• Aucun résultat trouvé

Histoire et fondamentaux du courant clinique en sciences humaines

Dans le document Les intermittents du travail (Page 64-68)

HEURISTIQUES , CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE , SELECTION DE L ’ ECHANTILLON

2.3. Le choix de l’enquête « clinique » : histoire et spécificités de la démarche clinique en psychosociologie du travail

2.3.1. Histoire et fondamentaux du courant clinique en sciences humaines

A l'origine, l'activité clinique (du grec klinê, le lit) est relative au domaine médical. Le médecin se rend au chevet du patient pour observer les manifestations de sa maladie – les “symptômes”, et l’interroger. Cette double entrée sur la souffrance du patient – observation et écoute -, va lui permettre d’aboutir à un diagnostic. Les sciences humaines ont ensuite “recyclé” cette pratique à leur compte pour étudier les groupes non nécessairement “malades” (psychologie sociale clinique), et/ou les individus et collectifs en souffrance (sciences cliniques du travail), et à des fins de recherche, de formation et de transformation : « Depuis

longtemps, la clinique ne définit plus seulement une pratique médicale, elle caractérise des pratiques de psychologie, psychologie sociale, sociologie et, sans être nommée comme telle, des démarches de chercheurs en sciences humaines sortis du laboratoire, à l’écoute des sujets autant ou plus qu’à l’observation des objets. » (Barus-Michel, 2006, p. 313).

Page 64 sur 513

Un peu d’histoire

Sigmund Freud aurait été le premier à employer le terme de "psychologie clinique", dans sa lettre à W. Fliess en janvier 1899. A sa suite, en 1949, Daniel Lagache parle d’une "méthode clinique" et en tente une formalisation, sur la base de trois postulats : un postulat dynamique de la psychè – centre de conflits intra et intersubjectifs, un postulat interactionniste – le sujet est à la fois producteur et produit de la situation dans laquelle il se trouve, en d’autres termes l’effet réciproque du contexte sur le sujet étudié, voire sur le chercheur, n’est jamais neutre et doit être pris en compte dans toute tentative d’interprétation d’une situation donnée ; et enfin un postulat historique – c’est la prise en compte de l’histoire personnelle du sujet dans l’analyse comme étant également et potentiellement un facteur d’explication de la situation examinée. Michel Foucault quant à lui publie en 1972 une approche historique de la clinique sous le titre Naissance de la clinique77, ouvrage qui sert encore de référence à de nombreux

cliniciens aujourd’hui.

Ainsi, aujourd’hui, apparaît dans le champ des Sciences humaines ce que nous pourrions nommer un "courant clinique", et dans lequel on y voit « une approche compréhensive des

situations humaines où le chercheur est un participant discret, le praticien un interlocuteur ou un analyste disponible qui se sont aussi mis en état de recueillir l’expérience, son expression, ses traces, d’en comprendre les sinuosités, d’en guider l’évolution. » (Barus-

Michel, 2006, p.213).

Les fondamentaux de l’enquête clinique

« Plusieurs dizaines d’années de l’exercice de l’enquête sous toutes ses

formes, de l’ethnologie à la sociologie, du questionnaire dit fermé à l’entretien le plus ouvert, m’ont ainsi convaincu que cette pratique ne trouve son expression adéquate ni dans les prescriptions d’une méthodologie souvent plus scientiste que scientifique, ni dans les mises en garde antiscientifiques des mystiques de la fusion affective ».

Pierre Bourdieu, « Comprendre », in La misère du monde, 1993, p. 1390. L’approche clinique en sciences humaines regroupe ses partisans autour de plusieurs postulats fondamentaux.

Premièrement, comme le rappelle Jacqueline Barus-Michel plus haut, et comme ce rapide aperçu historique le montre, la clinique est d’abord une question de « position », de posture. Elle exige du chercheur, de l’intervenant ou du formateur qui s’en réclamerait une certaine manière de penser et de faire la recherche et l’intervention très spécifique. Il s’agit bien, pour ces personnes, de « se mettre en état de recueillir l’expérience ». Cette mise en état peut se « préparer » - le chercheur et l’intervenant peuvent, par leur formation et l’accumulation des expériences, acquérir un certain « sens » de l’enquête clinique (une façon d’observer, d’écouter, de participer discrètement, d’interpréter, de faire parler, etc…) ; mais jamais se « programmer ». Ainsi, si le clinicien ne peut jamais arriver tout à fait neutre de « science » sur un terrain, il doit s’efforcer de mettre celle-ci provisoirement de côté pour se rendre totalement perméable aux éléments de la nouvelle situation qui s’offre à lui – il doit être capable de les voir, de les entendre, de les penser ; possibilité que l’enfermement dans des carcans théoriques et/ou méthodologiques pourrait potentiellement lui retirer : « La recherche

intervention clinique repose de façon privilégiée sur la relation vivante établie entre intervenants chercheurs et interlocuteurs participants, travailleurs et répondants. Il y a des différences de statut et de rôles ; mais au départ, il y a un rapport de partenaire où chacun est

77

Cette brève perspective historique sur la genèse de la démarche clinique a été élaborée à partir de l’ouvrage d’Annick Ohayon cité plus haut.

