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2 - Les modalités de la mise en œuvre de la théorie classique

Les modalités de la mise en œuvre de la théorie classique impliquent le respect de certaines règles et conditions impératives par les États et les personnes privées malgré l’existence de nombreuses difficultés d’un point de vue pratique.

Lorsqu’un État souhaite exercer son propre droit, cela amène à deux conséquences juridiques considérables. D’un coté, dans l’hypothèse où l’État subit lui-même le préjudice médiat causé par l’État offenseur, il reste totalement libre de présenter une réclamation ou non, ce qui lui permet d’entrer éventuellement en conflit avec l’autre État ou de refuser la protection de son ressortissant. La décision de l’État est délicate car il est obligé d’apprécier l’efficacité de ce moyen juridique dans un contexte large qui tient compte dans le domaine international de l’ensemble des intérêts impliqués et pas seulement des intérêts privés des personnes en cause. Cette situation est fort préjudiciable pour les personnes privées car il est

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Emmerich de Vattel formulait cette fiction, au XVIIIème siècle, dans les mots suivants : « Quiconque traite mal un citoyen, offense indirectement l’État, qui doit protéger ce citoyen. Le souverain de celui-ci doit venger son injure, obliger, s’il le peut, l’agresseur pour une entière réparation, ou le punir, puisque autrement le citoyen n’obtiendrait point la grande fin de l’association civile, qui est la sûreté ». VATTEL (E.), Le droit des gens, nouvelle éd., vol. 1, Paris, Janet et Cotelle, 1820, pp. 290-291.

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difficile de convaincre leur État de nationalité de privilégier dans une certaine mesure l’intérêt privé par rapport à l’intérêt public.

Par ailleurs, la Cour internationale de justice a eu l’opportunité de se prononcer sur ce sujet en disant : « L’État possède à cet égard un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice peut dépendre de considérations, d’ordre politique notamment, étrangères au cas d’espèce. Sa demande n’étant pas identique à celle du particulier ou de la société dont il épouse la cause, l’État jouit d’une liberté d’action totale »83

. Cette position confirme donc la préservation de cette liberté en faveur des États, qui sont évidemment entièrement souverains.

Si un État décide d’intervenir, la situation devient avantageuse pour les personnes privées car il va situer le différend dans un cadre plus large de ses relations internationales et du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Ainsi, la mise en œuvre de la théorie de la protection diplomatique suppose une certaine politisation du différend84. Deuxièmement, l’intervention de l’État peut être plus efficace et mieux prise au sérieux qu’un simple opérateur privé faiblement protégée. De plus, l’application du droit au niveau international révèle les pressions politiques et les moyens de coercitions efficaces que seul un État libre et souverain peut utiliser, vu l’absence d’une force de police mondiale85

.

L’idée consiste donc à encourager les personnes privées à faire valoir leur droit dans ce contexte international en leur permettant de dresser une réclamation et demander l’aide de leur État d’origine lorsqu’elles sont victimes d’un dommage. L’État, sous réserve de leur appréciation souveraine, a le devoir d’engager la responsabilité internationale de l’État offenseur. En l’absence d’un processus interne spécifique déclenchant l’établissement d’une réclamation internationale au ministère des affaires extérieures d’un État, l’interpellation de l’État de nationalité se fait selon la pratique suivie par celui-ci86

. Quelques États ont déjà

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Affaire de la Barcelona Traction, paragr. 79. Dans cette affaire, le gouvernement belge souhaitait exercer la protection diplomatique envers des actionnaires belges d’une société canadienne, qui avait prétendument subi des préjudices résultant de la défaillance des organes publics espagnols, pendant la guerre civile qui a touché le pays le siècle dernier. La Cour était saisie d’une exception préliminaire présentée par l’Espagne et a rejeté la qualité de la Belgique pour agir devant elle, au motif que le fait internationalement illicite allégué avait été dirigé contre une société non belge. Effectivement, il revenait au Canada d’exercer la protection diplomatique de la société, souverainement et en toute liberté (en l’espèce, le Canada a renoncé à exercer la protection diplomatique). http://www.icj-cij.org/docket/files/50/5387.pdf, consulté le 04/10/2011.

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VISSCHER (C.), Théories et réalités en droit international public, 4ème éd., Paris, Pédone, 1970, pp. 299-300.

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Ceci est encore vrai dans le système commercial multilatéral dans lequel la mise en œuvre des décisions de l’ORD se traduit en dernier recours par l’autorisation des contre-mesures économiques que seul l’État membre de l’OMC pourra exercer.

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Il n’existe pas des systèmes spécifiques au Canada pour simplifier la demande de la protection diplomatique réclamée par une personne privée.

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formalisé ce processus et dans plusieurs législations, la protection diplomatique des personnes privées est devenue impérative dans le droit interne87. Malgré cette obligation prévue dans l’ordre juridique interne, cette avancée n’a pas produit d’effet juridique au niveau international88.

Au fil des années, un développement parallèle de cette pratique a été observé ; en effet, des clauses ont été volontairement insérées dans les contrats pour que les personnes privées renoncent à demander la protection diplomatique de leur État de nationalité, dans la situation d’un différend les opposant à l’État avec lequel elles avaient conclu un contrat. Ces clauses

constituent malheureusement un pas en arrière et portent le nom d’un juriste argentin « Calvo », contribuant à restreindre les interventions abusives des puissances occidentales

dans les affaires intérieures des États latino-américains89. Pourtant, leur validité était un sujet controversé, car juridiquement parlant, elles ne produisaient aucun effet juridique à l’échelle internationale, puisqu’aucune personne ne saurait renoncer à un droit dont elle ne jouit pas encore. Mais le droit d’exercer la protection diplomatique appartient en vérité à son État de nationalité90 ; par conséquent ces clauses ne sont pas donc valables et sont réputées inexistantes.

