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Mutation du chenal et de ses marges : synthèse, éléments d’interprétations et discussion

Deuxième partie : Morphogenèse et impact de 150 ans d’aménagements sur la morphologie des lits du Rhône

4. Modifications topobathymétriques (3D) des milieux fluviaux sur le tronçon Beaucaire-diffluence depuis 150 ans

4.2.5. Mutation du chenal et de ses marges : synthèse, éléments d’interprétations et discussion

La quantification globale des mutations morphologiques depuis 150 ans masque des disparités chronologiques et spatiales. Elle correspond également à des processus très différents dans le chenal et sur ses berges.

L’évacuation de la charge de fond et des bancs mobiles formés de sédiments plus grossiers (sables à galets) relève de l’ajustement du chenal à deux forçages déterminants : la réduction des apports solides grossiers d’amont et la contrainte exercée par les ouvrages latéraux (digues immergées et casiers). Le piégeage sédimentaire et l’exhaussement des berges concernent les MES et nécessite au préalable l’installation d’une ripisylve dense, arborée. Ces deux processus ne sont pas nécessairement contemporains et ne mettent pas en jeu les mêmes principes hydrosédimentaires

4.2.5.1. Facteurs de l’évolution géomorphologique du chenal

Cette évolution est disparate dans le temps et l’espace. Elle traduit l’impact d’une part du contexte sédimentaire et structural, d’autre part des aménagements.

4.2.5.1.1. Rôle du contexte sédimentaire et structural

Il a été montré précédemment que la bande de tressage tardive du Petit Age Glaciaire recoupait un paléoméandre de la fin de la période médiévale dans la plaine de Vallabrègues. Ce constat démontre la progradation vers l’aval du front de tressage à partir du début de l’époque moderne. L’hypothèse est faite que ce front de tressage est arrivé en aval de Beaucaire à la fin du XVIIIe siècle, comme le montre la carte de Cassini (Figure 71). La

vitesse de cette avancée est compatible avec les estimations proposées sur le Drac et l’Isère (Salvador, 2001) ou le Rhône amont (Salvador, 1991) avec une progradation de 10 km par siècle environ. Il est vraisemblable que la charge de fond caillouteuse n’a jamais dépassé le PK 276, soit 8 à 10 km en aval de Beaucaire. Ainsi s’expliquent certainement les particularités différentes du système fluvial de part et d’autre de ce PK : en amont, il présente une bande de tressage actif, large, à bras secondaires, alors qu’à l’aval, le bas est plus simple, caractérisé seulement par des bancs latéraux. Le PK 276 correspond en outre à une rupture granulométrique importante de la charge sédimentaire du Rhône : en amont, la base des berges et les bancs sont formés de galets, de diamètre moyen 5.6 cm, mobilisés encore actuellement à partir du module (Villiet, 2005). A l’aval, les accumulations sédimentaires ne sont constituées que de matériels fins, sables, limons sableux ou sables limoneux (Roditis, 1993; Rolland, 2006).

Cet héritage confère à la partie amont une pente d’énergie plus forte, qui a d’ailleurs été identifiée plus haut (première partie). Celle-ci explique la capacité de ce tronçon à se réajuster, au dépend de sa charge de fond caillouteuse, quand les apports d’amont se réduisent. L’analyse 2D a montré que la « métamorphose » de ce secteur s’opère dès avant 1905, mais l’incision y persiste au cours du XXe siècle. Elle atteint 5 à 16.5 m d’amplitude verticale en 150 ans. Ce déstockage est vraisemblablement à l’origine du pavage dont la présence a été soulignée à l’aval de Beaucaire.

A l’aval, où la pente est plus faible, l’évacuation de cette charge de fond est beaucoup plus lente. La proximité de la diffluence aggrave encore l’affaiblissement dynamique sur ce tronçon. L’évacuation des bancs sableux y est donc postérieure à 1905.

