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Les populations de la région se sont transmis des légendes associées au lac Tanganyika de génération en génération. Ces histoires relatives à l’origine du lac, mais probablement sans valeur hydrographique, témoignent, cependant, du regard « africain » sur la question. Quelques-unes furent enregistrées par des explorateurs ou des Européens ayant résidé dans la région. La première légende reproduite ici est celle qu’Henry-Morton Stanley a récoltée :

« La partie du continent africain occupée aujourd’hui par le grand lac était une plaine, il y a de cela un nombre infini d’années ; sur cette plaine était bâtie une grande ville dont on ne connaît point l’emplacement. Dans cette ville vivaient un homme et sa femme, avec un enclos autour de leur maison, enclos cachant un puits ou une fontaine d’une profondeur extraordinaire, d’où ils reti-raient en abondance du poisson frais pour leur nour-riture. Tous leurs voisins ignoraient l’existence de cette fontaine et du trésor qu’elle renfermait, car les proprié-taires savaient en garder le secret, par suite de la défense que, dans cette famille, depuis plusieurs générations, les pères faisaient à leurs enfants de le révéler, de peur qu’il n’arrivât quelque grand malheur qu’ils prévoyaient confusément. Fidèles à cet ordre de leurs ancêtres, les possesseurs de la fontaine vivaient heureux depuis long-temps, ayant chaque jour du poisson frais pour leur principale nourriture.

Cependant la femme n’était pas très vertueuse, car elle faisait en secret partager à un autre homme l’amour qu’elle aurait dû ne donner qu’à son mari et, entre autres faveurs, elle faisait souvent manger du poisson frais à son amant, qui trouvait délicieux ce mets, dont il n’avait

jamais goûté auparavant. Ce dernier sentait s’exciter sa curiosité et son désir de découvrir où cette femme se le procurait. Pendant longtemps, il ne cessa de l’assaillir de questions, mais elle refusait constamment d’y répondre.

Un jour, le mari se vit forcé de faire un voyage en Ou-vinza ; mais avant de partir, il recommanda instamment à sa femme de veiller avec soin à la maison, de ne point laisser entrer de commères et surtout de ne pas montrer la fontaine. Cette Ève africaine promit formellement de se conformer à ses instructions, bien qu’en secret, elle se réjouît de la perspective de son absence. Quelques heures après le départ de son mari, elle quitta sa maison pour aller chercher son amant ; et quand elle l’eût trouvé, elle lui dit : “Tu me demandes depuis longtemps que je t’apprenne d’où je me procure le mets délicieux que tu as si souvent vanté. Viens avec moi et je te le montrerai.”

Alors, elle l’emmène chez elle, contrairement aux ordres de son mari. Dans le but de renchérir sur les mérites de la fontaine, et sur le plaisir de regarder les poissons déployer, en folâtrant, leurs nageoires d’argent dans l’eau, elle commença par servir à son amant une varié-té de plats, sans négliger d’assouvir sa soif avec du vin qu’elle avait fait elle-même. Ensuite, lorsque le Lothario noir manifesta son impatience du retard qu’elle mettait à remplir sa promesse, à bout de raisons pour différer davantage, elle le pria de la suivre.

Une barrière de joncs aquatiques recouverts de terre entourait la fontaine merveilleuse, dans l’eau transpa-rente de laquelle on voyait les poissons. Il resta quelques temps à admirer ces brillantes créatures, saisi du désir d’en prendre une pour la regarder de plus près, il plon-gea sa main dans l’eau pour en attraper, mais tout à coup le puits déborda, la terre s’entrouvrit et bientôt un lac énorme remplaça la plaine. Quelques jours après, le mari, revenant d’Ouvinza, approchait d’Oujiji, quand il vit, à son grand étonnement, un grand lac là où il y avait une plaine et plusieurs villes. Il comprit alors que sa femme avait révélé le secret de la mystérieuse fontaine, et que le châtiment l’avait frappée, ainsi que ses voisins, à cause de sa faute » (Verbeken 1954 : 36-37).

Cette légende inspira, sans conteste, quelques géographes. Dans une communication faite à la So-ciété de géographie de Paris, le 6 mars 1978, M. de Quatrefages se référa à M. F. D. Deloncle de Lyon, qui aurait eu des documents complètement nou-veaux établissant : 1) que le lac Tanganyika n’existait pas à l’époque des voyages des missionnaires portu-gais dans le centre de l’Afrique, c’est-à-dire dans le courant des xive, xve et xvie siècles […] 6) qu’une grande ville s’élevait dans le ravin, dont un déchi-rement géologique constitua un réservoir pour la Loukouga, le Malagarazi, etc. devenu le lit du Tanganyika. À signaler ici que le président de la Société de géographie de Paris se permit de dire

PREMIÈRE PARTIE : LES EXPLORATIONS ET LES VOYAGES VERS LE LAC « TANGANYIKA »

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qu’avant d’émettre une opinion sur cette curieuse et importante lettre, il convenait d’attendre que M. Deloncle leur fît connaître les documents sur les-quels il appuyait cette thèse.

En tout cas, cette légende faisait allusion au même phénomène que celui auquel les géologues attribuaient l’origine du lac. Ainsi P. Fourmarier conclut-il dans ses « Observations de géographie dans la région du Tanganika » qu’on pouvait consi-dérer le Tanganyika comme représentant le fond d’une dépression due à l’effondrement d’une zone de l’écorce terrestre en trois directions, dont l’une est, de beaucoup prépondérante sur les deux autres.

