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Tel que précisé, le raisonnement moral n’est pas statique, bien au contraire. Suite à une réflexion, les parents prennent une décision. Cependant cette dernière n’est pas irréversible. Différents éléments affectent les jugements et les raisonnements moraux. Dans le cadre de ce mémoire, j’ai retenu les expériences, les émotions et les discours véhiculés par les institutions ou les médias.

Les expériences vécues ou rapportées par un tiers jouent un rôle dans la construction de jugements moraux. Par exemple, lors d’une étude menée au Texas, une participante rapportait avoir rencontré un enfant hospitalisé parce qu’il avait contracté la coqueluche. Cette expérience a incité la participante à vacciner son enfant (Smartt Gullion et al, 2008: 406). Par contre, lors de l’éclosion de rougeole au Québec, certains enfants ont contracté la maladie alors qu’ils étaient vaccinés. De ce fait, certains parents ont pu être amenés à remettre en cause la vaccination. Cela illustre de quelle manière l’expérience influence le jugement et le raisonnement (Leask, 2011).

Les émotions doivent être prises en considération (Wroe et al, 2004). En effet, des études ont mis en avant l’existence de «biais d’omission» qui résultent de l’anticipation de la culpabilité, du blâme ou des regrets qui pourraient être liés à des résultats négatifs suite à une action (Wroe et al, 2004). Cette notion, développée par Baron et Ritov, souligne que, pour certains individus, il est plus acceptable de souffrir des effets secondaires d’une maladie, que de souffrir des effets

indésirables provoqués par l’inoculation d’un vaccin (Baron et al, 2004). De plus, il faut noter que la décision de ne pas vacciner est réversible alors que la décision de vacciner ne l’est pas (Serpell et al, 2006). A l’inverse, pour certains parents, les risques de la vaccination sont plus acceptables que les risques d’une maladie évitable par la vaccination. Il s’agit dans ce cas d’un «biais de commission» (Leask et al, 2006).

Les discours véhiculés par les institutions ou les médias jouent également un rôle dans le processus de prise de décision. Parmi les trois sphères identifiées par Zigon, l’une d’elles correspond aux « discours publics de moralité », découlant de la moralité instituée. Or, il ne s’agit pas d’un type de moralité, mais plutôt d’une forme de construction de la morale. Les discours moraux peuvent être véhiculés par le biais des professionnels de la santé, des médias et des documentaires. Le rôle du professionnel de la santé est important dans la prise de décision. Des études soulignent que c’est la recommandation de vacciner émise par leur professionnel de la santé qui influence la décision des parents (Freed et al, 2011, Kennedy et al, 2011). L’étude de Kennedy, menée aux États-Unis, souligne que 81% des parents ayant accepté la vaccination ont été influencés par un professionnel de la santé (Kennedy et al, 2011). De plus, si la télévision et les journaux jouent un rôle important, l’utilisation d’Internet ne peut pas être négligée, car il constitue un moyen de plus en plus utilisé pour obtenir de l’information. Kata précise que 74 % des Américains et 72 % des Canadiens utilisent régulièrement Internet et parmi eux de 75 % à 80 % des utilisateurs font des recherches en lien avec la santé. Environ la moitié d’entre eux (52 %) pense que toutes ou une grande majorité des informations trouvées en ligne sont crédibles (Kata, 2010: 1716). Une autre étude menée par Kata souligne que parmi ceux qui font des recherches en lien avec la santé sur Internet, 16% s’informent sur la vaccination, et parmi eux, 70% affirment avoir été influencés par les renseignements trouvés (Kata, 2012).

Deux sociologues français ont été mandatés par le Conseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies (CGIET) pour savoir si, entre autres, la consultation de sites Internet favorise la construction d’un savoir spécifique (Broca et al, 2011). Leurs conclusions révèlent que certains sites participent à la construction d’ «un savoir profane, pratique, complémentaire

