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Le modèle de l’activité « artisane » : un succès ?

Dans le document Les intermittents du travail (Page 196-200)

CONCLUSION DE LA SECTION

L ’ EXPERIENCE DE CHERCHEUR OBSERVATEUR PARTICIPANT

7.2. Le modèle de l’activité « artisane » : un succès ?

« Le plaisir au travail est lié à l’action, mais pas à n’importe quelle action : celle que la personne puisse reconnaître comme sienne, qui réponde à ses valeurs, son idéal, dans laquelle elle se sente responsable et autonome, qui réponde au double-enjeu de la relation au travail : trouver du sens à cette action et en tirer une double reconnaissance à la fois à ses propres yeux (en termes d’image de soi) et aux yeux des autres. »

Dominique Lhuilier, 2006c., p.277

Les projets que nous venons d’évoquer confirment l’idée d’un plaisir au travail qui serait, comme l’indique Dominique Lhuilier, lié à l’action vitaliste, i.e. celle en laquelle le sujet s’y reconnaît et par laquelle il se sent reconnu par autrui. L’objet de cette partie est d’interroger les éléments qui pourraient soutenir cette action vitaliste : dans la lignée des conclusions des psychopathologues et cliniciens du travail sur la créativité comme source de santé (cf. ch. 2.2.), la première hypothèse serait que ces projets permettraient à l’individu d’exploiter au mieux son potentiel créatif et donc de se sentir en meilleure santé (ch. 7.2.1.), la deuxième serait que l’intermittent, en tant qu’Un et partie d’un Tout (le groupe informel et inconscient qu’il forme avec les autres intermittents du travail), se sent aux prises avec une institution plus grande et qui lui ressemble – une carrière au sens Beckerien du terme (ch. 7.2.2.). La troisième hypothèse, enfin, serait un pied de nez que l’intermittent aurait fait à la problématique de la double-reconnaissance : pour évacuer la possibilité d’une nouvelle déception sur ce point, les intermittents auraient autofécondé une nouvelle logique de la reconnaissance sur la base de leur système de valeurs, mettant ainsi toutes les chances de leur côté pour accéder au sommet (ch. 7.2.3.).

7.2.1. L’offensive créative

Les divers projets présentés pourraient se lire comme des exemples de progressions, plus ou moins réussies, vers une créativité que je qualifierai, en m’appuyant sur la notion de créativité telle que l’a développée Winnicott, d’ « offensive » : une créativité qui ne nie pas l’existant et l’expérience accumulée mais qui prend appui sur elle pour produire du nouveau :

Fabienne (E4) : J'ai l'impression d'être dans les rails sans l'être. Je n’ai pas complètement laissé de côté

mon passé mais je l'ai aménagé pour le rendre plus vivable. Même si cet aménagement est davantage dû au hasard des rencontres qu'à ma volonté, je serai morte si j'étais restée là-bas. Il fallait que je change.

J’ai tenté, à travers le tableau ci-dessous, de dresser une synthèse de ce travail créatif. Il s’agit, dans la logique Winnicottienne, d’analyser les différents rapports créatifs que l’individu a entretenus avec l’ « objet » travail, tout au long de son parcours professionnel, depuis son expérience dans l’entreprise stimulacre, jusqu’à aujourd’hui.

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Illustration 28 - Les différentes phases de la créativité au travail

Rappelons que, selon Winnicott166, la créativité « n’est pas la capacité de créer une œuvre,

c’est celle de vivre de façon créative une vie pleine de sens. C’est la vitalité au service de la construction de soi-même. » (Anzieu-Premmereur, 2011). Ainsi, ce qui intéresse Winnicott

dans notion de créativité, c’est moins le produit final en soi que son processus de construction, i.e. le travail de création, « l’apparition, la constitution et la solidité de l’expérience d’être

soi, vivant et pleinement confiant dans cette source de vitalité » (Anzieu-Premmereur, 2011).

L’expérience réelle et nouvelle avec l’objet, ici le travail, serait, selon lui, thérapeutique. En ce sens, nous pourrions dire que les intermittents, à travers les initiatives en cours dont je viens de faire mention, sont en plein travail créatif. Leurs retours d’expérience le montrent : pour la plupart, le plaisir et la rencontre avec-soi ne résident pas dans le fruit de ce travail, mais dans le travail même. Il me semble alors possible de parler ici d’exercice de créativité offensive, comme l’issue la plus vitaliste à l’action créatrice : en visant la transformation du réel, l’individu se transforme lui-même et donne un sens à sa vie.

