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Musique de Maurice Ohana : la percussion et la voix africaines

Dans le processus de la construction de son œuvre et de la prospective du langage musical rénové que rechercha constamment ce compositeur, la percussion demeura un des domaines clés. Ce fut même un outil salutaire, le libérant des contraintes de la fixité des principes du tempérament égal qui, jusqu’alors, privait beaucoup de compositeurs de la pureté acoustique de certains intervalles fondamentaux en état naturel ou intervalles non tempérés. Toujours par ce moyen, il se détacha du sérialisme qui, de plus en plus, accentuait la mutilation de cet état sonore des intervalles naturels. Aussi le musicien devait-il explorer les multiples possibilités qu’offrent la voix non accoutumée au tempérament et la percussion qui, toutes deux, peuvent échapper (très) efficacement aux servitudes du tempérament égal, grâce aux harmoniques qu’elles sont capables de générer.

Son attirance pour la percussion africaine, en particulier, n’est qu’un fait quasi héréditaire. C’est avant tout la conséquence de l’écoute, depuis sa petite enfance, de la remarquable percussion berbère accompagnant des chœurs ou animant des fêtes de village (même à l’aide de simples bouteilles, les exécutants berbères – africains en général – tirent des échelles musicales intéressantes).

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Plus tard, il fut davantage marqué par son écoute des musiques subsahariennes*.

Plus que les musiques andalouses, celles d’Afrique contribuèrent largement à façonner son goût très poussé pour la percussion. C’est donc très naturellement que, dans ses premières œuvres, la percussion joua un rôle très important. Encore faut-il noter que la connaissance qu’il accumula dans ce do- maine ne releva pas d’un simple acquis intellectuel ponctuel, mais constitua un prolongement de ses moyens permanents d’expression.

Pour l’élaboration de

certaines de ses œuvres, Maurice Ohana examina mi- nutieusement le raffinement et la sensibilité des percu- ssionnistes de l’Afrique cen- trale et de l’Asie (Japon et Vietnam surtout), dont il s’inspira fortement.

De leur traitement de la matière sonore, le travail de timbre retint particulièrement son attention. Il s’agit de l’ordonnancement et des alliages inattendus de divers matériaux sonores produits aux percussions dont le timbre aigu ou bas, selon le registre, comporte une sonorité perçante ou douce. Les différents timbres recherchés sont conçus ingénieusement à partir des mélodies suggérées abstraitement et des rythmes agiles et variés. Ce qui permet de créer des sonorités se mixant, d’une aura de plus en plus riche, de plus en plus ample. Le timbre, ainsi diversifié, est libéré des principes du tempérament égal.

161 Propos du compositeur dans Christine Paquelet, « La percussion dans la musique d’Ohana : racines,

écritures et principes de composition. Entretien avec Maurice Ohana », Analyse musicale, n° 8, juin 1987, p. 56.

*Voici ce qu’indique le compositeur à ce propos :

« J’ai entendu les percussions de Guinée qui sont très belles, cela m’a toujours frappé… […] Les hasards de la guerre (puisque j’étais dans l’armée) ont fait que je me suis trouvé au Kenya, en Ouganda et au Tanganyika [actuelle Tanzanie]. J’ai assisté à des fêtes tribales, dans des endroits très reculés où il y avait même des Pygmées, des musiciens qui jouaient de la flûte et des percussions. Là j’ai remarqué le raffinement extraordinaire des

percussionnistes. Ils chauffent les instruments longuement pour la fête du soir, ils les approchent de la braise, ils les essaient, ils chauffent même les baguettes qui sont recourbées et faites de bois spéciaux. Je suppose qu’elles sont durcies au feu. Tout cela donne une variété de timbres sur les peaux d’une extraordinaire richesse, sur les balafons aussi. J’ai même pu parfois me procurer des disques, mais ils sont très rares. Je suis rentré avec cette profusion d’idées de percussion dans la tête.