Page 65 sur 513

défini et perçu comme sujet et acteur social. Les rencontres interpersonnelles en dyades ne sont pas exclues, ni les présentations et les discussions en assemblées plus larges, ni d’autres moments de recherche impliquant d’autres techniques ou méthodes. ». (Rhéaume, 2010,

p.175).

Ainsi la question de l’implication du chercheur est un thème souvent discuté par les théoriciens des méthodes cliniques (ex : Hughes, 1997; Lapassade, 2006; Amado, 2006) – partant de la thèse maîtresse de Devereux (1970) selon laquelle l’objet étudié n’est jamais totalement extérieur au sujet qui l’observe et qu’il ne sort pas indemne de cette observation, pas plus que l’observateur lui-même. Pour les cliniciens, de manière générale, cette complexité n’est pas problématique mais au contraire la clé de l’analyse. Amado (2006) rappelle qu’étymologiquement, le terme implication renvoie à la notion de subjectivité, d’engagement mais aussi d’inextricabilité, « l’idée d’une complexité dans laquelle on

s’engage et dont on ne peut se défaire [] Voilà qui semble définir, par bien des aspects, la position du psychosociologue : engagé dans la complexité, il court le risque de s’y perdre. Encore conviendrait-il d’ajouter qu’en restant complètement extérieur à cette complexité, il a peu de chance de la saisir » (Amado, 2006, p.367). Comme le remarque Pierre Bourdieu, « si la relation d’enquête se distingue de la plupart des échanges de l’existence ordinaire en ce qu’elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l’affecter) sur les résultats obtenus (…) Ces distorsions, il s’agit de les connaître et de les maîtriser ; et cela dans l’accomplissement même d’une pratique qui peut être réfléchie et méthodique, sans être l’application d’une méthode ou la mise en œuvre d’une réflexion théorique. » (Bourdieu,

1993, p. 1391). Il parle alors de « réflexivité reflexe » pour désigner cette pratique « fondée sur un « métier », un « œil » sociologique » (Bourdieu, op.cit.) et qui consiste à percevoir et prendre en compte, dans l’immédiateté de la relation d’enquête (en cours d’entretien, d’intervention, d’observation, etc…), les effets de la structure sociale dans laquelle il s’accomplit. La psychosociologie du travail préfère parler d’ « autoréflexivité » en ce sens qu’elle porte une attention très particulière à la dimension psychique de ces effets, i.e. les mouvements d’affect subis par le chercheur dans la relation d’enquête et capables d’en orienter le sens, sans pour autant tomber dans un subjectivisme radical et négliger, comme le met en garde Pierre Bourdieu (1993, p.1391, note 2), les effets que les structures sociales « objectives » peuvent exercer sur les interactions et leurs acteurs. Ces effets seront présentés et analysés en profondeur, par rapport à la situation d’enquête présente, dans le chapitre qui suit (ch.3).

Cette exigence de « mise en état » du clinicien doit déboucher ensuite sur une démarche de « co-construction » avec les sujets des condition(s) et produit(s) de l’enquête. Il s’agit, pour le clinicien, d’impliquer dès le démarrage du projet, les sujets sur lequel il porte. Le dispositif n’est pas une prescription du clinicien mais une élaboration collective, processus d’élaboration qui en lui même participe et oriente les produits de l’enquête : le nouveau sens et la nouvelle action portés à la situation sur laquelle il a été demandé au clinicien d’intervenir : « Dès lors il y a un échange, le clinicien ne peut pas se contenter du regard et

de l’observation qui, de fait, réduirait le sujet à l’état d’objet, de chose, il reçoit la demande, il écoute, et sa propre parole reprend la parole sollicitée et recueillie du demandeur, sujet individuel ou social, pour, avec son aide, restituer du sens, non pas plaquer des explications mais co-construire : du sens se reprend dans les ajustements entre les évocations-associations du sujet et les propositions-interprétations du clinicien. A « Ce que je peux vous dire, c’est que… » répond : « Ca pourrait vouloir dire que… », « Est-ce que… ça vous parle ? »… »

(Barus-Michel, 2006, p.314).