De la sorte, les actes de résistance dont l’individu a fait preuve dans l’entreprise « stimulacre » portaient peut-être en germe un travail créatif. Mais ce travail ne visait pas là la vie créative et la construction de soi. Il visait la survie et la non-destruction de soi. C’est donc une créativité que j’ai qualifiée de « défensive ». La visée est avant-tout celle de rendre supportable un réel qui ne l’était pas ou plus.

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Entre ce type de créativité et la créativité « offensive », l’expérience des intermittents nous a révélé, pendant la phase transitoire d’appropriation du modèle, une autre forme de travail créatif, qui est davantage tournée vers la construction de soi et de sens que la précédente, mais qui n’en assume pas encore la potentialité – i.e. le pouvoir être -, d’un soi véritable. L’intermittent va alors, dans cette phase, travailler de façon créative en réaction à un contexte qu’il vient de quitter et par rapport à un nouveau donné – la côte Sud landaise et le collectif des intermittents auquel il va se joindre, sans chercher à transformer véritablement ce donné. Ce serait ici plus une créativité réactionnelle, que je propose de qualifier de « transitionnelle », et dont les fonctions premières seraient pour l’individu d’affronter la destruction de son ancien soi, et de s’adapter à un nouveau contexte, plus propice à la construction d’un nouveau soi, sans pour autant encore chercher cette construction.

Il est cependant frappant de constater que beaucoup d’idées à la base de ces nouveaux projets sont des transpositions d’activités déjà bien en vogue dans les grandes villes, légèrement redessinées à « la sauce intermittente ». Entre autres exemples, on peut citer le salon de thé/boudoir/friperie de Chloé, qui surfe sur la mode du vintage et du old-school, ou encore les deux cas de bars-tapas créés par des intermittents et qui mettent en avant la « bonne franquette », le « comme à la maison », la convivialité autour de mets et de vins simples mais bons, autant de concepts pas franchement nouveaux, juste dans l’air du temps… Ainsi, en accord avec la notion Winnicottienne de la créativité, c’est bien moins l’œuvre réalisée qui est nouvelle, que le processus de vie qui a permis d’aboutir à ce résultat, et la façon de vivre aujourd’hui ce résultat. On a vue pourtant que les composantes centrales du travail idéal recherchées par les intermittents y sont bien rassemblées. Si la façade a un léger goût de « déjà vu », la cuisine qu’ils y font à l’intérieur est tout à fait nouvelle : a-t-on déjà vu ailleurs un restaurant qui afficherait en plein cœur de la saison et à l’heure de l’apéro, une pancarte « le restaurant est fermé jusqu’au coucher de soleil. Nous remercions notre aimable clientèle

de bien vouloir retarder l’heure de l’apéro et de profiter, en attendant, des conditions exceptionnelles de surf qui touchent notre côte en ce moment même » (sic) ?

Pour approfondir l’analyse et toujours en nous référant aux travaux de Winnicott, nous proposons plusieurs hypothèses explicatives quant à l’émergence de cette phase de créativité « offensive ». En effet, il y aurait, selon Winnicott, deux facteurs essentiels au développement de cette créativité « offensive ». Le premier serait que la désacralisation et la haine d’un objet idéalisé aide à s’en séparer : « C’est la pulsion de destruction qui créé la qualité d’extériorité.

Cette caractéristique d’être toujours en train d’être détruit fait que la réalité de l’objet qui survit est ressentie comme telle, rehausse la tonalité de ce ressenti et contribue à donner l’impression de la constance de l’objet. L’objet peut maintenant être utilisé. » (Winnicott, cité

par Anzieu-Premmereur, 2011). Le second serait la présence incontournable de deux figures : celle du père – fixateur de limites et de sanctions, et celle de la mère-refuge. Le rôle du père « fort » permettrait en effet de préserver l’impulsivité et la spontanéité du sujet. Celui de la mère-refuge lui permettrait de se sentir protégé et soutenu, pour aller en toute confiance vers l’exploration de nouveaux possibles.

Il n’est peut-être pas besoin de revenir sur le premier facteur : nous avons montré comment le modèle transitoire d’abord, mais aussi les nouvelles initiatives attestant d’un niveau supérieur de créativité, se sont construits d’abord en opposition par rapport à l’objet initial, le travail dans l’entreprise « stimulacre », qu’ils ont sans aucun doute haï à un moment de leur vie et assimilé un peu rapidement à l’objet « travail ». C’est de ce processus de dés-idéalisation, puis de rejet de l’objet travail, que leur est progressivement réapparu la nécessité vitale de cet objet, et le désir de le reconstruire de façon nouvelle et qui fait sens pour eux.

