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Etudes, pour piano, 1985-

Analyse des œuvres de Liget

2. Etudes, pour piano, 1985-

De même que le Concerto pour piano et le Concerto pour violon, les Etudes pour

piano ne correspondent ni à l’esthétique d’avant-garde, ni aux mouvements dits néo,

ni même à l’esprit minimaliste. Si leur apparence esthétique donne à penser aux caractères musicaux évoquant un certain « retour à », c’est seulement parce que le compositeur y emploie davantage des éléments de l’harmonie classique et de la modalité antique européenne. Il ne s’agit nullement d’une redécouverte du passé, mais d’un usage du matériau sonore répondant à une nécessité ponctuelle : un impératif besoin de traitement nouveau des éléments musicaux universels.

Encore faut-il relever que les six pièces constituant ces Etudes que nous examinons sont le produit de multiples procédés et de structurations qui sous-tendent diverses cultures musicales extra-européennes, d’essence modale et dont il s’est inspiré pour l’élaboration de ces morceaux. En effet, György Ligeti s’est référé aux musiques africaines, en particulier à la musique de cour de Buganda (Ouganda) – surtout la musique polyphonique des xylophones –, à celles des Banda Linda centrafricains, celles du Malawi, ainsi qu’aux musiques des lamellophones du Cameroun et du Zimbabwe187. Il s’est également référé aux musiques du Pacifique Nord (Japon

187 Le compositeur évoque ces influences notamment dans la notice accompagnant le disque compact sur les

Etudes pour piano, pp. 24-26, en particulier, dans György Ligeti. Works for piano. Etudes. Musica ricercarta, Pierre-Laurent Aimard, György Ligeti Ed., chez SONY Classical, SK 62308, 1996. Il en est de même des ethnomusicologues cités dans la note suivante.

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surtout), de la Nouvelle-Guinée et de la Mélanésie, au jazz et à la musique légère des Caraïbes et du Brésil. N’oublions pas non plus que, dans cette démarche, le

compositeur doit également beaucoup aux travaux ethnomusicologiques

(enregistrements et écrits théoriques, en particulier, de Simha Arom, Gerhard Kubik, Hugo Zemp et Vincent Dehoux)188.

Toutes ces musiques189 extra-européennes furent à la base de sa nouvelle orientation

esthétique : sortir de la modernité figée et totalitaire par une modernité libérale menant vers une création inédite. Ainsi, par exemple dans le domaine polyphonique, l’étude des croisements des matériaux musicaux africains et des éléments structurels de la géométrie fractale, notamment, lui apportèrent de nouvelles idées. D’une façon générale, ces nouveaux concepts lui permirent de consolider son style musical en crise au début des années 1980. Le fondement de la construction des Etudes pour piano est une rythmique d’une grande complexité, avec une interaction de différents procédés. Cette interaction permet l’unité de la matière musicale ainsi que la cohérence harmonique de chacune de ces pièces.

La connaissance de la structuration des unités élémentaires190 très rapides de la

pensée musicale africaine fut la source inspiratrice de la polyphonie de l’œuvre.

György Ligeti utilisa ces unités élémentaires comme les trames fondamentales de l’organisation du matériau sonore. Elles (les unités élémentaires) se prêtent à des

188 Il importe de mentionner que pour l’élaboration de ces Etudes, son examen du jeu d’un seul exécutant au

lamellophone (likembe, mbira ou sanza), par exemple, incita G. Ligeti à rechercher toute possibilité analogue sur les touches du piano, tandis que des théories ethnomusicologiques l’aidèrent, entre autres, à imaginer une métrique et une rythmique proches des musiques africaines et indépendantes de la pensée européenne des mesures. En même temps, il réussit à créer des configurations mélodico-rythmiques comportant une combinaison de deux ou plusieurs voix réelles, en se référant aux perspectives impossibles de Maurits Escher. Aussi trouve-t-on, dans ces pièces, un seul pianiste jouant simultanément de ses deux mains à des vitesses différentes (variant, en apparence, entre deux et quatre vitesses). Ce qui crée une sorte de fugue avec des diminutions et des augmentations alternées de 3-4, 4-5 et 5-7 unités ou groupes de notes.

