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Conclusion : un système complexe soumis à des facteurs locaux et externes, naturels et anthropiques

A l’aval de Beaucaire, le Rhône et son espace alluvial constituent une zone à enjeux multiples et complexes. Le corridor fluvial est un axe de communication important d’un point de vue économique. Les fortes crues des années 1990 et 2000 ont montré que le système n’était plus dimensionné pour laisser s’écouler les plus forts débits sans causer de dégâts aux implantations situées en arrière des digues. Pourtant, le fleuve a connu par le passé des épisodes de crues d’une importance similaire, notamment au milieu du XIXe siècle. Mais les caractéristiques du milieu à l’époque et les caractéristiques actuelles ne sont plus les mêmes. L’objectif de cette partie était donc de dresser un état des connaissances permettant d’analyser ces changements.

Les caractéristiques géomorphologiques du secteur d’étude, situé dans la vaste plaine de niveau de base, en aval du dernier défilé du corridor fluvial, ont d’abord été analysées : diminution de la pente longitudinale, élargissement considérable du champ d’inondation et affaiblissement du profil en long du chenal posent des contraintes nouvelles au système fluvial, en réduisant son énergie potentielle. A l’échelle de l’Holocène et de la période historique, cette tendance a été aggravée par les diffluences deltaïques à l’aval du « palier d’Arles » et la montée du niveau marin. La tendance naturelle est donc favorable à la sédimentation : la nappe caillouteuse héritée du Pléistocène récent est recouverte par des dépôts limono-sableux, de plus en plus épais vers l’aval, aggradants et progradants, qui construisent la plaine d’Arles et le Delta. Le chenal actuel s’écoule au sommet de cette construction, aboutissant à une forme générale « en toit » de la plaine alluviale. A l’amont de la plaine, il recoupe encore le substrat caillouteux hérité qui pourrait contribuer ainsi à la recharge sédimentaire de la charge de fond.

Il a pu être montré également l’existence d’héritages morphologiques récents, témoins de métamorphoses fluviales historiques, encore bien visibles dans la plaine de Vallabrègues en amont de Beaucaire, où une bande de tressage moderne recoupe un ancien méandre. En aval de Beaucaire, les indices d’un tressage actif sont encore visibles sur quelques kilomètres. A proximité de la diffluence, puis sur le Petit Rhône, le style fluvial semble avoir toujours été caractérisé par un chenal unique. Mais le chenal est contraint par les cordons littoraux et les vestiges d’anciens bras holocènes, qui conditionnent en partie son tracé.

Le Rhône aval actuel est un organisme puissant, dont les crues centennales dépassent 11 500 m3 s-1. Son hydraulicité a connu d’importantes variations au cours des siècles précédents : l’abondance hydrologique et la fréquence des fortes crues, caractéristiques du Petit Age Glaciaire, y ont été étudiées, comme sur la plupart des fleuves européens et mondiaux. Les crues de 1840 à 1856 en constituent le dernier avatar et elles sont toujours les évènements de référence dans les procédures d’aménagement de la plaine. Les fortes crues deviennent moins fréquentes au cours du XXe siècle (avant la recrudescence des 15 dernières années), mais le débit moyen reste constant depuis 150 ans. Le régime saisonnier s’est également modifié, les hautes eaux de printemps (a priori plus chargées en sédiments) laissant la place à des hautes eaux hivernales. Il semblerait donc que la rétention nivale joue actuellement un rôle moindre qu’au cours du XIXe siècle.

Enfin, le Rhône aval est un système fluvial, dont le fonctionnement sédimentaire a été profondément perturbé depuis 150 ans.

A l’état naturel, jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’était un système ouvert, dans lequel transitaient d’importants volumes sédimentaires issus du bassin versant jusqu’à l’embouchure, puis vers la plate-forme continentale du golfe du Lion. Les galets des nappes grossières fournis par les affluents (Durance, Gardon, Ardèche, Drôme) n’ont cependant jamais atteint le delta (les galets ne dépassent pas actuellement le seuil de Terrin sur le Grand Rhône et ne pénètrent pas dans le Petit Rhône). La métamorphose fluviale du Petit Age Glaciaire a donc pris des formes différentes en amont et en aval de notre secteur d’étude, de part et d’autre de ce « front » d’avancée d’une charge de fond caillouteuse.