Si l’on s’intéresse maintenant au second facteur, il pourrait effectivement y voir eu intervention des deux figures symboliques du père et de la mère dans l’expérience. La figure

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du père-fort pourrait s’incarner à travers le collectif des intermittents : on l’a vu, un certain nombre de règles régissent la vie du collectif et y déroger serait prendre le risque de s’en faire exclure. Le collectif, indéniablement, fixe les limites de ce que l’intermittent peut faire ou ne pas faire au travail et dans sa vie tout court. D’un autre côté, la « foi » partagée en une force vitaliste qui les anime et les pousse à agir permettrait par ailleurs de ne pas empêcher le travail créatif mais au contraire d’en « préserver sa spontanéité ». La figure de la mère-refuge se trouverait plus incarnée dans ce contexte Sud landais, ce territoire, espace transitionnel aux caractéristiques singulières et qui permettrait à l’individu d’expérimenter différentes modalités possibles du soi, sans craindre les jugements-sanction.

Au-delà de ces deux facteurs, l’atonie économique du territoire landais (cf. ch.1.2.) pourrait jouer un rôle dans l’émergence de cette créativité offensive. Lors de son arrivée sur le territoire landais, l’intermittent a vite compris qu’il n’y avait rien pour lui, i.e. peu d’opportunités professionnelles « à sa hauteur ». Ainsi, s’il voulait faire quelque chose de « grand » de sa vie, il n’avait pas d’autre choix que de créer ce nouveau contexte. On peut supposer que, s’il y avait eu plus d’opportunités économiques, l’individu serait retourné dans un certain confort – en changeant simplement d’entreprise et de lieu de vie – un acte de résistance « decaf » (Contu, 2008) donnant raison aux défenseurs de la sorte de route temporaire, de la brebis égarée qui retrouve le chemin de la raison. Mais le fait est que sans bergerie à l’horizon, la brebis n’a d’autres choix que, soit de rester égarée, soit de chercher à en reconstruire une. C’est, de façon imagée, ce qui pourrait s’être passé ici.

7.2.2. Une nouvelle « carrière » (Becker, 1963) en action ?

« Cette double rythmicité, fort et faible167, reflète aussi les variations

inhérentes à chaque individu, cela par rapport à lui-même, par rapport à

l'ondulation des plis multiples qui le forment, le forgent (le

« fluctifiant »/fructifiant à la longue, ou inversement le rigidifiant !), Par rapport à l'autre, c'est autrui qui le dévisage/envisage, par rapport au collectif où il est bon, facile de se fondre, de se perdre, comme utile et énergique de se révolter contre… Et se connaître, plus qu'une affaire d'identité à constituer, à aligner, c'est entendre le mouvement de série, inhérent au fait d'agir et de subir, et réciproquement. »

Gibus De Soultrait, 2013, p.21

Nous avons vu que l’intermittent cherche à se définir et à être défini par l’ensemble de ses activités et plus seulement par le travail. Cependant, pour ne plus souffrir de ce clivage du moi, entre moi-professionnel et moi-personnel, il s’efforce d’appliquer la même philosophie de vie dans toutes les sphères d’activités au sein desquelles il évolue, y compris celle du travail. En témoignent certains codes et règles qui cadrent leur vie quotidienne et qui participent à la normalisation des comportements du collectif, aussi bien dans le cadre de la vie privée, que dans la vie au travail. Les trois premières ont déjà été évoquées dans le chapitre précédent :

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Gibus de Soultrait fait écho ici à la théorie de Pascal Michon (2005, in De Soultrait, 2013) qui oppose la notion de « rythmicité forte » - une force qui nous pousse à l’action, à celle de « rythmicité faible » - une force qui nous somme de subir.

