (Tragelaphus scriptus), matières diverses. H : 56 cm.

(EO.0.0.31664, collection MRAC Tervuren ; photo R. Asselberghs,

© MRAC Tervuren.)

Figure masculine représentant vraisemblablement un ancêtre du chef Lusinga.

Collectée en 1884 par Émile Storms dans le village du même nom (Lusinga). Don Mme Storms, 1930. Bois (Vitex madiensis), dent de suidé et plumes. H : 68,6 cm.

(EO.0.0.31660, collection MRAC Tervuren ; © MRAC, Tervuren.)

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Le territoire des Tabwa, avant même que les caravanes du commerce de l’ivoire et des esclaves l’eussent traversé, fut maintes fois envahi par des voisins proches, tels les Bemba et les Lunda, ou plus lointains, comme les Ngoni. De surcroît, de nombreux contacts se nouèrent avec les popula-tions de Tanzanie, les Jiji, les Hehe et les Nyanwezi.

Tous imprimèrent, d’une manière ou d’une autre, leur empreinte sur la culture et l’art des Tabwa.

C’est dans cette mouvance historique et esthétique qu’il faut situer la création des trônes à haut dossier tel cet exemplaire anthropomorphe (ill. 4 MRAC n° EO.0.0.31654).

De gauche à droite :

Siège sculpté. Tabwa. Région des Marungu.

Collecté entre 1882 et 1885 par Émile Storms. Don Mme Storms, 1930. H : 78 cm. (EO.0.0.31654, collection MRAC Tervuren ; photo Jo Van de Vyver, © MRAC Tervuren.)

Siège sculpté. Tabwa. Région des Marungu.

Collecté entre 1882 et 1885 par Émile Storms. Don Mme Storms, 1930. H : 62 cm. (EO.0.0.31655, collection MRAC Tervuren ; photo Jo Van de Vyver, © MRAC Tervuren.)

Siège sculpté. Tabwa. Région des Marungu.

Collecté entre 1882 et 1885 par Émile Storms. Don Mme Storms, 1930. H : 76,6 cm. (EO.0.0.31656, collection MRAC Tervuren ; photo Jo Van de Vyver, © MRAC Tervuren.)

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Figure masculine représentant l’ancêtre d’un chef nommé Manda.

Collectée dans la région des Marungu en 1884-1885 par Émile Storms. Don Mme Storms, 1930. Bois (Lannea antiscorbutica), ivoire et perles. H : 64,2 cm. (EO.0.0.31661, collection MRAC Tervuren ; photo J.-M. Vandyck, © MRAC, Tervuren.)

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D’après Alan Roberts, ces sièges illustrent par-faitement l’avènement d’un art de prestige chez les Tabwa ; une tradition sculpturale qui, d’après cet auteur, ne dura qu’un temps, puisqu’elle apparut au milieu du xixe siècle, pour disparaître à l’aube du xxe siècle, victime de la colonisation et des missions catholiques (Roberts 1985, Introduction : 1-37).

Ce siège, orné de représentations anthropo-morphes, ainsi que deux autres trônes similaires, mais qui eux comportent des figurations zoo-morphes (ill. 5, EO.0.0.31655 et ill. 6, EO.0.0.31656), furent collectés entre 1882 et 1885 par l’officier Émile Storms.

Ce dernier commandait la 4e expédition de l’As-sociation internationale africaine, dont le mandat officiel était d’ordre scientifique et humanitaire. Mais Émile Storms avait également un agenda caché ; le roi Léopold II lui avait demandé d’établir une solide présence dans la région, afin de légitimer ses reven-dications sur le Congo (Roberts 1985 : 17).

Storms construisit une véritable forteresse à Mpala, sur la rive occidentale du lac, d’où il entre-prit de subjuguer la plupart des chefferies envi-ronnantes11. Et nombre d’objets, tels ceux illustrés ici, entrèrent en sa possession lors des opérations militaires qu’il mena dans la région. Dans les Notes sur l’Ethnographie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale, publié avec Victor Jacques, il mentionne qu’il a collecté ces trois « fauteuils », « de véritables objets d’art », dans la région des Marungu (Jacques &

Storms 1886 : 108, et planche VII, ill. n° 61, 62 et 63).

La morphologie de ces trônes munis de hauts dossiers s’est largement inspirée de celle des sièges de leurs voisins orientaux, les Hehe et les Nyamwezi, avec qui les Tabwa entretenaient des contacts com-merciaux. Par contre, les sculptures figuratives qui les ornent sont, elles, typiquement tabwa. Quant au

11 Pour de plus amples informations sur cet épisode histo-rique, voir Volper 2012.

motif décoratif couvrant les dossiers, une succession de frises en triangles, on peut le relier de manière très convaincante au décor de certains tabourets des Bisa de Zambie, des voisins occidentaux des Bemba particulièrement bien étudiés par Eric von Rosen12.