Les auteurs ont montré la réduction considérable des apports de MES à l’embouchure du Grand Rhône depuis 150 ans, qui passent de 50 à 8 106 t an-1. Cette évolution est due aux transformations de l’occupation du sol, à la remontée forestière et aux travaux RTM qui affectent le bassin-versant à partir des années 1850, puis à la densification des ripisylves qui accroît le piégeage des fines au début de la seconde moitié du XXe siècle. Le Rhône aval subit également, à partir des années 1950, la somme des effets des aménagements du bassin-versant, particulièrement celui des barrages hydro-électriques et des prélèvements, qui réduisent la charge de fond et la capacité du fleuve à la faire transiter vers l’aval.

Enfin, les besoins de protection contre les inondations et d’amélioration de la navigation, ont conduit à artificialiser progressivement les lits du Rhône aval : digues « insubmersibles » dans la plaine d’inondation, plus ou moins proches du chenal, digues submersibles au fil de l’eau, épis, casiers. Ces travaux s’étalent sur 70 ans environ, entre 1870 et 1940. Ils coïncident donc avec la réduction progressive des apports.

Maillet et al. (Maillet et al., sous presse) a proposé un premier bilan des flux sédimentaires, sur la base d’une analyse systémique sur une zone allant du défilé de Beaucaire à la plate-forme du golfe du Lion (Tableau 4). Sur le fleuve, les auteurs identifient trois compartiments :

• Un compartiment « source » en entrée, correspondant à la somme des apports du bassin-versant (A).

• Un compartiment de « pertes sédimentaires» sur les marges fluviales : stockages sédimentaires sur les berges et dans le lit d’inondation (en particulier les cônes d’épandages liés aux brèches), colmatages des ouvrages ou des bras secondaires (B).

• Un compartiment de « sources » secondaires, issues des réajustements du chenal (incision du plancher alluvial, déstockage des berges, dragages dans le chenal) (C).

Les berges fluviales appartiennent, selon les cas et la période considérée, aux compartiments B ou C, en fonction de leur morphologie, leur végétation et leurs aménagements.

Ces différents compartiments ne correspondent souvent chacun qu’à une partie du spectre sédimentologique total livré à l’amont. La charge de fond grossière (sableuse à l’aval d’Arles) reste confinée dans et à proximité du chenal. Les matières en suspension forment l’essentiel du compartiment B. Ce tri granulométrique, effectué latéralement (vers les marges fluviales) complique donc l’interprétation du bilan général du système.

Type de forçage Période de forte influence sur l’environnement

Conséquences sur

le débit solide Compartiment influencé Charge en

suspension

Charge de fond

Digues sub- et insubmersibles D’avant c à après e Ô Ò A-B-C Pression agricole Jusqu’à c Ò Ò A-B-C Reboisement RTM et spontané De c à après e Ô Ô A-B-C Epis et Casiers « Girardon » De c à après e Ô B-C

Extraction de granulats De d à e Ô C

Barrages De d à e Ô A-B-C

Tableau 4 : Chronologie des principaux forçages anthropiques influençant les apports sédimentaires dans le bas-Rhône (d’après Maillet et al., 2006b). cde : dates « pivot » de cette étude : c 1850-70 ; d 1960-70 ; e 1990-2007 (Maillet et al., sous presse).

La morphogenèse du Rhône aval depuis 150 ans s’inscrit donc au croisement d’influences complexes, dans l’interférence entre la réduction des apports d’amont (à des temps et avec une amplitude différents pour les MES et la charge de fond) et l’impact des aménagements locaux. Cet état des lieux permet d’aborder à présent la seconde partie de cette thèse.

Deuxième partie : Morphogenèse et impact de 150 ans