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L’art de faire le plus avec le moins : la « débrouille »

Dans le document Les intermittents du travail (Page 173-176)

CONCLUSION DE LA SECTION

L ’ EXPERIENCE DE CHERCHEUR OBSERVATEUR PARTICIPANT

6.2. Travail, nouvelles découvertes

6.2.1. L’art de faire le plus avec le moins : la « débrouille »

Le choix de l’intermittence du travail exige, de l’intermittent, certains sacrifices sur le plan financier : c’est un prix qui lui semble logique de payer contre sa liberté à disposer de son temps et de son investissement dans le travail comme il le souhaite. Cependant, s’il peut facilement se passer de certains biens de son ancienne vie qui lui apparaissent désormais comme dérisoires et superflus – de « vulgaires signes extérieurs de richesse -, nous avons vu qu’il n’était pas non plus prêt à tout sacrifier. Ce choix d’une certaine précarité ne doit pas se faire au détriment de ses besoins d’essentiel.

Aussi, pour préserver ce niveau de vie qu’il estime « convenable », l’intermittent va souvent avoir besoin de chercher en dehors du travail « officiel », des compléments « officieux ». C’est la « débrouille », comme l’évoquent Maxime et Louis :

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Maxime (E6) : Même à la rue de chez à la rue, Aznavour le dit très bien dans sa chanson « La misère

est moins pénible au soleil ». C'est ça. Ici, même dans la misère, t'es pas dans la misère. T'as le soleil, l'océan, les dunes. […] Quand t'as déjà ça, que tu te débrouilles ensuite pour avoir de quoi vivre un minimum, mais t'es le plus heureux des hommes.

Louis (E8) : Je me débrouille, comme tout le monde quoi !

Pour autant, il ne doit pas tomber dans l’argent facile : ceux qui se rapprocheraient par exemple de certaines personnes pour leur portefeuille – Simon et Ted se sont vus reprocher de ne fréquenter certaines filles que parce qu’elles avaient de l’argent – courent le risque d’un rejet. L’idée de se faire entretenir par un tiers – membre de l’out-group ou aides de l’Etat, constitue en ce sens un interdit absolu. C’est un des points essentiels sur lequel l’intermittent revient souvent : il y voit une des conditions premières de sa distinction vis-à-vis de la population des saisonniers ou de celle d’autres émigrés récents auxquelles on l’amalgame souvent.

Extrait JdB 26 – Note 154, 19/11/2011, Des débouillards, pas des profiteurs Ce complément de revenus se fait à différents niveaux.

Le premier niveau est celui du travail d’appoint – le « travail-à-côté » selon l’expression de Florence Weber (2009) : l’intermittent, expert et/ou passionné dans un certain domaine à-côté du travail va proposer des biens ou des services relatifs à ce domaine, contre rémunération fiduciaire ou en nature, souvent à la discrétion du client et parfois en utilisant les infrastructures de son travail (internet, imprimantes, machines-outils, etc.). C’est le cas de Véronica dans l’extrait ci-dessous qui propose des cours de photographie ou qui met en vente ses plus belles œuvres, c’est le cas de Michel qui compose de beaux objets en bois flotté et qui les vend, c’est encore le cas de Caroline qui donne des cours particuliers aux enfants de ses connaissances, et de nombreux autres encore.

Extrait JdB 27 – Note 188, 6/12/2011, Avec de bonnes combines, tu t’en sors toujours

Dans le même esprit, Vincent et Ted, entre autres, proposent des spectacles sous « prix libre conscient »141, expression préférée par les intermittents à la classique « entrée libre » dans la mesure où, contrairement à celle-ci, celle-là oblige les clients-spectateurs à réfléchir à la fois à la valeur qu’ils prêtent au bien et au travail nécessaire pour le produire. L’intermittent préfère en effet ne pas imposer de prix, laissant au client la liberté de la somme et du mode de rémunération : une manière à la fois de signifier une certaine ouverture démocratique et de constater immédiatement les résultats de son travail. Si les gens les remercient généreusement - même d’un simple sourire -, alors cela veut dire que la qualité était au rendez-vous : ils ont fait du beau travail. Grâce à ce système de donation libre, ces intermittents arrivent bien souvent à dégager un bénéfice sur leur spectacle. Notons par ailleurs que l’intermittent ne veut

Avec de bonnes combines, tu t’en soirs toujours

Veronica : Le SMIC, c’est pas énorme mais avec la photo, ça fait un bon complément. Puis ici, avec 1200

euros, c’est pas Londres, t’en as largement assez. T’apprends à vivre avec moins aussi et tu t’aperçois que finalement tu ne te prives pas des choses qui te tiennent vraiment à cœur. T’arrives toujours à les faire. Tu te débrouilles autrement. Je dirai même que c’est plus excitant, parce que c’est à toi de trouver les bonnes combines.

