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Cette section a pour objet d’offrir une lecture des effets de la mondialisation afin d’analyser comment cette dernière reconfigure l’État national (est-ce qu’elle conduit à son déclin ?) et quel est son impact sur les villes (pourquoi les villes deviennent-elles importantes ?). En faisant appel à la littérature en économie politique sur le rééchelonnement de l’État, notamment les travaux de N. Brenner (Brenner 2004a; Brenner 2004b; Brenner 1998), il est possible de soutenir que la mondialisation a induit un processus de rééchelonnement de l’État au cours duquel la primauté de l’échelle nationale de régulation politico-économique est remise en question au profit des échelles des grandes régions urbaines. Toutefois, ceci n’a pas pour conséquence un déclin des capacités de régulation de l’État national.

3.1 Une importance croissante de la ville dans la littérature

De nombreux auteurs ont montré que les formes de régulation politico- économique construites dans l’après Deuxième Guerre mondiale autour de la primauté de l’échelle nationale sont entrées en crise à partir des années 1970 (Jessop 2002 : 174- 178; Brenner 2004b : 464; Brenner 2004a : 161; Jenson 1995 : 101-2). Cette crise a ouvert un espace de contestation et de redéfinition de la hiérarchie inter-scalaire qui privilégiait l’échelle nationale de régulation politico-économique (Brenner 2004a : 174; Jessop 2002 : 179-181). La revue de la littérature suivante a pour objectif de montrer que les villes sont conçues comme les nouveaux territoires stratégiques dans un contexte de mondialisation, à la fois d’un point de vue économique et politique.

D’un point de vue économique, les travaux précurseurs de J. Friedmann (1986) ont conduit à la formation de « l’hypothèse de la ville mondiale » (« world city hypothesis »). Leur apport est de lier les caractéristiques et l’évolution des villes « mondiales » aux changements du capitalisme international. L’émergence de ces dernières et les changements qui les affectent se comprennent, pour paraphraser J. Friedmann, dans le contexte d’une nouvelle forme d’organisation de la division internationale du travail (Friedmann 1986 : 69). Selon N. Brenner, cette littérature a

permis de montrer que l’organisation du capitalisme mondial se modifie dans la mesure où ce sont les villes et non plus les territoires nationaux des États qui en sont les unités géographiques fondamentales (Brenner 1998 : 4).

Cet argument est, par exemple, à la base des analyses sur les « villes globales ». Certains auteurs prennent pour point de départ les transformations de l’économie liées aux nouvelles technologies de l’information pour analyser l’émergence des nouvelles formes urbaines et notamment des villes globales (Sassen 1996; Castells 1998 : 427- 435).

Cette place croissante des villes au sein du capitalisme mondial est notée par de nombreux autres auteurs, notamment pour des raisons liées aux changements de l’économie. L’une des caractéristiques du capitalisme actuel est en effet qu’il repose sur une économie de l’innovation (Simmies 2001a : 41). Dans ce contexte, les villes sont importantes, car elles constituent des lieux générant de l’innovation économique (Florida 2004 : chapitre 12; Simmies 2001b). La compétition entre les villes est forte, et chacune doit compter avec ses avantages comparatifs. Une littérature par exemple décrit les paramètres de cette compétition interurbaine (Porter 2003; Simmies 2001b; Florida 2005). Pour résumer, la mondialisation a eu pour effet de faire émerger les villes comme des territoires stratégiques majeurs du point de vue économique (Bradford 2002 : 1).