Du reste, toute ma vie, j’ai pensé que la percussion est un mode d’expression important en musique, parce qu’elle échappe au tempérament, car il faut bien dire qu’en matière de percussion les vrais barbares ont été les Européens jusqu’à la venue de

Stravinsky et de Bartók. Or, que cherche l’oreille moderne ? … Le non tempérament ! »161

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Cependant, les sonorités qui en découlent peuvent sonner faux aux oreilles uniquement accoutumées au tempérament égal. Ce serait là une des raisons pour laquelle certains chœurs africains ou certains chanteurs japonais et ceux de flamenco, par exemple, paraissent entre autres chanter mal. L’apparente malformation vocale de ces chanteurs est due au fait qu’ils compensent, par le timbre, leurs écarts du tempérament égal, notamment en produisant des micro-intervalles dont les sonorités relèvent du cadre non tempéré de nombreuses musiques de tradition orale. C’est ce qui explique également qu’un chanteur d’opéra, par exemple, habitué au tempérament diatonique, éprouve des difficultés à faire osciller sa voix de sons aux intervalles tempérés à ceux non tempérés.

C’est particulièrement sur la recherche de nouveaux timbres que Maurice Ohana travailla, en mettant l’accent sur le lien entre la percussion et la voix, cette dernière donnant la réplique à la première.

Son univers musical relevait également du rite et du sacré. Les rituels auxquels il fit référence furent, du reste, explicitement désignés dans son œuvre [fêtes religieuses andalouses (Pasos, 1948), déplorations funèbres (Llanto, 1950), cérémonies sacrées de l’Antiquité ou du Moyen Age (Séquences, 1963 ; Neumes, 1965 ; Synaxis, 1965- 66), rites africains d’initiation ou de possession (Sibylle, 1968 ; Office des Oracles et

Pythie, 1974), tragédie grecque (Syllabaire pour Phèdre, 1966-67)].

Christine Prost nous fait remarquer que, sans que ces rites soient

nommément désignés, on en reconnaît également la trace dans le piétinement d’ostinatos évoquant des danses africaines, comme dans le balancement psalmodique ou la frénésie des chœurs rudement scandés que l’on rencontre ici ou là dans la plupart de ses pièces. Du même esprit participent à mon sens les carillons rutilants [Carillons pour les heures du jour et de la nuit (clavecin), 1960], stridents ou nostalgiques qui traversent soudain telle ou telle séquence musicale.162

Plus tard, le compositeur s’essaya au jazz, qu’il pratiqua au piano. Ce genre musical eut une grande incidence dans son œuvre. Le Lys de madrigaux (1977), les

Préludes et le Concerto pour piano et orchestre (1981) en constituent des

illustrations.

Dans ces ouvrages, comme dans les autres, Maurice Ohana utilise un langage musical puisé, notamment, dans le passé musical latino-méditerranéen. Cette démarche compositionnelle de l’auteur d’Enterrar y callar (premier de ses trois

caprices, 1944-1948) fut également sa manière de montrer à ses pairs qu’en Occident

162 Christine Prost, « Poétique de Maurice Ohana. Statisme et dynamisme », dans « Maurice Ohana. Miroirs

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« l’homme désespérément moderne », en cours « d’inspiration ou en perte de racines et de convictions », devait savoir qu’il appartient à la terre comme à sa mémoire oubliée, et qu’il peut réinventer.

[C'est] pour vivre [continuellement] de traditions non européennes dont la diversité de langage porte, – d’une façon embryonnaire, présente comme des matrices pour qui saura en faire lever la pâte et les inventer comme si elles avaient eu en elles ce qu’il aura su y voir – de quoi faire une œuvre, de quoi nourrir des rêves ou en provoquer, de quoi se comprendre, de quoi être autrement si l’archaïque est contemporain, si le barbare est plus actuel que jamais et que la seule santé, pour l’Europe quand elle se croit finissante, est de se sentir, parce que plus vieille, plus jeune que jamais : comme, et pas plus que, les autres peuples du monde.163

En cela, l’œuvre de Maurice Ohana est aussi un pari sur l’histoire. Le compositeur porta un regard nouveau sur le monde. Il ne conçut pas linéairement l’histoire – celle faite uniquement de progrès ou de décadence – mais la crut un phénomène englobant une pluralité d’inspirations sujettes à l’interprétation toujours renouvelée, inspirations demeurant chaque fois porteuses de splendeur.

Si Maurice Ohana portait, de façon inhérente, les éléments de la culture musicale africaine, György Ligeti, dont nous allons maintenant examiner la création, a su en assimiler les règles. Comment s’y est-il pris ? Notre étude s’attachera à répondre à cette question.

163 Odile Marcel, « L’« Ibérisme » de Maurice Ohana », Revue Musicale, double numéro n° 351-352, op.

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Chapitre V

György Ligeti : la tradition musicale africaine au service

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