du savoir expert des médecins» (Broca et al, 2011). La vaccination n’échappe pas aux sujets traités sur Internet, et des auteurs ont mené des études sur les messages véhiculés par différents sites. Certaines recherches se sont penchées essentiellement sur une analyse des arguments antivaccinalistes que l’on retrouve sur Internet (Betsch et al, 2010, Kata, 2010, Schmidt et al, 2003). Les résultats d’une de ces études mentionnent que les parents refusant la vaccination se basent plus fréquemment sur des informations obtenues via Internet que les parents acceptant la vaccination (Kata, 2010: 1709). Les raisons principales de non-vaccination résultent d’un questionnement sur la sécurité des vaccins et la confiance quant à l’efficacité de ces derniers (Wilson et al, 2008: 234). Les messages qui remettent en question la vaccination et ceux qui la préconisent cohabitent sur la toile. Par exemple, sur le site Internet du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec on peut lire « Se faire vacciner, c’est s’offrir la meilleure protection contre certaines maladies graves » (Ministère de la Santé et des services sociaux, 2012c). Ainsi, des discours parfois opposés coexistent au sein d’une population. C’est ce que souligne Howell en disant que : «One insight derived from this collection of papers is that it is possible for two or more moral discourses to exist within any one society, each predicated upon a specific kind of sociality » (Howell, 1997: 11). Là encore, dans le cadre d’une étude sur la vaccination, il est important d’effectuer une distinction entre les discours issus des institutions formelles et ceux émanant d’institutions informelles, d’autant plus qu’un certains nombre de ces derniers se positionnent clairement en opposition avec les discours formels.

Ce processus de construction du jugement tient au fait que les différentes moralités ne cessent de s’inter-influencer. Bien qu’il existe une moralité dominante au sein d’une société, telles que les normes et les valeurs véhiculées par les autorités de santé publique, cette moralité instituée peut être remise en question par des moralités séculières. Ainsi, si les discours véhiculés par les autorités de santé publique recommandent de suivre le calendrier de vaccination pour protéger la santé des nourrissons, les mères québécoises peuvent être exposées à des discours contradictoires. Par exemple, certains sites Internet défavorables à la vaccination vont évoquer les dangers des vaccins (Kata, 2010). Ces messages contradictoires vont amener les mères à se poser des questions et, pour certaines, à faire des recherches afin d’être en mesure de prendre leur décision. Cela souligne l’importance d’appréhender l’étude des moralités dans leurs

contextes spécifiques afin de saisir au mieux les méthodes de construction du jugement et du raisonnement.

2.5.1 Les différents comportements envers la vaccination des nourrissons

Les attitudes envers la vaccination peuvent être comprises comme un continuum allant de l’acceptation de la vaccination au refus complet de tous les vaccins, en passant par les parents hésitants (Benin et al, 2006, Burton-Jeangros et al, 2005). Les parents qui acceptent la vaccination sans remise en question, et ceux qui la rejettent totalement s’inscrivent, dans le cadre d’une décision qui a été prise par conformité sociale. Dans le cas de l’acceptation de la vaccination, c’est par conformité à la moralité instituée que la décision a été prise, alors que dans le cadre du refus de la vaccination, c’est par conformité à une moralité séculière. Cela signifie qu’au moment de décider de la vaccination de leurs enfants, les parents n’ont pas hésité et ont basé leur décision sur des devoirs. Il faut noter que la spontanéité des actions ne reflète pas une absence de réflexion, puisque chaque manière d’agir relève de raisons précises. En effet, la morale est issue d’un jugement raisonné qui a donné lieu à « une pondération de l’importance relative accordée à des valeurs et à des normes selon les circonstances» (Massé, 2009a: 33). Dans le cas de ces deux positions, c’est le respect de la norme qui guide la décision : il s’agit d’un raisonnement normatif. Boisvert définit ce dernier comme suit : « On sait que dans ces derniers [les raisonnements normatifs], c’est une autorité qui dicte à l’individu la manière de décider ou d’agir, et que le respect des règles et la crainte de la sanction régulent le comportement» (Boisvert et al, 2003: 26). Bien que cette définition ait été établie pour la gestion publique, elle peut également s’appliquer à d’autres domaines. Dans le cadre de la vaccination, la crainte que l’enfant développe la maladie peut être comprise comme la sanction pour les parents acceptant la vaccination. Pour ceux refusant la vaccination, la crainte de voir diminuer la résistance du système immunitaire de l’enfant peut exprimer la sanction. Ce raisonnement normatif, inscrit dans une moralité, peut être poussé à l’extrême, c'est-à-dire que pour certains individus les valeurs et les normes préconisées par cette moralité prévalent en tout temps. Comme le souligne Katz : «Ironically, however some individuals carry their exercise morality to extremes and suffer major disabilities due to excessive practice of their new «moral code» Jogging, when carried to excess, can become a significant source of both orthopedic injuries and cardiovascular death » (Katz, 1997: 298). Par exemple, pour certains parents, le souci de

