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Certains des ouvrages susmentionnés tentent de relever les défis méthodologiques, inhérents à l’anthropologie de la morale et de l’éthique, en proposant pour certains des cadres théoriques permettant d’opérationnaliser les différents concepts. De ce point de vue, Zigon offre une perspective tout à fait intéressante. Selon lui, la morale est composée de trois sphères distinctes, mais inter-reliées : la moralité instituée, la moralité incarnée et les discours publics de moralité. (Zigon, 2008: 162). En me basant sur les travaux de Zigon, mais aussi sur ceux d’autres auteurs, je vais identifier les différents concepts de la moralité qui ont été développés. Pour commencer, je vais présenter le concept de moralité partagée développé par Beauchamps et Childress, pour ensuite m’appuyer sur le concept de moralité séculière de Rozin et Katz, et enfin, le concept de moralité populaire sera présenté avec le concept de moralité incarnée développé par Zigon. 2.3.1 Moralité partagée (Common morality)

L’approche développée par Beauchamp et Childress pour traiter des enjeux éthiques en biomédecine s’appuie sur quatre principes moraux : le respect de l’autonomie, le principe de non-malfaisance, le principe de bienfaisance et enfin le principe de justice (Beauchamp et al, 2001: 12). Les auteurs définissent la moralité partagée comme suit :

Étant donné que pratiquement tout le monde grandit avec une compréhension de base de la morale instituée, ses normes sont facilement comprises. Toute personne réellement désireuse de vivre une vie morale saisit les dimensions essentielles de la morale. Elle sait qu’elle ne doit pas mentir, pas voler, qu’elle doit tenir ses promesses, respecter les droits d’autrui, ne pas tuer ni faire de mal à une personne innocente, etc. Toute personne moralement sérieuse accepte sans difficulté ces règles et ne conteste pas leur pertinence et leur importance […]. Nous nous référons à l’ensemble des normes que toutes personnes moralement sérieuses partagent en parlant de morale commune (Beauchamp et al, 2008: 16).

L’approche principiste développée par Beauchamp et Childress s’appuie sur la reconnaissance d’une moralité partagée « common morality »2qui servirait de fondation à l’élaboration des théories de la morale et de l’éthique (Beauchamp et al, 2008: 579). Ainsi, les points communs, à chacune des théories, seraient qu’elles se basent sur les croyances ordinaires partagées et ne font pas appel à la raison, la rationalité ou bien la loi de la nature. Pour résumé, ce que l’on peut retenir du concept de moralité partagée, c’est qu’il se base sur un ensemble de croyances morales partagées «par tous les citoyens enculturés dans un univers de normes de base définissant les limites de l’acceptable et de l’inacceptable » (Massé, 2007a: 5). Gert, quant à lui, définit la moralité de sens commun comme un système moral que les individus utilisent quand ils prennent une décision morale ou qu’ils posent un jugement (Gert, 2004). Selon cet auteur, la moralité de sens commun est un guide de conduite : il serait donc normal de penser que la morale fournit les informations nécessaires pour que les individus puissent agir conformément à la moralité partagée par le groupe. Malgré ces informations, Gert precise également : «Is not the same as providing a unique correct answer to every question about how a person should act in every moral situation » (Gert, 2004). Ce concept de moralité de sens commun peut être compris comme un dénominateur commun partagé par la moralité instituée, la moralité séculière et la moralité populaire.

2.3.2 Moralité instituée

La moralité instituée est définie par Zigon comme étant les valeurs et les normes transmises par les institutions formelles et informelles. Dans le cadre de la vaccination des nourrissons, la morale instituée peut être véhiculée par les autorités de santé publique via les programmes d’immunisation. Le corps médical tels, les médecins, les infirmières et les sages-femmes, peut véhiculer les mêmes discours que les autorités de santé publique ou bien les nuancer (Sauvageau et al, 2011). Les institutions informelles peuvent être les organisations sociales ou les regroupements, tels que le réseau québécois d’accompagnantes à la naissance, ou encore celui des naturopathes. Chacun des individus est en relation plus ou moins forte avec différentes

2 La moralité partagée ou de sens commun réfère selon Massé : « au partage, par une collectivité, de valeurs

fondamentales aptes à justifier des principes, règles et normes éthiques» (Massé, 2007a: 4). Le sens commun selon Massé est dans toutes les cultures, et au même titre que le savoir il constitue un système culturel. Massé précise : le sens commun : «[…] se transmet d’une génération à une autre, servant toujours de grille d’analyse, d’interprétation et de classification des objets et des évènements quotidiens» (Massé, 1995: 256).

institutions. L’auteur souligne: «Lastly, it can be said that most, if not all, institution proclaim the truth or the rightness of a particular morality» (Zigon, 2008: 162). Ainsi, chaque institution transmet sa propre morale qui devient alors le véhicule des codes et des règles auxquels se réfèrent les membres d’une société pour guider leurs actions, soit un ensemble de balises axiologiques à l’intérieur desquelles évoluent les membres d’une communauté morale (Massé, 2009a: 21). Dans le cadre de la vaccination, les autorités de santé publique encouragent les parents à faire vacciner leurs enfants, mentionnant que cela est bon et que l’enfant est protégé contre des maladies infectieuses graves. D’un autre côté, certains naturopathes vont encourager les parents à questionner la vaccination en identifiant des incohérences dans le discours vantant ses bienfaits (Arsenault, 2003: 129).

