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CHAPITRE 3. Le passage de la Révolution verte à l’Agroécologie, avec quelle évolution du

1. Le modèle de développement agricole en question

1.1 Le modèle agri-industriel : un modèle univoque de développement agricole

Le modèle de production dit de la Révolution Verte vise une croissance économique considérée, par Rostow (1963), comme une condition nécessaire du développement grâce à des gains de productivité (l’augmentation du rendement à l’hectare) permettant de nourrir une population croissante et d’approvisionner des exportations qui contribuent à l'équilibre des échanges extérieurs. Rostow insiste sur le rôle moteur de l’agriculture commerciale, et non de l’agriculture de subsistance, dans la démarche d’adoption des innovations techniques et comme source majeure de la croissance de la production de biens alimentaires et de biens d’exportation. Ce modèle, fait de monocultures spécialisées, intensives, industrielles et capitalistes, a permis de préserver une seule catégorie d’agriculteurs qui adoptent une agriculture à fort coefficient de capital. La croissance de la productivité agricole, dans ce modèle, se réalise, selon Rostow (1960), par l’agrandissement du foncier en cherchant des terres à exploiter ainsi que par la diffusion du progrès technique. En effet, selon lui, pour passer de l’état de sous-développement à l’état développé, le secteur agricole doit connaître un changement rapide en profitant des ressources les plus directement accessibles et les plus productives, comme la terre et les ressources naturelles, là où « il sera possible d’accroître rapidement la production » (1963, p. 41). Le progrès technique doit être entendu comme un ensemble de moyens de production exogènes qui sont immobilisés sous forme d’équipements matériels conséquents (machines, bâtiments, etc.) dont le fonctionnement requiert la consommation massive d’intrants (produits de synthèse de protection des plantes et des animaux, engrais). Cet ensemble, qui relève du capital technique, est le facteur central qui a progressivement pris la place des facteurs de production endogènes, le travail de l’homme (binage, fauche, etc.) et les facteurs naturels (amendements et techniques de fumure des sols, adaptation aux facteurs pédoclimatiques, etc.) (Étienne, 1987).

Pour ce qui concerne le travail, en se basant sur la croissance de la productivité agricole, Rostow (1960) donne moins d’importance à la main d’œuvre qu’à la mécanisation et au progrès technique. Le processus de fond est celui d’une substitution du travail non qualifié par le capital

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technique avec effet de complémentarité sur le travail qualifié : la main d’œuvre non qualifiée est supplantée par des machines, ce qui a provoqué l'exode rural. En économie du développement, les migrants des zones rurales participent à l’amélioration de l’économie en répondant aux demandes d’emploi de l’industrie et en diminuant le chômage déguisé (Lewis, 1954). Le modèle de référence de Lewis, bisectoriel, a l’intérêt de resituer le secteur agricole dans la dynamique économique d’ensemble, en mettant notamment en lumière le rôle de l’évolution de la productivité du travail agricole. Sa capacité d’explication historique est toutefois mise à mal dans de nombreuses régions (notamment en Afrique subsaharienne) où la saisonnalité du travail agricole provoque des périodes creuses, qui ne sont pas toujours des périodes de sous-emploi (Berthelier et Lipchitz, 2005). En outre, dès la fin des années 1960, les zones urbaines connaissaient des taux de chômage élevés et le modèle de Lewis semblait donc inadapté à la description de l'interaction rural-urbain (Lall et al., 2006).

Pour le capital naturel, dont les composantes relèvent de biens de nature, d’usages extensifs (par agrandissement du foncier) ou intensifs (biodiversité, paramètres pédoclimatiques et fertilité, eau, etc.), ou de biens transformés par les pratiques (fertilisants organiques, chaumes et engrais verts, etc.), le mouvement de fond est celui d’un remplacement par des moyens de production de synthèse (engrais azotés, produits de traitement, etc.). Si le modèle agro- industriel a engendré une forte amélioration de la productivité agricole, que nous pouvons apprécier par le rendement physique, de telles substitutions ont produit des conséquences socio- environnementales négatives15.

Une telle substitution modifie les coefficients de la fonction de production dans un sens plus capitalistique mais, de plus, en produisant en retour des externalités négatives sur des biens de nature, autrement dit les ressources naturelles. Les fractions de capital naturel non renouvelables16 sont particulièrement sensibles à ces externalités qui provoquent des problèmes d'érosion des sols et une pénurie de la matière organique du sol, la pollution de l’air, des sources d’eau souterraine, etc. Par exemple, dans les périmètres irrigués, l’agriculteur utilise des méthodes d’irrigation consommatrices d’eau d’une manière abondante. Cela provoque une pénurie d'eau croissante et une salinisation du sol. Par ces techniques, l’agriculture intensive renforce les gains de productivité déjà importants dans les zones les plus compétitives et

15 Cette substitution est défendue classiquement en adoptant l’hypothèse que le capital technique peut supplanter

le capital naturel si nécessaire tant que le capital total est croissant.

16 Il y a des exceptions telles que les méthodes modernes d’irrigation (goutte à goutte) qui polluent l’air par leur

consommation de carburant mais qui apportent des améliorations comme l’économie d’eau et la diminution de la salinisation du sol.

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accentue la marginalisation ou l'abandon de l'utilisation des terres dans les zones les moins compétitives (les périmètres ne disposant pas de sources d’eau où l’agriculteur dépend d’une agriculture pluviale). Cette différenciation territoriale produit des effets négatifs à la fois sur l’environnement et sur la vie des populations rurales.

En outre, ce modèle, inspiré des expériences des pays du Nord, est appliqué d’une manière quasi-universelle, selon l’approche évolutionniste de Rostow, dans les PASEM. Cette application s’est heurtée, dans ces pays, à des problèmes d’adaptation aux conditions locales. De multiples facteurs limitent et contraignent cette transposition, comme la petite taille des exploitations qui ne permet pas d’utiliser un tracteur, une capacité d’investissement faible, voire nulle des agriculteurs du Sud, etc. Ajoutons à cela que l’introduction de la nouvelle technologie (intrant, machine, procédé) s’accompagne d’investissements en capital humain pour que les utilisateurs l’assimilent, l’adoptent et l’utilisent dans un objectif d’améliorer l'efficacité de l’ensemble des facteurs de production. Dans la plupart des cas, cet investissement dans la formation s’est traduit par un transfert de savoirs issus des résultats de recherche et des formations académiques, savoirs qui ne sont pas forcément adaptés au contexte d’application. Pour résumer, nous voulons souligner le fait que cette vision quantitative de la croissance ne prend pas en considération les autres composantes socio-environnementales du système de production. Ces limites complètent le problème d’homogénéité des nouvelles techniques et du savoir transférés d’une manière passive aux utilisateurs finaux sans adaptation aux contextes de pays, de régions, voire d’exploitations. Cette voie de développement unique transférée des pays développés aux PASEM semble avoir atteint ses limites à la fois aux plans sociotechnique et environnemental. Leur mise en discussion nécessite de se décaler des représentations habituelles, centrées sur une vision linéaire et homogène de la croissance agricole, dans le fil de l’évolutionnisme, pour introduire la possibilité de réponses variées en fonction du contexte social, technique et environnemental.

1.2 La gouvernance des biens socio-environnementaux dans un objectif