Par ailleurs, ce travail a montré la fixité spatiale des seuils et des mouilles entre les PK 272 et 276, ainsi que l’accentuation de leurs contrastes en 2006. Cette particularité s’explique par la présence d’un héritage plus ancien, la nappe de galets pléistocènes, plus grossiers que les précédents (Bonnet et al., 1973; L'Homer et al., 1987), dont le toit présente une topographie très irrégulière, parcouru par deux talwegs d’axes Nord-Est/Sud-Ouest entre Beaucaire et Arles (Figure 4). En s’incisant à la fin du XIXe siècle, le chenal fluvial a recoupé obliquement ces paléochenaux et leurs interfluves, entre -5 et +2 m NGF, qui contraignent ainsi la succession seuils/mouilles. A l’aval, le toit du cailloutis plonge entre -15 et -20 m NGF dans l’axe du chenal, soit très nettement en-dessous du plancher du talweg.

L’héritage sédimentaire et la contrainte géologique sont donc des facteurs qui, avant les aménagements, et à l’heure actuelle amplifiés par eux, contraignent la géomorphologie du Rhône entre Beaucaire et Arles.

4.2.5.1.2. Rôle des aménagements

Les levés topobathymétriques effectués au niveau des digues submersibles confirment la réponse très rapide du système fluvial vis à vis de ce type d’aménagement : colmatage en 3 ans, entre 1867 et 1869, d’un espace limité par des digues immergées au niveau du seuil de Terrin (Figure 73), ouvrage qui a totalement disparu dans le paysage en 1999 (Raccasi et Provansal, 2006). Ce phénomène se retrouve également au niveau des digues de fermeture des lônes : la digue de Saint Denis provoque une érosion massive et importante de l’Ile du Pillet entre 1870 et 1876. Il en est de même sur l’aménagement de la diffluence qui fixe définitivement la position de la tête du delta en 1863. Il y a donc une réponse immédiate à ces aménagements locaux, qui exprime peut-être une grande disponibilité sédimentaire et une forte énergie hydrologique à la fin du XIXe siècle.

Mais, les casiers sont moins efficaces que les digues longitudinales pour provoquer le creusement du chenal : ce dernier n’excède pas 2 m de profondeur au droit des casiers de rive gauche (casier Saxy, PK 276-279) et des dragages permanents sont nécessaires sur ce secteur pour maintenir la navigabilité. La supposition est faite que la grande taille de ces casiers ne favorise pas suffisamment le piégeage sédimentaire. Leur digue externe bloque, en revanche la migration du chenal vers l’est.

Cependant, il faut aussi souligner que les casiers ont été implantés, en majorité, en aval des PK 275-276, sur un tronçon où l’affaiblissement hydrodynamique réduit leur impact potentiel. Enfin, leur construction plus tardive, au début du XXe siècle, coïncide avec la réduction des fortes crues, donc, encore, de l’hydrodynamisme du fleuve.

La construction du barrage de Vallabrègues provoque à partir des années 1970 une incision moyenne de 15 cm dans le chenal, liée à la réduction définitive des apports de charge de fond, après réduction des débits participant au charriage dans le Rhône court-circuité (Figure 82). Selon Antonelli (2002), cette incision explique la réduction moyenne de 70 m de la largeur du chenal entre 1965 et 1998. Mais ce réajustement du système s’estompe à partir du PK 278 au bout de 20 ans (Antonelli, 2002) et des dragages récurrents du fond du chenal restent nécessaires pour maintenir la ligne d’eau pour la navigation sur le palier d’Arles (Antonelli, 2002; CNR et Richard, 2005). Depuis les années 2000, une légère tendance à l’incision est toutefois remarquée en aval du PK 278 (CNR et Richard, 2005)

Les mutations du chenal sont donc sous la dépendance de la variation des intrants hydrologiques et sédimentaires, qui se réduisent depuis la fin du XIXe siècle. Mais son ajustement à ces nouvelles conditions dépend du contexte dynamique local, très différent de part et d’autre des PK 275-276, et de la période où sont implantés les aménagements. Ces derniers sont d’autant plus efficaces qu’ils correspondent à des flux encore abondants et chargés et qu’ils sont implantés dans un tronçon disposant d’une forte énergie hydraulique.