Les Tabwa nomment ce motif balamwezi, « the rising of the new moon », un symbole qui, d’après Alan Roberts, constitue l’un des thèmes essentiels du système de pensée et de l’art des Tabwa. Ceux-ci saluaient, en effet, avec joie et force rituels l’appari-tion du premier croissant de lune, signe de renais-sance et d’espoir.

Le personnage qui orne l’arrière du dossier du premier trône intrigue par bien des façons (ill. 7 : gros-plan de MRAC n° EO.0.0.31654).

Evan Maurer suggère d’en relier la significa-tion aux statues de chefs ou dignitaires représentés debout sur un tabouret (Maurer 1985 : 184). Que cette statuette soit figurée comme juchée sur un tabouret ne fait aucun doute, d’autant que ce dernier est orné du motif balamwezi. Cependant, il ne s’agit pas d’un personnage en pied – comme le sont toutes

12 Comm. pers. Marc Felix, mars 2012.

Deux tabourets bisa.

Source : von Rosen (1916 : 321, fig 198 et 199).

Gros plan de l’ill. 4.

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les statues debout sur un siège auxquelles se réfère Evan Maurer – mais bien d’une figurine tronquée, dont le nombril est bien marqué, mais dont le sexe et les membres inférieurs sont absents ; une morpho-logie fort proche de celle de certaines des statuettes en tronc asexuées que A. Roberts identifie toutes comme des représentations de jumeaux.

Une telle figurine était sculptée lorsqu’un des jumeaux décédait, et le remplaçait symboliquement (Roberts 1985 : 29), une information confirmée par Geneviève Nagant dans sa thèse (Nagant 1976, annexe A.VI, p. 13) et par le R. P. Colle, qui men-tionne cette pratique chez les Luba orientaux, voisins occidentaux des Tabwa (Colle 1913 : 254).

La plupart de ces statuettes en tronc sont dému-nies de bras et de jambes (ill. 8, EO.1954.51.2 ; Roberts et Maurer, pp. 248-249, ill. n° 189 à 202), mais quelques-unes sont représentées avec leurs membres supérieurs et sont alors, comme notre personnage ornant le dossier du siège, posées sur

un petit socle qui pourrait figurer un tabouret (ill. 9, EO.0.0.16593 ; Roberts et Maurer, pp. 247-248, ill. n° 184 à 188).

Toutes ces figurines tabwa, en torse ou tronco-niques, et dont il existe de nombreux exemplaires dans les collections occidentales, représentent-elles, comme l’affirme Alan Roberts, des jumeaux défunts ?13 Nous pouvons en douter. Chez plusieurs voisins des Tabwa, des figurines de morphologie identique ont joué un rôle essentiel au sein des rituels de fécondité et d’initiation des jeunes filles pubères, que ce soit chez les Bemba (Felix 1987 : 8-9) ou de l’autre côté du lac Tanganyika, et ce jusqu’à l’océan Indien (Weinrich 1990 [(in Felix 1990] : 159-175 ; Felix 1990 : 85-91 ).

En outre, chez les Tabwa eux-mêmes, une photo de terrain prise par Roberts montre un chef de lignage effectuant un rituel de chasse en présence de figurines mikisi qui, quoique assez frustes, sont du même type tronconique que les statuettes dites de jumeaux ; or, aux dires même de Roberts, ces mikisi représentaient les ancêtres de l’officiant.

L’auteur écrit encore, à propos des figures mikisi, qu’en dehors d’être des images d’ancêtres mipasi (ou mizimu), elles « pouvaient aussi représenter de grands devins-thérapeutes n’ganga, des utilisateurs de magie, et des esprits de la terre ngulu personnifiés [je souligne] » (Roberts 1985 : 11, ma traduction).

Il semble donc que parmi les innombrables figu-rines « en torse » des Tabwa, quelles que soient par ailleurs leurs autres caractéristiques stylistiques, cer-taines ne représentent pas des jumeaux décédés, mais bien une autre catégorie de défunts, les ancêtres, ou encore évoquent des esprits de la nature ngulu.

Examinons maintenant les deux autres trônes (ill. 5 et 6) qui, dépourvus de représentations anthropomorphes, comportent, eux, des figures zoomorphes. Victor Jacques et Émile Storms font judicieusement remarquer que les trônes sont parmi les très rares objets à être ornés de représentations zoomorphes (1886 : 112). Outre ces deux exem-plaires du MRAC, où figurent respectivement un varan et un serpent, deux autres sièges, appartenant à des collections occidentales, sont également ornés à l’arrière d’un ophidien. Roberts les commente tous ainsi : « Les serpents sont une référence aux esprits de la terre ngulu, qui se manifestent fréquemment

13 Il ne fait aucun doute que c’est le cas pour plusieurs d’entre elles ; cette tradition était encore vivace durant la période où l’auteur séjourna parmi les Tabwa.