Une autre légende fut proposée par le comman-dant Émile Storms, fondateur des postes de Karema et de Mpala, respectivement sur les rives orientale et occidentale du lac Tanganyika. Storms n’appartenait pas à ce contingent d’explorateurs qui avaient sil-lonné la région des grands lacs. En tant que résident dans la région, il abordait la question du lac Tanga-nyika pour une autre raison.

Dans le document dont il termina la rédaction le 15 novembre 1883, il évoquait la problématique des rapports entre deux lacs : lac Tanganyika et lac Likua (lac Léopold) qui, il faut le signaler, se situent à des altitudes différentes. Voici son récit :

« […] Le Msimou Mousamvira (esprit du Tanganika) habitait autrefois Sombois à une heure et demie au nord de Karema. Un jour fatigué de sa résidence, il vint se fixer à l’embouchure du Mfoumé (beaucoup d’indigènes donnent depuis lors le nom du mzimou à la rivière).

Katawi, le mzimou de l’ancien lac, actuellement de la plaine qui porte son nom, vit le changement de rési-dence de son collègue d’un mauvais œil et lui fit la guerre. (Katawi est le fils de Msrouwi, Mzimou du lac Rikwa actuel.)

Katawi, loin d’être victorieux, fut battu par Mousamvira et celui-ci, pour punir son adversaire, fit crevasser les montagnes qui séparent le Tanganika du Rikwa et fit déverser les eaux de ce dernier lac dans le Tanganika.

Katawi, craignant une vengeance encore plus grande, fit sa soumission à Mousamvira et, comme preuve de sa sincérité, lui donna sa fille Chivoumbou.

Mousamvira, de son côté, donna sa fille Mawerou en mariage à Katawi. Le même individu y ajoute : qu’avant que les eaux de Katawi se soient déversées dans le Tan-ganika, tous les riverains de ce lac faisaient usage de ces eaux, tandis qu’actuellement, ils ne s’en servent que lorsque toutes les sources sont taries, parce qu’elles sont devenues salées (ce qui est vrai).

J’ai appris par les hommes qui ont accompagné M. Keyser au lac Rikwa : que les eaux de ce lac n’étaient pas potables,

mais qu’elles moussaient lorsqu’ils y lavaient leur linge.

Ce phénomène doit provenir de la présence d’une quan-tité assez considérable de soude » (Storms 1883).

Cette histoire montre que les Africains essayaient à leur manière de trouver des réponses à des ques-tions hydrographiques auxquelles ils étaient confron-tés. Et les solutions qu’ils proposaient trouvaient une explication dans la mythologie.

Lors d’une conférence donnée à la Société royale belge de géographie, le 16 mars 1886, Émile Storms revint brièvement sur Mouzamvira en abordant les particularités des mœurs des populations habitant la région du lac Tanganyika. Toutes croyaient en l’exis-tence de l’esprit du mal et lui attribuaient tous les accidents. Tous les endroits dangereux avaient, selon elles, leurs mauvais génies, dont le plus redoutable était le génie du lac, « Mouzamvira ». Les accidents sur le Tanganyika étant nombreux, les offrandes ne leur étaient pas refusées, pour conjurer les dangers (Storms 1886 : 26).

Lors de son retour en Belgique, en 1900, le ca-pitaine Edgard Verdick (1868-1927) transita par le Tanganyika. Le 23 septembre, il arriva devant la mis-sion des Pères Blancs, à Mpala et, le 30 septembre, il passa par l’emplacement de la future Albertville, qu’allait construire le commandant Jacques. Il campa au bord de la Lukuga, rivière par laquelle s’écoule le trop-plein du lac Tanganyika. Elle n’avait que cin-quante à cent mètres de large et trente centimètres de profondeur. Edgard Verdick nota dans son carnet que, selon les autochtones, la Lukuga était le pro-longement de la Lugerewe, tributaire du lac à même hauteur sur la rive est. Cette rivière traverserait le lac et aboutirait à l’endroit où celui-ci se déverse dans la Lukuga (Verdick 1952 : 151-153).

Au vu d’un ourlet de matière noire semblable à de la mine de plomb rejetée par le lac le long de la grève et près de la limite où déferlent les vagues, Edgard Verdick demanda aux riverains ce qu’ils pensaient de ce phénomène. Ceux-ci lui expliquèrent que :

« […] c’étaient les rejets du monstre qui dort au fond du lac. Celui-ci se retourne parfois et fait monter le niveau de l’eau de deux mètres. Pour me prouver la véracité de leurs dires, ils m’indiquèrent les indices d’anciens niveaux sur les parois de la rive surélevée, au-delà de la grève […] » (Verdick 1952 : 153).

Edgard Verdick dit n’avoir pas eu le temps d’ap-profondir la question. D’autres expliquaient que la Lukuga était effectivement le déversoir du lac, mais

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il arrivait que les papyrus qui y croissaient en grand nombre et que les arbres charriés par la rivière for-ment un barrage tel que l’eau n’arrivait plus à s’écou-ler. C’était ce phénomène qui expliquait l’élévation du niveau de l’eau du lac. Après un certain temps, sous la poussée des eaux, le barrage de la Lukuga cédait et celle-ci reprenait son rôle de déversoir du lac, dont le niveau baissait à nouveau (Verdick 1952 : 153).

RÉFÉRENCES

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CHAPITRE 2