protection de l’enfant contre toutes sortes de maladies, va non seulement entraîner la décision de vacciner, mais aussi, pour certains, établir une politique de l’hygiène extrême. D’un autre côté, pour les parents refusant la vaccination, certains vont jusqu'à organiser des soirées varicelles ou bien acheter des objets porteurs du germe de la varicelle pour que leur enfant développe une immunisation naturelle (Politi, 2011). C’est pourquoi, il convient d’identifier la source de l’obligation morale et les normes et les valeurs qui la sous-tendent, et valider la manière dont ces dernières sont pondérées.

La coexistence de plusieurs moralités au sein d’une société implique que différentes normes peuvent guider les comportements des individus. C’est pourquoi face à certaines situations les décisions ne sont pas spontanées, ce que révèlent l’hésitation à la vaccination. Ces situations sont nommées «morality of freedom» par Robbin (Robbins, 2009: 278), ou bien «Moral Breakdown» par Zigon (Zigon, 2007). Comme le précise Gert, bien que la morale guide la décision, elle ne donne pas une seule option pour l’action ce qui implique que certains parents soient hésitants quant à la décision à prendre (Gert, 2004). Ainsi, un dilemme se pose aux individus, c’est-à-dire que face à une décision, différents scénarios sont envisageables, que chacun d’eux est valable même s’ils sont moralement contradictoires. Ce moment peut être caractérisé par le questionnement suivant : « qu’est-ce que je vais faire ? » (Legault, 2010: 75). Certains parents se retrouvent face à un dilemme lorsqu’on leur demande « allez-vous faire vacciner votre enfant ? ». Une décision doit être prise et, comme le mentionne Legault : « Décider, c’est choisir une option permettant de résoudre l’incertitude qui inhibe l’action » (Legault, 2010: 76). Ce moment de questionnement, qui peut être lié au phénomène de l’hésitation à la vaccination, nécessite de la part des parents une prise de décision. Dès lors, il serait intéressant d’identifier le processus de pondération, de hiérarchisation et d’équilibrage des valeurs et des normes que les parents qui hésitent peuvent solliciter. Ce processus leur permettra également de justifier leur décision. Ainsi, comme le souligne Massé, « C’est cette pensée critique, véritable moment qui conduit l’individu à puiser dans ce répertoire de valeurs, de représentations ou de normes pour résoudre les dilemmes éthiques émergeant en situation de rupture » (Massé, 2009a: 33). Deux types de raisonnements peuvent caractériser la décision des parents hésitants. D'un côté, le raisonnement éthique que Boisvert défini comme suit:

Dans une perspective éthique, décider d’agir, c’est tenir compte de soi, de ses valeurs et de son désir (cause première du passage de l’intention à l’action), en les pondérant par l’ensemble des conséquences que cette action pourrait avoir sur soi et sur les autres, délibérant ainsi sur la meilleure conduite à suivre en tant qu’être humain dans une société. Décider en éthique, c’est aussi prendre en compte, les intérêts, les valeurs et les besoins des autres afin que nos actions ne soient pas inéquitables pour l’une ou l’autre des personnes impliquées dans la situation (Boisvert et al, 2003: 32). L’autre type de raisonnement est stratégique et vise une maximisation des résultats. Comme Boisvert le mentionne il peut référer à l’adage bien connu de Machiavel, selon lequel « la fin justifie les moyens » (Boisvert et al, 2003: 67). Dans le cadre de la vaccination, le raisonnement stratégique peut être associé au «free riding» (Baertschi, 2002). Les «free-rider» seraient les parents qui refusent la vaccination en ayant pour objectif de profiter de la couverture vaccinale sans prendre les risques liés aux vaccins. Il convient tout de même de noter que cette position est théorique et qu’il est probablement très rare que des parents refuse la vaccination dans l’unique intention de bénéficier de la couverture vaccinale. L’identification des types de raisonnement sollicités lors de la prise de décision morale peut permettre de distinguer la hiérarchisation et la pondération des valeurs et des normes.

2.6 Le concept de risque