La métamorphose fluviale est achevée entre 1870 et 1905 à l’amont, après 1905 à l’aval. La rétraction du chenal, conditionnée par l’incision et par la fixation des berges par les aménagements, démarre également plus tôt en amont. Elle affecte tout le linéaire à partir de 1965. Cependant, à l’aval, malgré la rétraction forcée du chenal par les casiers, l’hydrodynamisme reste insuffisant à maintenir la navigabilité du fleuve.

4.2.5.2. Facteurs de l’évolution géomorphologique des marges

Les apports de MES sont réduits très fortement depuis 150 ans. Mais le Rhône aval apparaît comme une zone « puits » pour les sédiments, qui sont stockés dans les marges alluviales naturelles et les casiers. Cette accumulation amplifie la rétraction en largeur du chenal et exhausse les marges alluviales.

L’accumulation des sédiments fins (limons et sables fins à moyens) est observée sur tout le linéaire, mais elle est très importante dans les anciens bras, en amont du PK 276 et, particulièrement, à l’entrée du bras du Pillet. Le colmatage des casiers Girardon est différent selon les caractéristiques de l’ouvrage. Les « casiers » de petite taille, à tenons espacés de 150 m, longs de 50 m (PK 276-278 en rive droite, PK 270 en rive gauche) sont en cours de colmatage dès 1947 (fig. 61). Edifiés entre 1920 et 1938, ils disparaissent déjà partiellement dans les berges sur les photographies aériennes des années 1960. Les casiers de grande dimension à tenons espacés de 250 m et longs de 200 m (PK 276-279 rive gauche), n’ont provoqué qu’un colmatage partiel, où persistent des profondeurs supérieures à -10 m au

module. La photo-interprétation montre que cet espace fonctionne depuis les années 1950 en équilibre dynamique entre l’extension des atterrissements sur la face interne des ilots et l’érosion des anciennes berges naturelles (Villiet, 2005; Zanetti, 2006).

En période de crue annuelle, 10 à 30% des débits circulent dans les casiers (mesures aDcp sur l’événement annuel d’octobre 2006) : ils peuvent remettre en suspension les dépôts ou maintenir en transit la charge particulaire entrante, cette dynamique sera détaillée dans la troisième partie.

Les datations isotopiques et l’analyse de la coupe à l’entrée du Pillet montrent que ces accumulations se mettent en place tardivement, après 1950 environ. Les crues récentes, depuis 1993, ont joué un rôle très important dans l’acquisition des décimètres supérieurs. Mais il a également été souligné la concomitance de l’augmentation des stockages sédimentaires, à partir des années 1950, avec l’édification des barrages hydroélectrique. Ces dépôts sont donc associés aux fortes crues, qui semblent désormais très chargées en sédiments fins. Existe-t-il des effets de chasse, remaniant les sédiments fins des retenues, lors de l’ouverture des barrages pendant les pics de crues débordantes ? Cette hypothèse mériterait d’être validée par des mesures en flux lors des évènements à l’aval même des ouvrages.

Figure 82 : Evolution des débits dans le Rhône court-circuité avant et après aménagement pour une crue moyenne (CNR et al., 2002)

Au total, ces transformations provoquent la réduction de la débitance du chenal à l’échelle séculaire, par la diminution de l’espace disponible pour l’écoulement.

Pour les gestionnaires du Rhône, cette évolution de la bande active n’est pas préjudiciable à la navigation et tend même à la favoriser. Mais pour la gestion des crues, les apports sédimentaires peuvent provoquer une surélévation de la ligne d’eau qui engendre des dégâts par inondation plus fréquentes de certaines zones intradigues pendant les crues moyennes ou un débordement par-dessus les digues au cours des crues exceptionnelles. Ces variations morphologiques vont également avoir un impact sur la gestion écologique du milieu. L’enfoncement du plancher alluvial provoque un abaissement de la ligne d’eau du fleuve et donc de la nappe phréatique en période d’étiage. Les espèces végétales implantées sur des berges de plus en plus hautes vont donc devoir développer un système racinaire plus complexe pour aller chercher l’eau dans la nappe. Certaines espèces plus adaptés à la recherche d’eaux plus profondes vont donc apparaitre au dépend des espèces végétales historiques.

