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Analyse de l’œuvre de Poulenc

Rapsodie nègre, printemps 1917.

Le travail de composition de Francis Poulenc débuta par des essais aux préludes, qui ne figurent pas actuellement à son catalogue. Ce fut, selon ses termes, pratiquer « du sous-Debussy » et « du sous-Stravinsky ». Il en résulta, entre autres, son

Processional pour la crémation d’un mandarin, évoquant les accents de « la marche

chinoise » de Rossignol (1914), pièce dont il fut du reste très fier à l’époque. Malgré tout, le compositeur était encore loin d’avoir trouvé son propre chemin. Cependant, avec la création de Rapsodie nègre, l’an 1917 lui apporta très tôt la célébrité et un succès providentiel.

Henri Hell nous l’explique par les propos que voici :

En se promenant, il trouve chez un bouquiniste un recueil de poèmes qui le séduit et l’amuse : les Poésies de Makoko Kangourou. Ces poésies, qui ont pour soi-disant

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auteur [un] nègre du Liberia écrivant en français, sont une supercherie. Qu’à cela ne tienne ! L’art nègre fait fureur à Paris. Le malicieux Poulenc jette son dévolu sur un poème écrit en pseudo-nègre : Honoloulou […] La jeunesse de l’œuvre, ses « naïvetés charmeuses » selon l’expression d’Hélène Jourdan-Morhange – l’un des deux violons – le sens de l’humour qu’elle révèle, l’atmosphère musicale particulière que le compositeur a su créer grâce à une instrumentation juste et déjà personnelle, tout séduit le public qui fait à la Rapsodie nègre un accueil des plus chauds. C’est une espèce de triomphe. Dès le lendemain, le Tout Paris musicien sait qu’un compositeur de talent, âgé de 18 ans, vient de naître. On redonne la

Rapsodie nègre avec le même succès. On s’intéresse au jeune compositeur, on veut

le connaître, on l’invite. Le voilà lancé.108

En effet, par cet ouvrage, Francis Poulenc sut, librement et subtilement, exprimer l’âme des Noirs, celle qu’il avait captée particulièrement à travers des objets d’arts, mais également à travers les peintures et les littératures qui leur avaient été consacrées. Loin d’être un simple travail de circonstance, la musique de cette pièce a été élaborée par une action réfléchie et volontariste du compositeur. Elle est caractérisée musicalement par une mobilité temporelle et des structures mélodico- rythmiques – avec des cellules courtes et répétitives, ainsi que du pentatonisme –, suggérant, d’une façon générale, quelques procédés musicaux de la musique africaine et du jazz.

D’une écriture assez aérée et davantage linéaire, la recherche musicale engagée dans cette œuvre lui a donné un caractère épique, comme dans les Rhapsodies

hongroises (1839-1847) de Franz Liszt (1811-1886).

La Rapsodie nègre fut la première pièce de Francis Poulenc à être exécutée en public. Sa matière musicale est construite sur le fondement de la modalité, qui suggère son caractère exotique africain.

Outre ses cinq mouvements : prélude, ronde, intermède vocal (Honoloulou), pastorale et finale, elle comporte une partie uniquement chantée (cf. volume 2, exemple musical n° 2, p. 583). Les différentes mélodies qu’elle renferme sont construites sur la base d’une courte cellule thématique comportant un tétraphone répété de quatre croches (sol-fa-mi#-ré#, dont fa et mi# sont enharmoniques) qui, quelquefois, sont variées en quatre noires. Ce chant est bâti sur le modèle d’un organum avec des quartes et des quintes parallèles. Sa métrique, rigide et insistante, alterne le binaire et le ternaire, tandis que leurs sonorités évoquent, de la part du compositeur, une sauvagerie primitive et infantile.

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La variation rythmique y est opérée par le biais du changement successif des mesures 2/4, 3/4, 2/4, 1/2, 2/4, 3/4, 2/4. Il en résulte soit un rétrécissement des valeurs (grâce à l’emploi des triolets de doubles croches et de croches), soit un élargissement de celles-ci (à l’aide des noires ou des blanches) ou enfin un retour aux valeurs de base (les croches).