Au-delà, ce témoignage nous indique que l’exigence de « co-construction » dépasse la seule « mise en état du clinicien ». Il ne peut en effet y avoir de « co-construction » sans « mise en état des participants» également. Il faut, bien souvent, aider les participants à s’acclimater à ce

Page 66 sur 513

rapport de force de type maître/élève, i.e. entre une personne supposée détenir le savoir et une autre censée le recevoir. La nouvelle relation qu’entend instaurer le clinicien est celle d’égal à égal, chacun des partis étant considéré comme détenteur de savoirs, de compétences, de capacités à faire, potentiellement riches et fertiles, pouvant favoriser par là-même le développement de la situation. Cette « mise en tension des deux partis » exige un effort au moins aussi conséquent de la part des participants que de la part du clinicien. Ils doivent accepter les principes de cette co-construction, mais aussi ses effets : « Les sciences

humaines, et bien sûr la psychosociologie, ont ceci de particulier, qui est à la fois une difficulté et une aide, que le chercheur ou le praticien est à l'image de son objet, le reflète pourrait-on dire : tous deux sont sujets, traversés des mêmes problématiques même s'ils les traitent différemment. Cette position en miroir peut faire que l'un peut se voir en l'autre, se recherche ou se refuse dans cette image et veuille quelque chose pour l'autre. Cela s'appelle implication chez le psychosociologue, résistance ou dépendance chez les autres. Il y a, toujours possible, un soupçon de manipulation qui transformerait la pratique en relation de pouvoir. Le psychosociologue est tenu dans sa méthodologie sinon sa déontologie, de garder cette dimension de l'implication à l'esprit, d'en analyser les motifs et les effets pour qu'ils ne jouent dans sa pratique autrement que pour ressentir ce qui est en jeu pour lui et induit des effets dans la situation (Barus-Michel, à paraître).

Ainsi, s’instaurerait dans l’enquête clinique « dès l’abord, une relation en tension, un vide

pour du sens à venir » (Barus-Michel, op.cit.). Ce vide du sens à venir pourrait paraître

angoissant au clinicien toujours dans l’incertitude de ce qui pourrait, ou ne pourrait pas, advenir. Mais ce dernier a au moins l’avantage de la familiarité. Les participants, quant à eux, ne sont généralement que peu ou pas coutumiers de ce genre d’exercice. Habitués à recevoir la formation et les conseils, plutôt que de les agir, les participants subissent, dès le départ de l’enquête clinique, un premier bouleversement : celui d’un nouveau rôle qu’ils peuvent ne pas vouloir nécessairement avoir, la position de « receveur » étant plus confortable. Ce premier frein levé, ils ont ensuite à accepter d’être ébranlés par les questions, les remarques, d’un clinicien qui ne s’intéressent que peu aux éléments habituellement discutés – le visible, mais davantage à l’invisible.

Il s’agit, dans la position clinique, d’aller, pour les deux partis, sur le terrain de l’inconfort, de prendre des risques : pour le participant, celui du viol potentiel de son intimité, de voir dévoiler ce qu’il aurait aimé tenir secret ; pour le clinicien, celui de saboter son enquête par une posture trop intrusive qui retrancherait de fait les participants dans le discours conventionnel et convenu. Tout y est question d’effort, d’acceptation de l’inconfort, de la mise en tension, mais aussi d’équilibre. Ne pas en faire trop, ne pas en faire assez, des deux côtés le dosage « juste » est à trouver : « Pour le clinicien, le travail du sens est un travail

d’assemblage : relier ce qui se présente dans les discours, sans rapport apparent, dans le désordre ou dans les arrangements trop rationnels, ce qui a été désarticulé, écarté par le refoulement, la méfiance, le mensonge, l’ignorance, le déni ou encore par la contrainte. (…) Il ne s’agit pas, pour le psychosociologue, de gérer dans une logique de la maitrise et de l’efficience, mais de reconnaître, de remettre à disposition les éléments dont la liaison pourra faire du sens avec, toujours, sa part de leurre et de fécondité. » (Barus-Michel, 2006, p.321).

Enfin, est attendu du clinicien une lucidité sur sa condition et sur le statut du savoir/de l’action qu’il est capable de faire émerger. Il doit être capable d’avoir une connaissance suffisante de ce qu’il représente, et pour les sujets, et pour lui-même. Instrument de sa propre recherche, il s’impose à lui-même autant qu’à ses productions un travail d’autoréflexivité pour éviter de tomber dans le « leurre » - l’aveuglement affectif, le trop plein d’engagement affectif auprès des sujets ; ou de passer à côté de la « fécondité » - en se refusant justement de traiter certaines émotions par peur du leurre.

Ainsi, appuyant les propos de Pierre Bourdieu plus haut, Jacqueline Barus-Michel nous rappelle que « la clinique n’est pas l’absence de méthodologie ni de rigueur. Le dispositif

Page 67 sur 513

clinique suppose un effort constant pour maintenir et le contrôle (connaissance et analyse) des éléments introduits dans la situation, et le décalage, le déplacement qui soit tel qu’il permette le transfert et soit suffisant pour provoquer l’émergence de ce qui fait objet de la méconnaissance » (Barus-Michel, 2006, p.318). Ce travail d’autoréflexivité, point central du

travail du clinicien, sera développé théoriquement et discuté plus longuement dans le chapitre suivant, à partir de l’expérience concrète qu’il m’a été donné d’en faire à travers cette recherche.

Dans le document Les intermittents du travail (Page 64-68)