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De gauche à droite :

Figurine tronconique. Tabwa.

H : 24,2 cm. Bois (Crossopterix febrifuga), perles, fibres.

(EO.1954.51.2, collection MRAC Tervuren ; © MRAC Tervuren.) Figurine en torse. Tabwa. Région de Moliro.

Collecté par Charles Lemaire en 1898. H : 27,5 cm. Bois.

(EO.0.0.16593, collection MRAC Tervuren ; © MRAC Tervuren.)

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sous cette forme. Seuls les chefs peuvent établir et maintenir le contact avec les ngulu, et cette relation est l’essence même de la légitimité politique des chefs, car liée à certains territoires » (Roberts 1985 : 16, ma traduction). Non seulement le chef d’un territoire était le seul à pouvoir entrer en communication avec les esprits qui l’habitaient, mais en outre, il lui était impossible d’établir un contact avec les ngulu hantant les terres d’une autre chefferie (Roberts 1985 : 4).

Curieusement, soit les dossiers de ces trônes sont ornés de reptiles, soit ils sont ornés d’un personnage en torse, qu’il s’agisse de celui de l’ill. 4 ou encore d’un autre siège ayant appartenu au musée de Berlin et aujourd’hui disparu ou détruit14. Ce personnage en torse se retrouve donc précisément là où sur les autres trônes figure une représentation reptilienne.

Cette figure anthropomorphe, qui semble littéra-lement « se substituer » au serpent ou au varan, ne serait-elle pas l’avatar d’un esprit de la nature ngulu, exactement comme le sont certaines statuettes mikisi de forme tronconique et personnifiant ces mêmes entités surnaturelles ? Plusieurs de ces sièges sont, en outre, surmontés d’une tête au visage orné de sca-rifications et arborant une longue coiffure tressée, apanage des hommes ; il s’agit très probablement de l’image d’un chef. Sur le trône du MRAC (ill. 4), cette tête a le visage tourné vers l’arrière du siège et sur-plombe littéralement la figurine en torse, semblant ainsi poursuivre, pour l’éternité, le colloque singulier qu’entretiennent les chefs avec les esprits de la nature.

14 Il s’agit d’un trône du Museum für Volkerkunde de Berlin, et qui disparut ou fut détruit durant la Seconde Guerre mon-diale (Maurer 1984 : 184).

RÉFÉRENCES

Colle, R. P. 1913. Les Baluba. Bruxelles : Institut interna-tional de Bibliographie.

Felix, Marc L. 1990. Mwana Hiti. Munich : Verlag Fred Jahn, 504 p.

Jacques, Victor & Storms, Émile. 1886. « Notes sur l’Ethno-graphie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale ».

Bulletin de la société d’Anthropologie de Bruxelles. Aca-démie royale de Belgique, t. V : 1-112, 12 planches.

Maurer, Evan M. 1985. « Male figure with staff », cat.

n° 5, « Catalogue of the Exhibition ». In Roberts, Alan F. & Maurer, Evan M. (éd.), Tabwa. The Rising of a New Moon : A century of Tabwa Art. Ann Arbor : The Uni-versity of Michigan Museum of Art, p. 109.

Nagant, Geneviève. 1976. « Familles, Histoire, Religion chez les “Tumbwe” du Zaïre ». Thèse de troisième cycle. Paris : École pratique des hautes études, 347 p.

et annexes.

Roberts, Alan F. 1985. « Social and historical contexts of Tabwa art ». In Roberts, A. F. & Maurer, Evan M. (éd.), Tabwa. The Rising of a New Moon : A century of Tabwa Art. Ann Arbor : The University of Michigan Museum of Art, pp. 1-48.

Roberts, Alan F. & Maurer, Evan M. (éd.). 1985. Tabwa.

The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art.

Ann Arbor : The University of Michigan Museum of Art, 288 p.

Volper, Julien. 2012. « À propos de sculptures et de crânes.

Les collectes d’Émile Storms ». Tribal Art 66 : 86-95.

Von Rosen, Eric. 1916. Traskfolket, Svenska Rhodesia-Kongo-Expeditionens Etnografiska Forskningsresultat.

Stockholm, 468 p.

Weinrich, Kathryn. 1990. « Ethnography of the Zaramo and Kwere peoples of eastern Tanzania/Die Ethno-graphie der Zaramo und Kwere, Völker des östlichen Tansania ». In Felix, Marc Leo (éd.), Mwana Hiti : Life and Art of the Matrilineal Bantu of Tanzania/Lieben und Kunst der matrilinearen Bantu von Tansania, 35-75. Munich : Verlag Fred Jahn.

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