Le premier mouvement, Prélude, est une introduction orchestrale construite sur l’échelle pentatonique anhémitonique fa-sol-sib-do-ré. C’est un mouvement dont la base harmonico-mélodique est modale. Il se termine en rubato doux et triste.

Dans le second mouvement, la Ronde est également de style modal. Elle est conçue dans l’esprit de la danse populaire très ancienne du même nom.

L’ostinato orchestral modal en constitue le caractère principal. Sa construction est basée sur l’enchaînement, ascendant-descendant, du pentaphone sib-dob-mib-fab-

solbb, joué stringendo presto, en mesure 3/4. Ce pentaphone est ensuite transposé,

avec amplification intervallique, aboutissant au pentaphone anhémitonique la-si-do#-

ré#-mi#. Cette partie est également très ornementée (avec l’utilisation,

particulièrement, des appoggiatures et des broderies) et très chromatique. Le chromatisme est obtenu par superposition des lignes mélodiques bitonales, les unes évoluant en dob les autres en ré.

La Ronde se termine sur un pizzicato des cordes – d’intervalle de tierce majeure (sol-si), et d’une double croche appoggiaturée –, exécuté à la flûte et à la clarinette « comme un coup de sifflet », suivant l’indication du compositeur.

C’est le troisième mouvement – Honoloulou, intermède vocal – qui forme la partie centrale de l’œuvre. Elle comporte l’essentiel d’influences africaines, mise à part la caractéristique modale, déjà évoquée, de l’ensemble de l’ouvrage.

Exécuté Lent et monotone, sur une polyrythmie entraînante, avec variation des mesures (1/2, 2/4, 3/4 et 2/2), son accompagnement pianistique est dans le style des musiques répétitives. Il ne comporte que deux accords altérés de sixte et quinte augmentée (do-mi-sol#-si) ainsi qu’un autre de sixte et quinte avec tierce altérée (ré-

fa#-la-do), structuré en cellule de croches.

Sur le plan textuel, le compositeur a choisi le texte dans un recueil de poésies pseudo-africaines, les poésies de Makoko Kangourou. Cependant, il n’en a pas précisé davantage la source.

Outre les propos précités d’Henri Hell, les quelques indications, que nous avons pu avoir – et là encore, sans aucun indice bibliographique cité –, proviennent de Wilfrid

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Mellers109. Ce dernier note que le poème exploité par Francis Poulenc fut celui d’un

certain Noir libérien répondant au pseudonyme de Makoko Kangourou. Le compositeur trouva d’ailleurs le texte dans une librairie parisienne. Il s’agirait probablement de la librairie Adrienne Monnier (Maison des Amis des livres, fondée en 1915), où se rendait fréquemment ce dernier à cette époque là. Bien qu’initialement le manuscrit concerné fut « en français », notre musicien en utilisa, pour son œuvre, plutôt le dérivé, qui est un texte en langue imaginaire* – du « pseudo-nègre » – créé à partir du mot Honoloulou.

*Honoloulou pota lama Honoloulou Katamako mosibolou Rata Konsi ra po lama Wata Kovsi mota ma son

Etcha pan ge

Etche panga tota nounou nou nou ranga lo lo lulu ma ta masou Pata tabo bana na lou mandes

Golas Glebes ikrous

Bana nalou ito Kous kous pota la ma Honoloulou

Texte du chant tiré de la partition 1ère version éditée chez J.W. Chester, Paris, Printemps 1917.

Le caractère fantasque, voire la farce, dudit texte suggère néanmoins que Francis Poulenc visa plus indirectement une mise en musique d’une certaine mode de la négritude sévissant sur le Paris de l’après-guerre, comme le fit par exemple Erik Satie à la même époque (cf. la partie du ragtime de sa Parade créée le 18 mai 1917). Notons que cette dernière œuvre fut un produit issu de la collaboration privilégiée entre un musicien, un poète et un peintre [E. Satie, G. Apollinaire et P. Picasso].