Les villes, ou les métropoles, sont également conçues comme des territoires éminemment politiques en lien avec les recompositions actuelles de l’État et des politiques publiques (Jouve et Lefèvre 1999b; Le Galès 2003; Jouve et Booth 2004; Négrier 2005). Si la littérature s’accorde sur l’importance actuelle des villes, les auteurs ont différentes lectures de ce que cela signifie en termes de recomposition des États. Certains privilégient une analyse en termes de « gouvernance urbaine » (Le Galès 1995; Le Galès 2003). Pour P. Le Galès, la sociologie de la gouvernance « s’inscrit dans une réflexion qui tente d’intégrer les transformations intervenues sur les plans économiques, politiques, sociaux à différentes échelles tout en privilégiant une entrée par l’échelon territorial » (Le Galès 2003 : 29). Selon cet auteur, la notion de gouvernance permet de faire sortir l’analyse d’un cadre « statonational » sur lequel elle reposait :

« Depuis la fin du XIXème siècle, mais plus précisément depuis la seconde guerre mondiale, nos analyses du politique étaient fondamentalement nationales et liées à l’État. L’intérêt aujourd’hui pour ces questions de gouvernance découle bien d’une transformation de l’État et des modes de régulation politique qui s’y rattachaient » (Le Galès 2003 : 35).

Pour P. Le Galès, les transformations que connaît l’État aujourd’hui se traduisent par son « érosion » (Le Galès 2003 : 375). L’utilisation de la notion de gouvernance urbaine est donc liée avec l’idée d’un déclin des capacités des États à réguler la vie sociale, économique et politique dans les villes (Jouve 2003 : 76).

Pour autant, l’idée de l’importance politique des villes ne va pas forcément de pair avec celle d’un déclin de l’État ou de son érosion dans un contexte de mondialisation. Certains auteurs, tels B. Jouve et C. Lefèvre, critiquent l’utilisation de la notion de « gouvernance urbaine » et privilégient plutôt une analyse en termes de « gouvernement urbain » qui leur permet d’affirmer que les États « constituent toujours un lieu essentiel du politique » (Jouve et Lefèvre 1999a : 852). Selon eux, « si l’on s’intéresse à l’évolution récente des relations intergouvernementales (…), l’État apparaît, si ce n’est central, du moins incontournable (…) » (Jouve et Lefèvre 1999b : 31). D’autres travaux adoptent une perspective faisant référence à l’idée « d’échelle », pour montrer la persistance de l’importance de l’État dans la régulation des territoires locaux (Bherer et al. 2005). Cette piste est celle retenue dans la thèse.

Ainsi, l’importance des villes n’est pas forcément conceptuellement liée à une disparition de l’État. Si l’État ne disparaît pas, comment, alors, théoriser sa recomposition ?

3.2 Le rééchelonnement de l’État

Les travaux de J. Friedmann (1986) soutiennent que la mondialisation a pour impact une diminution des capacités de l’État national à réguler son territoire, et surtout les villes mondiales, étant donnée leur forte intrication dans l’organisation du capitalisme mondial. Selon N. Brenner, cette littérature est critiquable dans la mesure où elle emploie une approche réifiée de l’État en raisonnant à partir d’une conception du type « jeu à somme nulle » des effets de la mondialisation :

« Despite their concern to analyze the changing interconnections between urban-scale and world- scale processes, most world cities researchers have neglected the role of state-scale transformations in the current round of globalization, including reconfigurations of the state itself as an institutional, regulatory and territorial precondition for accelerated world-scale capital

accumulation. World cities research has generally presupposed a ‘zero-sum’ conception of spatial scale which leads to an emphasis on the declining power of the territorial state in an age of intensified globalization: the state scale is said to contract as the global scale expands » (Brenner 1998 : 3).

L’idée générale des travaux de N. Brenner est que le rééchelonnement de l’État national est une réponse stratégique de ce dernier afin d’accroître la compétitivité des régions urbaines majeures dans le capitalisme mondial (Brenner 1998 : 21; Brenner 2004a : 3). Dans cette perspective, l’État national est toujours un acteur majeur de la régulation politico-économique à toutes les échelles7 :

«[this perspective] underscores the continued importance of spatially reconfigured national state institutions as major animateurs and mediators of political-economic restructuring at all geographical scales. (…) National state institutions continue to play key roles in formulating, implementing, coordinating, and supervising urban policy initiatives, even as the primacy of the national scale of political-economic life is decentered (…) As deployed here, therefore, the notion of state rescaling is intended to characterize the transformed form of (national) statehood under contemporary capitalism, not to imply its erosion, withering or demise » (Brenner 2004a : 3-4, nous soulignons).