L’identification de la morale instituée est très intéressante. Cependant, ne pas établir de distinction entre les institutions formelles et informelles constitue certainement une limite. Les moralités véhiculées par ces deux institutions n’ont pas le même poids et les individus réagissent différemment selon la provenance de l’information. Les autorités de santé publique, représentant la moralité institutionnelle formelle, peuvent être envisagées comme des entreprises d’acculturation visant la promotion de certaines valeurs (Massé, 2003). Certains auteurs s’inscrivant dans un courant foucaldien dénoncent cette acculturation, en soulignant que la volonté pour les autorités de santé publique est de réguler les corps (Lupton, 1995). Lupton s’attache à identifier les relations de pouvoir entre les autorités de santé publique et la population. Toutefois, cette relation n’est pas structurée selon une opposition traditionnelle gouvernement versus société civile (Lupton, 1995: 3). L’auteure s’appuie sur les propos de Rose and Miller pour lesquels la relation de pouvoir n’est pas contraignante. Ils expriment cela comme suit : « Rather than acting simply to constrains citizens, power works to produce or ‘make up’ citizens who are capable of autonomy and a "kind of regulated freedom"» (Rose et Miller cité dans Lupton, 1995: 3).

2.3.3 Moralité séculière

La moralité séculière est issue d’un processus de moralisation, c'est-à-dire qu’il s’agit d’une nouvelle moralité qui émerge et prend le dessus sur les anciens codes (Katz, 1997: 298). Ainsi, la morale n’est pas statique, ce qui autrefois était immoral ne l’est peut-être plus aujourd’hui et inversement. Rozin souligne que certaines activités peuvent s’inscrire dans le domaine moral ou non, mais que ce statut peut varier dans le temps. L’auteur s’intéresse au processus de moralisation qu’il définit comme suit : « […] as the acquisition of moral qualities by objects and activities that were previously morally neutral» (Rozin, 1997: 380). Le processus de moralisation peut être amorcé par la population et ensuite les institutions peuvent s’aligner sur la nouvelle position morale. L’auteur s’appuie sur l’étude de Katz concernant le développement de l’interdiction de fumer qui est devenu un enjeu moral. L’auteur précise : « In the contemporary United States, communication media, laws, courts charitable institution universities […] openly support the spread of consensus moral position » (Rozin, 1997: 381). Cependant, le processus de moralisation peut aussi être amorcé par les institutions qui vont véhiculer des valeurs et des normes à adopter en vue de modifier des comportements, cela pour viser le bien-être de la population. Les campagnes valorisant la consommation de cinq fruits et légumes par jour, véhiculées par le guide alimentaire canadien, visent à introduire de nouvelles normes et habitudes dans l’alimentation. Ainsi, la moralité séculière est issue du processus de moralisation qui peut être défini comme une nouvelle moralité qui donne lieu à un ensemble « hiérarchisé de croyances, d’attitudes et de valeurs à portée morale construit par une population face à un problème de santé et de comportement associé » (Massé, 2007a: 5). La moralité séculière révèle le caractère évolutif de la morale, elle induit un changement de comportement, face à une situation particulière. Cependant, cette nouvelle moralité peut ne pas être partagée par la majorité de la population même si elle tente de s’imposer. C’est le cas, par exemple, des végétariens ainsi que des parents refusant la vaccination.

2.3.4 Moralité populaire et moralité incarnée

Enfin, la dernière moralité identifiée correspond aux actions morales des individus guidées par un ensemble de valeurs, de normes et de croyances (Massé, 2007a). Cette moralité, qualifiée de populaire, sous-entend que les individus peuvent être conscients ou non des valeurs, des normes ou des croyances qui les animent et guident leur actions. La moralité populaire rejoint la moralité de reproduction telle que la présente Robbins. Selon cet auteur, la moralité de reproduction « morality of reproduction », désigne les actions morales pour lesquelles les individus adhérent aux normes de leur société (Robbins, 2009: 278). Par exemple, dans un autobus, nous cédons notre place à une personne âgée parce que cela semble évident. Cela s’inscrit dans la moralité de reproduction à tel point que si un individu ne cède pas sa place, les autres passagers vont émettre un jugement moral. Par contre, la moralité populaire se distingue de la moralité incarnée «Morality as embodied disposition» telle que décrite par Zigon. L’auteur associe cette moralité à l’habitus décrit par Mauss :

Morality in this third sense, then, unlike the way morality is so often considered as rule-following or conscious reflection on a problem or dilemma, is not thought out before hand, nor is it noticed when it is performed. It is simply done. Morality as embodied dispositions is one’s everyday way of being in the world (Zigon, 2008: 164).

Cela signifie que les individus agissent d’une façon moralement appropriée sans avoir à considérer leurs actions. Nombre de nos actions sont spontanées puisqu’elles nous semblent évidentes. Legault souligne que : « c’est l’habitude qui guide souvent la décision d’agir de telle façon, dans telles circonstances ; le besoin de réflexion ne s’impose plus » (Legault, 2010: 75). Dans le cadre de ce mémoire, c’est le concept de moralité populaire qui sera retenu, car il offre l’avantage de reconnaître aux individus qu’ils peuvent être conscients ou non des valeurs, des normes et des croyances qui guident leurs actions.