Toutefois, comme pour l’œuvre de Satie, la Rapsodie nègre constitua, pour son auteur, un alibi pour traduire une réalité tragique dissimulée sous les apparences de la banalité. Aussi Francis Poulenc a-t-il dû s’abandonner à un jeu d’adolescent, jeu répondant aux aspirations à la fois comique, pathétique et lyrique. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer combien la texture pianistique de cette pièce, scrupuleusement linéaire, fut conçue dans un style similaire au piano d’Erik Satie.

L’Intermède vocal se termine, en mesure 2/2, sur une cellule mélodique de quadruples croches réparties en un triphone ascendant (fa#-sol#-la#) et un pentaphone descendant (do-si-la-sol-fa et l’intervalle de neuvième : (fa#-sol#). Cette cellule

109 Wilfrid Mellers, Francis Poulenc. Oxford Studies of Composers, Oxford, New York, Oxford University

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mélodique se trouve ensuite projetée à l’octave, avant d’aboutir à l’agrégat final (do-

mi-fa#-sol#-si).

De la dernière partie, Pastorale et finale – qui débute, presto, sur un frémissement des cordes « strident et dur » –, on retiendra l’usage notamment des batteries bitonales de blanches en triples croches, des quintes justes parallèles (do#-sol# ; ré#-la#) répétitives, ainsi qu’un thème mélodique très ornementé, construit sur le pivot do# des tétracordes descendants-ascendants répétitifs alternant avec le jeu descendant- ascendant récurrent du pentaphone (ré#-do#-si-sol#-fa#), en noires. C’est un thème qui est développé en contrepoint, au premier violon et au violoncelle.

Le début de l’achèvement de la Rapsodie nègre se fait par un glissando partant de deux pentaphones en parallélisme de secondes au piano (entre la main gauche et la main droite, soit fa#-sol-la#-si-do# et sol-la-si-do-ré, partition d’orchestre J.W.C.

13, p. 27). Enfin, intervient la conclusion finale sur l’agrégat quasi-bitonal de do-ré-

mib-solb-la-si sur do-mib-solb-lab-si, en triple forte.

Relevons que le jeu de cet agrégat ressemble à un procédé de renforcement d’effet sonore particulier, procédé pratiqué linéairement dans nombre des polyphonies de musiques traditionnelles, à caractère non tempéré, dont celles d’Afrique noire.

Faute de pouvoir interroger le compositeur, nous ne saurions dire s’il s’agit là ou non d’un emprunt conscient à la technique musicale africaine ou d’une influence inconsciemment subie.

Néanmoins, de l’écoute de l’œuvre, il ressort que les sonorités instrumentales suaves d’une part, sa répétitivité et sa régularité métrique d’autre part, suggèrent à la fois les couleurs de la musique de Bali (sons étincelants et contrastes marqués tant dans les ornementations que dans la dynamique) et les rythmes de l’Afrique noire (petites cellules répétitifs agencées en imitation et même déphasées).

Conçue dans un esprit impressionniste, la Rapsodie nègre est construite avec très peu de matériaux. Ses cinq mouvements sont d’un style mélodico-harmonique dépouillé, clair et concis, qui rappelle à la fois la gaieté à la Satie, et une connaissance réfléchie de l’organisation de la matière sonore à la Stravinsky. On serait tenté d’y trouver même une influence du Sacre de Printemps (1913). Au fil du déroulement du discours musical, chacun de ces mouvements révèle tantôt quelques rythmes syncopés jazzistiques, tantôt un lyrisme méditerranéen et même un certain sens humoristique de l’auteur.

Que dire alors de l’inspiration africaine de l’ensemble de l’œuvre de Francis Poulenc ?

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Pour répondre à cette interrogation, il nous faut nous reporter à quelques événements ou activités artistiques prévalant au début du siècle, et vécus par ce musicien.

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