Hormis sa référence déjà connue aux travaux de Simha Arom, de Hugo Zemp et de Vincent Dehoux, signalons ceux de Gerhard Kubik qui l’ont particulièrement intéressé : « The phenomenon of inherent rhythms in East and Central African Instrumental Music », African Music Society Journal, III, n° 1, 1962, pp. 33-42 ; « Recording and studying music in northern Mozambique », African Music Society Journal, III, n° 3, 1964, pp. 77-100 ; « The structure of Kiganda xylophone music », African Music, II, n° 3, 1960, pp. 6-30 ; « Ennanga Music », African Music, IV, n° 1, 1966-67, p. 21-24 et Mehrstimmigheit und Tonsysteme in

zentral Ost-Africa, Böhlaus, 1968.

189 La référence de György Ligeti à ces musiques extra-occidentales, à la géométrie et aux mathématiques,

n’en fit pas pour autant un ethnomusicologue ni même un géomètre ou un mathématicien. Cet intérêt répondait plutôt au besoin d’assouvissement de son obsession pour la complexité des structures polyphoniques construites à partir de divers matériaux surtout harmoniques, rythmiques et métriques. Cet intérêt fut également dicté par sa prédilection pour les formes de grande richesse rythmique et timbrale, en particulier.

190 La métrique de la musique africaine (subsaharienne en particulier) est régie par une pulsation régulière,

davantage dansée que jouée, soutenant des périodes ou des cycles musicaux de longueurs identiques. Cette pulsation peut comporter deux ou plusieurs unités élémentaires ou structures de base.

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déplacements d’accents engendrant des déformations de modèles illusoires, conformément aux principes du chaos : le pianiste joue sur un rythme régulier, mais, par la distribution irrégulière des accents, il en résulte des configurations d’apparence chaotique.

Une autre caractéristique de la musique africaine, dont György Ligeti s’inspira pour la construction de ces études, est l’usage simultané de la symétrie et de l’asymétrie. Par exemple, le compositeur utilise des cycles mélodico-rythmiques de douze unités élémentaires (réparties en 7+5 ou 5+7) présentant constamment une articulation asymétrique, avec une poursuite régulière de la pulsation (sentie).

L’ensemble de la matière musicale des Etudes pour piano est élaborée suivant les principes du pseudo tempérament égal ou de la pseudo harmonie tonale, par le mélange des éléments modaux, tonals, atonals qu’elle comporte, ainsi que des intervalles tempérés et non tempérés.

Voici comment tous ces éléments se combinent au sein de ces six pièces.

Etude n° 1 : Désordre, dédiée à Pierre Boulez

La structure discursive de cette pièce semble être construite sur une bitonalité : do majeur à la main droite, qui évolue sur les touches blanches, et fa# majeur à la main gauche qui joue les touches noires ré#, fa#, sol#, la# et do#, sans pour autant provoquer un chromatisme complet. Ce qui a pour résultat une sorte d’irisation entre le pentatonisme et le diatonisme, dont nous avons déjà parlé dans les singularités du langage musical de ce compositeur. Cette illusion tonale comporte un enchaînement mélodico-rythmique complexe, bâti avec des micro-cellules ou des unités élémentaires de combinaisons de différentes structures mathématiques. Ce sont des formules dont les structures varient selon des procédés multiples : la répétitivité, la rétrogradation ou l’inversion, la récurrence, la transposition, l’augmentation, la diminution, l’entrelacement, la permutation et l’association de cellules et de périodes.

Leur métrique est très dynamique. Ce sont des incises (cellules de bases) mélodico- rythmiques intercalées ou déphasées, qui produisent le sens motivique et thématique de la pièce.

Pour la première Etude, György Ligeti commence par un semblant de rythme ternaire, alternant avec des structures asymétriques. Cette illusion de la ternarité est obtenue grâce à la division des cellules mélodiques et rythmiques initialement binaires – de la mesure virtuelle à 4/4 ou C qui n’est pas indiquée à l’armure – par

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groupe des trois notes liées se relayant avec des groupes de cinq, sept, huit et neuf notes également liées. Ce sont les incises de trois et cinq notes qui constituent des unités élémentaires, récurrentes, alternant avec ce qui reste des membres des phrases musicales.

Ainsi la structure mathématique de cette page, par groupe de croches, comporte-t- elle diverses formules dont celles-ci : 3+5, 5+3, 4+2, 2+2, 3+2, 1+1+1+1. Cette répartition, développée par amplification et par association de cellules, se fait sur la base des huit croches que comprend une mesure C. Ce sont les formules 3+5 et son miroir 5+3 qui constituent l’embase de la micro-structuration rythmique. Ces cellules de base sont, tour à tour, entrelacées, augmentées et décalées, en association avec les cellules comprenant un groupe de 1, 2, 4, 7, 8 et 9 croches.