En exerçant la protection diplomatique, l’obligation de réparation de l’État offensif n’est pas due à la personne privée victime de l’abus mais plutôt à son État de nationalité. Cette fiction juridique atteint son paroxysme91, puisque le préjudice subi par la personne privée sert évidemment de repères pour mesurer le préjudice médiat subi par son État. Or, il convient de rappeler que l’État de la nationalité n’est pas, conformément au droit international, obligé d’accepter une forme exacte de réparation. Il s’octroie toute la liberté de choisir la restitution, l’indemnisation ou même la satisfaction et même lorsque l’État touchera une indemnisation financière il ne sera pas forcé de verser cette somme à la personne privée victime. Pourtant, certains États ont élaboré dans leurs procédures internes un mécanisme permettant suite à une

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L’exemple classique et unique est celui de l’article 112 de la Constitution allemande de Weimar de 1919. Une telle obligation serait présente dans la Constitution de la Chine, de la Russie et de certains pays de l’Europe de l’Est, toutefois elle est considérée comme étant un devoir moral plutôt qu’une véritable obligation juridique. (ROUSSEAU (Ch.), Droit International Public, 11ème éd., Paris, Dalloz, 1987, p. 116).

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Affaire de la Barcelona Traction, Op.cit, paragr. 78.

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SCHULÉ (D.), le droit d’accès des particulières aux juridictions internationales, op. cit., pp. 24-30.

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GARCIA AMADOR (F. V.), « La responsabilité de l’État » (Doc. NU A/CN.4/96), Annuaire de la

Commission du Droit International, vol. 2, New York, 1956, pp. 207-208.

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Car la personne privée est la cause de l’ouverture du litige ; en plus elle n’est pas certaine d’être indemnisé par son propre État.

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indemnisation forfaitaire92, de remettre aux personnes privées les sommes obtenues en réparation du préjudice. Bien que ces règles internes ne produisent pas d’effets juridiques sur le plan international, cette existence reflète une volonté croissante d’élargir la place des personnes privées dans les règlements des différends internationaux et une application optimale de la théorie de la protection diplomatique.

Les conditions de l’application de la théorie de la protection diplomatique peuvent être regroupées en trois points : le lien de nationalité, l’épuisement des recours internes et les mains propres.

En premier lieu, la nationalité de la personne privée constitue l’élément fondamental de la théorie de la protection diplomatique. D’ailleurs, la conformité aux règles d’attribution de la nationalité des réclamations est exigée quant à la recevabilité de l’invocation de la responsabilité de l’État. Pourtant, l’application sur le terrain et les règles d’attribution de la nationalité peuvent dépasser le cadre stricto sensu de la théorie. En fait, les règles d’attribution de la nationalité concernant les personnes morales et mêmes physiques sont nécessaires pour la mise en œuvre de la théorie. En effet, ces normes d’opposabilité de la nationalité aux États sont intéressantes, particulièrement lorsqu’il s’agit des cas de double nationalité, ou dans le cas de sociétés possédées par des personnes ayant des nationalités différentes93.

En deuxième lieu, l’épuisement des recours internes, qui joue un rôle important dans le domaine du droit international, signifie que la personne doit exercer tous les recours efficaces envisageables prévus par le droit interne de l’État offenseur avant que son État de nationalité puisse exercer la protection diplomatique contre l’autre État. Cette exigence est stipulée dans la codification de la CDI sur le droit international de la responsabilité de l’État comme étant

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Concernant le Canada, un tel régime interne a été mis en œuvre par le gouvernement fédéral, pour garantir la redistribution des indemnités reçues d’État responsables en droit international. De plus, les personnes privées canadiennes ont l’opportunité de faire valoir leur réclamation auprès d’un organe quasi-judiciaire, appelée la Commission des réclamations étrangères qui est chargée de faire un rapport au gouvernement fédéral sur les suites à leur donner. Bien que ce mécanisme ne donne pas un droit à une indemnisation pour les personnes privées, sa mise en ouvre a servi à neutraliser complètement le caractère discrétionnaire de la décision du gouvernement. ARBOUR (j.-M.), Droit international public, 4ème éd., Cowansville (Québec), Yvon Blais, 2002, p. 540.

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STERN (B.), « La protection diplomatique des investissements internationaux : de Barcelona Traction à Elettronica Sicula ou les glissements progressifs de l’analyse », JDI, 1990, p. 897.

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une condition de recevabilité de l’engagement de la responsabilité de l’État offenseur par l’État de nationalité94

.

En troisième lieu, la condition d’application de la théorie de la protection diplomatique implique que la personne privée doit avoir les « mains propres », ce qui signifie qu’elle n’a pas contribué à la réalisation du préjudice. Cependant certains auteurs affirment que cette condition n’est pas véritablement autonome95

, car elle devrait être attachée à la question du lien de casualité entre le préjudice subi et le fait internationalement illégal. Concrètement, la personne privée victime du dommage doit avoir une conduite correcte car quand elle agit mal, elle doit s’attendre à subir un préjudice et par conséquent elle ne pourra pas demander la protection diplomatique.

Malgré ces nombreuses avancées, on distingue des signes de paradoxe dans le système juridique international par rapport aux personnes privées victimes d’un préjudice causé par un État offenseur, car même si elles sont au cœur du différend entre les deux États, elles sont totalement absentes au niveau juridique, leur rôle reste donc secondaire voire marginal. De plus et malgré les esprits prometteurs que cette théorie ouvre, plusieurs lacunes ont entravé son application (B).

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