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Illustration 29 – Les 8 règles de vie de l’intermittent du travail (sources : travaux préliminaires du chercheur)

On constate, chez les intermittents, une réelle volonté d’harmoniser ces règles-là, censées guider leurs conduites dans la vie en général, au nouveau mode du travailler qu’ils entendent incarner. Cette intention d’harmonisation se traduit sur la sphère travail par la mise en place d’un système de règles informelles qui visent à adresser les lacunes de leur précédente situation. Les intermittents, blessés par le manque de cohésion et de soutien lors de leur première expérience, ont besoin de se sentir évoluer, soutenus et reconnus par un collectif de travail qui leur ressemble, en lieu et place du collectif « factice », au sein duquel ils avaient

L' obligation de plaisir : C’est la première règle gouvernant la vie de l'intermittent. Cette obligation de plaisir passe par la recherche de l'épanouissement individuel immédiat, via un rapport plus authentique à soi, aux autres et à l'environnement. Dans la vie de tous les jours, cela se traduit par une volonté d'abolir toutes les contraintes, d'effectuer au plus vite les corvées (le travail étant la principale) pour dégager le plus de temps possible aux activités épanouissantes (sports de glisse, interactions sociales, musique, sexe).

La règle de la disponibilité totale à l'essentiel : règle qui annule la priorité donnée au travail sur les autres activités. Le travail ne doit plus dicter le rythme de vie de l'intermittent mais c’est l'intermittent qui doit dicter son rythme au travail.

La règle du discours idéal : L'intermittent doit tenir un discours apologétique, de l’ordre de celui-ci-dessus, sur la côte Sud landaise et son choix de vie. L'intermittent qui oserait émettre une critique négative – en public (par contre, certains n'hésitent pas à le faire en privé, sur le mode de la confidence), se verrait de suite asséner d'une trombe de contre-arguments et n'auraient d'autre choix que de se plier à l'opinion générale.

L'interdiction de tout signe extérieur d'ancienne vie : Traduction matérielle du diktat discursif précédent. L'intermittent ne doit plus afficher aucun signe extérieur de richesse, signes trop visibles de son ancienne vie: accessoires de luxe, vêtements de marque, voiture rutilante, mobilier neuf et onéreux, équipements high-tech derniers cris, train de vie bourgeois, i.e. pratiquer des activités sportives, culturelles ou récréatives chères comme jouer au golf (malgré la présence de magnifiques golfs dans le coin, aller à des concerts ou au restaurant « trop » souvent, etc.).

La règle du discours dénigrant : Corollaire de la première, l'intermittent doit tenir un discours dénigrant – de l’ordre de celui-là, sur toutes les caractéristiques de son ancienne vie: la grande ville, sa situation « routinière » stable et établie.

L' injonction de cool-attitude : L'intermittent doit adopter la « cool-attitude » dans sa vie de tous les jours. En terme de comportement, il cherche à marquer de façon radicale la rupture avec son ancienne vie. Son bien le plus précieux étant désormais le temps, il prend le temps de vivre, c'est à dire qu'il ne court plus pour faire les choses. Il préfère faire moins de choses mais prendre bien le temps de les faire. Au niveau de l'apparence

physique, cool-attitude rime avec des vêtements légers, amples, faciles à porter (tongs et boardshort1 l'été,

jogging et tennis l'hiver). Les « valeurs » jamaïcaines déteignent aussi sur les comportements. Le joint, symbole du rasta, symbole du surfeur, tourne aussi de bouches en bouches. Si certains intermittents fumaient déjà avant la rupture, les autres s'y sont convertis à leur arrivée. Le rituel coucher de soleil devant l'océan/au son de la guitare (du reggae ou de la folk musique) /à faire tourner le joint, est commun à tous les intermittents, dès l'arrivée des beaux jours.

La non confusion des genres : l’intermittent du travail doit asseoir son statut social en le protégeant des « agressions extérieures », entendu par « agressions extérieures » les attaques que l’out-group porterait à l’intermittent et au modèle qu’il porte – ou que l’intermittent croit qu’il lui porte.

La recherche de la médiation moindre : règle qui consiste à tenir à l’écart et à se méfier du virtuel en favorisant les relations directes. L’outil n’est pas nié mais doit rester à sa place, qui est celle de tiers-support. Il est là pour aider le sujet à appréhender son objet, ou la part de réel qu’il cherche à comprendre/transformer, mais il ne doit pas se supplanter à lui. Ainsi, l’intermittent se méfie de tous les outils qui auraient prétention à être plus qu’une aide et qui viendrait interférer dans la relation : ils pourraient masquer le réel ou le corrompre. Les objets virtuels, entre autres, sont ceux sur lesquels les intermittents émettent le plus de réserve. Certains orthodoxes refusent toute médiation virtuelle (même le téléphone). La plupart cependant utilisent fréquemment la téléphonie mobile, internet, Facebook, dans une logique instrumentale, pour entrer en contact plus rapidement avec l'autre. La question de la médiation est aussi très présente au niveau des produits culturels – les lectures notamment -, et dans l’Art.

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