N. Brenner est à la fois inspiré par les travaux des géographes sur les échelles (tel J. Agnew) et par les travaux d’auteurs marxistes (tel H. Lefebvre) et en économie politique (B. Jessop). La combinaison de ces diverses influences lui permet de mener une analyse dynamique des mutations spatiales de l’État contemporain.

N. Brenner analyse ces dernières en introduisant les concepts de projets spatiaux d’État8 (« state spatial projects ») et stratégies spatiales d’État (« state spatial

stratégies »). Il soutient que les projets spatiaux d’État correspondent à une organisation scalaire et territoriale de l’État : « State spatial projects emerge as attempts to differentiate or integrate state institutions and policy regimes across geographical scales and among different locations within the state’s territory » (Brenner 2004a : 91). Les stratégies spatiales d’État concernent, pour leur part, les capacités de l’État à structurer, au travers de différents instruments et politiques, l’organisation scalaire et territoriale de l’économie et des luttes socio-politiques (Brenner 2004a : 91).

L’ère keynésienne était porteuse de rapports sociaux et de luttes socio-politiques particulières qui ont induit des projets spatiaux d’État et des stratégies spatiales d’État

7 Ceci signifie que lors des processus de rééchelonnement de l’État, l’État national se recompose à

l’échelle locale en se reconfigurant spatialement. Nous verrons plus loin que cette reconfiguration se déroule au travers de la combinaison des processus de décentralisation et de déconcentration. L’État national se compose donc de l’État central et des échelons locaux de l’État, ou État déconcentré.

liés à la géographie du capitalisme de cette époque. Le régime fordiste-keynésien organisait ses politiques à l’échelle nationale (Jenson 1995 : 102-3; Jessop 2002 : 178). L’État menait des politiques de distribution des activités socio-politiques qui privilégiaient donc l’échelle nationale et les opérations de régulation étaient centralisées (Brenner 2004a : 114-71). La globalisation économique et la crise du régime fordiste- keynésien, en changeant la géographie du capitalisme, ont également modifié les rapports de force et donc l’articulation scalaire et territoriale des projets et stratégies d’État, qui s’est rééchelonné.

L’hypothèse centrale de l’ouvrage de N. Brenner (2004a) sur lequel nous nous basons est que l’on est passé de ce régime fordiste à un nouveau régime, « rescaled competition state regime » (RCSR), porteur de nouveaux arrangements institutionnels qui se caractérisent par la mise en place de « politiques urbaines liées au lieu » (« urban locational policies ») cherchant à améliorer la compétitivité des villes régions (« city- regions ») les plus performantes. Ce passage du régime fordiste au RCSR s’est accompagné du rééchelonnement de l’État. Ceci se traduit en premier lieu par une modification des projets spatiaux d’État incluant la décentralisation et la mise en place d’arrangements administratifs adaptés à des territoires particuliers en fonction de leurs caractéristiques (réformes de métropolisation par exemple). En second lieu, le rééchelonnement de l’État se caractérise, selon l’auteur, par une modification des stratégies spatiales d’État, organisant la distribution des activités politico-économiques à plusieurs échelles spatiales et leur spécialisation sur certains territoires, en fonction de leurs caractéristiques (Brenner 2004a : 107).

Ces idées sont très pertinentes car elles permettent de saisir une vision de l’évolution de la structure et des politiques de l’État contemporain dans un contexte de mondialisation. La section suivante propose une façon d’intégrer ces analyses dans le développement d’une hypothèse sur la reconfiguration de la citoyenneté. Nous y développerons un cadre théorique susceptible d’apporter une définition plus précise du rééchelonnement de l’État.

4. PROBLÉMATIQUE, HYPOTHÈSE DU RÉÉCHELONNEMENT DE LA