4.3. Conclusion

La morphologie du système actuel est le résultat des modifications des variables externes et internes au système fluvial du bas Rhône. La récurrence annuelle des grandes crues a diminuée à partir du milieu du XIXe siècle (Pichard, 1995). Les apports sédimentaires des affluents ont été réduits, d’abord par les travaux de restauration de terrain de montagne (Landon, 1999; Bravard, 2002; Kondolf et al., 2002; Liebault et Piegay, 2002; Piegay et al., 2004), puis par la déprise agricole et la reconquête végétale des bassins versants au cours de la seconde partie du XXe siècle (Vallauri, 1997; Marston et al., 2003; Piegay et al., 2004). A cette tendance globale, s’ajoutent la constructions de barrages réservoirs, qui bloquent le transit sédimentaire sur les principaux affluents, et des prélèvements de la charge de fond par les dragages (Marston et al., 2003). Le transport solide passe de 900 000 m3 an-1 à 200 000 m3 an-1 au cours du XXe siècle (BCEOM, 2003), alors que le débit moyen du fleuve reste stable (Pardé, 1925; François, 1937; Anselmo et al., 2005). Cette évolution est un des facteurs de la métamorphose fluviale entre Beaucaire et Arles, mais son importance réelle doit être précisée, par rapport à l’impact spécifique des aménagements, qui contraignent localement le chenal depuis 150 ans.

Les aménagements mis en place en aval de Beaucaire entre 1870 et 1938, pour améliorer la navigation, induisent une linéarisation du chenal et la disparition du tressage, puis la rétraction et l’approfondissement du chenal. A cette mutation du chenal s’ajoute depuis les années 1950 une accrétion importante des berges qui amplifie le phénomène d’enfoncement du chenal (notamment pour l’accès de la ripisylve à la nappe phréatique).

L’évolution relativement importante de la bande active et des berges (changement de style fluvial, enfoncement et rétraction du chenal, accrétion des berges) contraste avec la stabilité de la plaine d’inondation. Cette constatation confirme le rôle de la distance au chenal dans l’évolution d’un système fluvial, déjà mis en évidence à de nombreuses reprises sur des cours d’eau de toutes tailles, notamment à cause du piégeage des MES par la ripisylve (Steiger et al., 2001; Poole et al., 2002; Hohensinner et al., 2004). Mais le bilan global accumulation/remobilisation des sédiments dans l’espace intradigues entre 1876 et 2006, est positif, avec plus de 9 106 m3 accumulés. Ce bilan se répartit en accumulations et érosion, l’érosion étant majoritairement située dans le fond du chenal (13 106 m3). Les accumulations se situent dans le colmatage latéral du chenal et des lônes (6.5 106 m3), dans les dépôts de dragages de la CNR en aval de Beaucaire et de Tarascon et sur les berges (0.4 106 m3 sont accumulés entre 1974 et 1999).

Une des solutions pour améliorer l’écoulement des crues, en vue d’une réduction de l’inondation des plaines intra et extradigues, réside dans l’augmentation de l’espace d’écoulement. La mise en évidence des zones d’accumulations sur les berges et dans les anciennes lônes fait de ces milieux des secteurs où la remobilisation sédimentaire peut être envisagée. Elle permettrait, peut-être, la diminution du risque inondation, une remise en eau permanente des anciennes lônes entraînant comme sur le Rhône amont le retour à des milieux écologiquement plus riches ainsi qu’un supplément d’apports sédimentaires pour le littoral.

Ces conclusions se concentrant sur le tronçon Beaucaire Arles sont-elles applicables dans les deux bras du delta ? Sur le Grand Rhône, la réponse a partiellement était apportée par Antonelli (2002) : entre Arles et la mer, le Grand Rhône est en incision et se rétracte depuis le début du XXe siècle. Mais sur le Petit Rhône qui connaît également des problèmes d’écoulement pendant les crues, aucune recherche n’a été réalisée concernant l’évolution du système fluvial depuis 150 ans, il va être étudié maintenant.