Des débrouillards, pas des profiteurs

Caroline : Nous, on veut pas toucher les Assedics. On veut montrer qu’on peut survivre aux choix qu’on a

fait seuls. Pas besoin d’aides, de l’Etat ou de quinconque. Même nos parents, on veut pas qu’ils nous aident ! Et pourtant, je vais avoir une petite fille. Je dis pas que ça va être facile. Mais non, on se débrouille. Elle ne manquera de rien. Enfin, elle ne manquera pas de ce qu’on estime être essentiel.

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pas, à ce stade, faire de sa passion un métier, préférant la conserver en tant qu’à-côté de peur 1. que leur intérêt pour cette activité s’érode en la marchandisant, 2. que l’obligation d’en tirer un revenu pour vivre les aliène à cette activité dans le sens où l’investissement ne serait plus librement choisi mais imposé par la nécessité.

Extrait JdB 28 – Note 53, 22/06/2010, L’intermittent n’est jamais dans le besoin, il emprunte juste des canaux différents

A un second niveau, il s’agit moins d’un complément de revenu que d’un rapport plus judicieux à la consommation. L’intermittent fait preuve de créativité pour consommer mieux et moins cher : bricolage, culte des bonnes affaires, troc, vide-grenier, enchères et ventes d'occasion en ligne, vente directe producteur-consommateur, vente d'usines. C’est, comme l’évoque Simon dans l’extrait ci-dessus, faire preuve d’une « intelligence pratique et sociale » en n’empruntant pas les « canaux standards de la société capitaliste » pour réduire les dépenses de consommation courantes et de loisirs ; intelligence dite « pratique » et « sociale » puisqu’elle s’appuie autant sur un réseau de relations que sur la capacité des individus à récupérer et transformer une ressource en une autre. C’est créer une certaine richesse à partir de presque rien. Les projets présentés dans le chapitre 7 en témoignent. Ce propos de Nicolas également : l’intermittent serait un riche, sans argent, capable, pense-t-il, d’accéder aux mêmes plaisirs que les nantis, à moindre coût, en l’occurrence ici à un séjour à Courchevel 1800, hébergé par un ami, mangeant dans les plus grands restaurants au frais des connaissances de cet ami, bénéficiant d’un matériel de ski ultra-performant gratuitement parce que cet ami est ski-man dans un hôtel de luxe et de forfaits à prix bradé parce qu’un autre ami travaille aux remontées mécaniques et possèdent des contremarques.

Extrait JdB 29 – Note 194, 21/01/2012, Des riches sans argent

Nicolas l’a bien vu : ce comportement pourrait passer, aux yeux de certains, pour une certaine tendance à profiter du système, sans y contribuer. L’intermittent n’est pas de cet avis. On l’a dit, il ne se veut pas « profiteur », c’est même un interdit groupal. Il se décrit juste comme plus malin que la moyenne et, de surcroit, comme un Robin des Bois des temps modernes, se donnant pour mission de reprendre aux riches ce que ces derniers prennent aux pauvres. Ainsi

L’intermittent n’est jamais dans le besoin, il emprunte juste des canaux différents

Simon dit que de toute façon, il ne doit pas y avoir plus de 20% de la population française qui touche 2000 euros par mois et que pourtant, il n’a pas l’impression que 80% de la population française soit dans la galère…(il aurait à ce moment-là jeté un regard à René). C’est donc bien que le montant du salaire n’est pas déterminant. Certes, un minimum d’argent est une condition nécessaire à l’épanouissement, mais que l’essentiel est « l’intelligence pratique et sociale ». Avec un peu d’idées et de bons amis, on n’est jamais dans le besoin, on se débrouille toujours et on peut faire ou avoir des tas de trucs, c’est juste qu’on n’emprunte pas « les canaux standards de la société capitaliste » (ex : prêté pour rendu entre potes, troc, services rendus contre dédommagement en nature, travail au noir…). Les autres sont d’accord : soleil, mer et amis. Que demander de plus…Même s’ils concluent que quand même, un bon salaire – comme celui que doit toucher René ( J) ça doit pas faire de mal (dixit Caroline).