Voici la ternarité virtuelle dans une rythmique binaire, et déphasage de mêmes unités élémentaires (croches) dans Etude pour piano n°1 : Désordre (cf. partition autogr. ED 7428, p. 2, mes. 1-14).

Par ailleurs, le rythme comme les intervalles disjoints et conjoints, avec quelquefois des échappées et des

broderies, est progressivement

dissous grâce à un développement par prolifération de divers réseaux des lignes mélodiques et rythmiques défectives, finement tissées.

La texture interne utilise la micropolyphonie, et sa dynamique est forte et martelée, en particulier pour les premières croches du premier et du deuxième temps. Elle passe aussitôt en piano. Ce sont les intervalles de sixte mineure, quinte diminuée, quarte diminuée, seconde mineure, septième diminuée notamment, qui séparent la ligne mélodique de la main gauche de celle de la main droite, toutes deux traitées en octaves parallèles. Les broderies et les échappées, voire les arpèges, ornementent le passage d’une octave à l’autre, au cours de leur enchaînement.

L’enchaînement ornementé du parallélisme d’octaves dans Etude pour piano n° 1 :

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Cette pièce se termine sur un crescendo aboutissant à do6 en 8va.

Etude n° 2 : Cordes vides, dédiée à Pierre Boulez.

Elle est jouée, andantino con moto, molto tenoro, expressive. Comme dans la pièce précédente, le compositeur ne signale aucune carrure armurale. Sa mélodie, défective, est construite à l’aide de noires et de croches, avec des mouvements conjoints et disjoints (voir en annexe, volume 2, exemple musical n° 5, p. 586 ; partition autogr. ED 7428, p. 7, mes. 1-12).

Les enchaînements de quintes et de quartes – issues du renversement des quintes – constituent l’embase de la structure générale du morceau. Ici, tous ces intervalles n’illustrent aucune tonalité ou chromatisme pur. Toutefois, il en résulte une série dodécaphonique morphologique, qui n’est pas restituée systématiquement. Par transposition, le compositeur régénère ces intervalles de quintes et de quartes, en les projetant dans un espace sonore au rythme asymétrique, entre la main gauche et la main droite.

Ici, la structure mathématique diffère de celle de la pièce précédente. La division par groupe de sept croches liées constitue la base des cellules rythmiques de la main gauche. Cette incise de sept notes est augmentée (à des cellules, entre autres, de huit, neuf, dix, onze, treize et plus de vingt notes liées), tandis qu’à la main droite, le déroulement des schèmes rythmiques demeure depuis le début très variant. Ainsi

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trouve-t-on des cellules regroupées en quatre, cinq, six, sept, huit croches, qui vont jusqu’à des assemblages d’une cinquantaine de triples croches liées. En outre, le compositeur n’emploie pas seulement une illusion de la ternarité des cellules rythmiques, mais il utilise aussi des triolets de croches et de doubles croches simultanément avec des valeurs binaires (croches et doubles croches simples), pour souligner la polyrythmie et la polymétrie de la pièce.

Voici comment se présente la structuration rythmique des onze premières mesures notamment. La pièce est en mesure virtuelle de C. Bien que chacune des mesures comporte normalement 8 croches, leur structure rythmique mathématique est répartie par groupes formés à l’aide de la barre de liaison des groupes de croches et de la liaison simple des notes, allant de 4 à 10 notes.

Tableau 8 : Structures formelles et mathématiques dans l’organisation mélodico-rythmique de l’Etude n°2 : Cordes vides, (cf. partition autogr., p.7, mes. 1-11)

M.D. Mes. virtuelles 6 + 2 4 + 4 8 1+5+ 2 4 + 4 6 + 2 5 + 3 4 + 4 8 8 5+2 cro. pointées Avec B.L. / L.S. 6 + 6 + 4 9 5+6 + 4 6 + 7 + 7 + 4 8 8 5+2 cro. pointées M.G. Mes. virtuelles 4 + 1 6 + 2 5 + 3 4 + 4 3 + 5 2 + 6 1 + 7 7 + 1 6 + 2 6 + 2 8 Avec B.L. / L.S. 4 + 7 7 + 7 7 + 7 7 + 7 7 + 7 7 + 7 7 + 7 7 + 7 8 10

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