Des riches sans argent

[RdC : Lors d’un séjour à Courchevel chez un ami, accompagnée de deux intermittents, je leur demande s’il y a pas comme un paradoxe à n’avoir que des moyens financiers très modestes et s’offrir cinq jours de vacances dans une des stations de ski les plus huppées d’Europe (Courchevel 1800) ?]

Nicolas : Non, ça va pas. Au contraire, on a une chance folle. Ce n’est pas un sacrifice financier puisque

qu’on ne paie presque rien. Pourquoi se priver d’un tel privilège ? Même la crème de la crème, les plus snobs des snobs, sont les premiers à courir quand on les invite à un cocktail de petits fours et champagne à volonté ! Il y a pas à rougir de ce qu’on est. Au contraire, tu dois voir ça comme une preuve d’intelligence. C’est de la débrouille. On est beaucoup plus malin que tous ces russes et nouveaux riches. On profite des infrastructures créées pour eux et avec leur fric, sans en payer le prix. Faut pas avoir honte de ce qu’on est. On n’est pas des profiteurs, on est malin, c’est pas pareil. Des riches sans argent, si tu préfères... j’ai entendu cet expression de la bouche d’un pote à Capbreton et depuis je la ressors souvent. Je trouve qu’elle nous définit bien. Non ? »

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l’intermittent vole parfois – avec tout un code relatif aux victimes : les grandes enseignes (Leclerc, Decathlon, la Fnac, MacDo), oui ; les petits producteurs et commerçants, non. L’intermittent « traficote » aussi, en revendant le fruit de sa culture locale (cannabis) ou des cigarettes achetées en Espagne. Mais il sait aussi se montrer généreux par ailleurs : en laissant des pourboires conséquents aux serveurs « qui se donnent », en offrant fréquemment des petites attentions à leur entourage, en payant de-ci de-là un café, un goûter pour leurs amis, en offrant un repas à des nécessiteux, etc (cf. extrait JdB n°5, anecdote du poisson volé).

Finalement, l’intermittent semble incarner, à travers cet art de la débrouille, l’innovation « Jugaad » (Radjou et al., 2013). Traduite en français par « innovation frugale », l’innovation « Jugaad » est un mot hindi populaire auquel on pourrait donner comme synonyme celui de « débrouillardise ». Cette pratique consiste à trouver des solutions radicalement nouvelles, mais économes en matières premières, en énergie, etc. ; bref, des solutions peu coûteuses mais très astucieuses. Dotés de cet état d'esprit agile, les entrepreneurs en Inde - mais aussi en Chine, au Brésil ou en Afrique - parviennent à transformer les contraintes en opportunités et à « faire plus avec moins ».

Cette approche ne se limiterait plus aux économies émergentes et serait de plus en plus à la mode auprès des entrepreneurs et des penseurs occidentaux de l’innovation. Il est de ce fait significatif que Carlos Ghosn ait préfacé l’ouvrage de référence sur le sujet et dont l’exemple ci-dessous témoigne de l’esprit très « intermittent » (Radjou et al., 2013) :

Illustration 25 – Extrait d’une recension de l’ouvrage « L’innovation Jugaad, Redevenons ingénieux » (Radjou et al., 2013), Le Monde Economie, 15/04/2013142

Cependant, complément de revenus ou consommation futée, l’intermittent emprunte des voies jamais tout à fait honnêtes. Si, à l’instar des pays émergents où l’innovation Jugaad a pris naissance, le travail au noir est une pratique communément admise dans la culture locale, le travail à-côté est, quoiqu’en dise l’intermittent, du travail au noir. De fait, bon gré ou malgré lui, souvent de bon gré – c’est la fierté et l’esprit frondeur du Sublime que nous retrouvons chez l’intermittent -, l’intermittent participe à l’entretien d’une économie souterraine. Cette participation est encore plus nette dans les pratiques de consommation qu’il pense intelligentes. La question de la pérennité d’un tel système compensatoire mérite d’être posée. Pour les intermittents, l’économie souterraine apparaît beaucoup plus solide que l’économie actuelle : le travail au noir a toujours et partout existé. Basé sur l’échange de proximité, en réponse à des besoins humains et concrets, il devrait, contrairement au premier, résister au temps et aux crises.

Dans le document Les intermittents du travail (Page 173-176)