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CHAPITRE 3. Le passage de la Révolution verte à l’Agroécologie, avec quelle évolution du

1. Le modèle de développement agricole en question

1.2 La gouvernance des biens socio-environnementaux dans un objectif d’intérêt

La vision historiciste remplace la vision de Rostow sur le mouvement universel suivant la loi "naturelle" du progrès technique par des politiques de développement local (Arocena, 1986). Cela nous incite à aborder, dans cette section, le rôle de la politique agricole dans le développement du modèle de la Révolution Verte. Pour assurer la réussite de ce modèle, l’État a été largement impliqué dans la modernisation du secteur agricole (Delcourt, 2014). Ce rôle

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de l’État ne semble pas correspondre, au cours de la période contemporaine, à l’approche particulariste. La production de biens publics par l’agriculture apparaît aujourd’hui comme un objectif légitime de l’intervention de la politique agricole (Desjeux et al., 2011). En effet, l’agriculture fournit des denrées alimentaires mais participe aussi à la production de biens publics, dans des termes plus ou moins positifs selon les procédés mis en œuvre. Ces biens publics sont de nature environnementale et sociale. Les différents types d’agriculture fournissent des biens publics environnementaux dans des proportions et en qualité différenciées. Les fermes d'élevage à gestion extensive, la polyculture élevage, les fermes biologiques appliquent des pratiques plus favorables à l'environnement (Baldock et al., 2010). Ces types d’agriculture fournissent des biens publics environnementaux en utilisant de bas niveaux de produits phytosanitaires avec une densité de bétail faible et en utilisant des technologies qui améliorent l'utilisation des ressources (la gestion des sols et des eaux) telles que les techniques d'agriculture de précision ou l'irrigation goutte à goutte, des pratiques réduisant les émissions de gaz à effet de serre ou des pratiques favorisant la biodiversité tel que le travail minimum du sol (agriculture de conservation). De même, l’agriculture peut fournir des biens publics sociaux en contribuant à l’amélioration de la qualité de vie dans les zones rurales. Elle augmente, par la diversification des activités agricoles, les opportunités d'emploi et des conditions de croissance, de promotion de la formation, de l'information et de l'esprit d'entreprise pour encourager la vitalité rurale (Cooper et al., 2009 ; Baldock et al., 2010 ; Desjeux et al., 2011).

La production de biens publics vient contester le modèle de la Révolution Verte, où les externalités engendrées affectent ces biens publics pour de nombreuses raisons. À cause des deux caractères des biens publics, la non-rivalité pour leur usage et la non-exclusion de consommateurs éventuels, notamment par les prix, les agents ne sont ni intéressés ni encouragés à participer au financement de tels biens en sachant qu’ils ne seront pas exclus de leur utilisation. De ce fait, ces biens ne sont pas fournis au niveau optimal par le simple jeu du marché. Ainsi, les intérêts des agriculteurs ne correspondent pas nécessairement à ceux de la société (Desjeux et al., 2011). Pourtant, vu que la majorité des biens publics sont nécessaires au fonctionnement de la société et à la reproduction des systèmes de production, et que leur consommation ne peut pas être individualisée, l’État intervient comme représentant de l’intérêt général. Sans son intervention, la société court le risque de perdre tout ou partie des biens

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publics concernés et ce, avec parfois un caractère irréversible (Faure et al., 2011 ; Desjeux et

al., 2011 ; Baldock et al,. 2010).

Pour cela, l’État peut être opérateur en fournissant des biens publics afin de parvenir au niveau souhaité de ces biens, réguler la demande et jouer sur les conditions d’ajustement de l’offre à la demande. Par exemple, pour faire face aux besoins de l’irrigation, l’État réalise des études sur les principales nappes d’eau souterraine, leur taux de renouvellement et le suivi des prélèvements d’eau ; il met au point des retenues collinaires pour la recharge des nappes d’eau souterraine ; il mobilise de nouvelles ressources en eau avec entretien et amélioration des réseaux de transport d’eau en remplaçant les canalisations à ciel ouvert par des canalisations recouvertes afin de réduire l’évaporation de l’eau (Hervieu et Thibault, 2009). D’autres exemples montrent que la gouvernance publique du SVA, par un dispositif public de Vulgarisation Agricole (VA), dans les PASEM, a pour objectif de faire évoluer le secteur agricole pour qu’il puisse fournir des biens publics comme la sécurité alimentaire.

L’État accompagne la fourniture des biens par divers instruments (réglementaire/normatif, incitatif/dissuasif et de formation/d’information) (cf. Section 2.2) assurant l’intérêt général et le bon fonctionnement de l’agriculture sur le long terme. Ces instruments varient en fonction des niveaux d’objectifs que l’État veut atteindre et des leviers qu’il juge pertinents.

1.3 Le SVA public sur un modèle « diffusionniste »

Pour permettre une amélioration rapide de la productivité, le modèle de développement basé sur les principes de la Révolution Verte a exigé un processus d’intensification de la production par le progrès technique. Les États, dans les pays du Nord de la Méditerranée, ont dès lors créé des services de VA chargés de la diffusion du progrès technique et de la mise en œuvre des politiques publiques au niveau des agriculteurs (Bedrani, 1994). Dans les PASEM, ce système de VA diffusionniste, relativement récent car il a été instauré après l’indépendance pour les pays qui étaient colonisés, reste généralement rattaché à l’État (Bedrani, 1994). Les autorités centrales ont développé un système de recherche qui a produit, dans les laboratoires et les fermes expérimentales, des "découvertes" scientifiques qui ont contribué au progrès technique ; matérialisés dans des équipements et des intrants, ces éléments de transformation de la fonction de production ont été accompagnés par la diffusion des innovations.

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Ces innovations, à la base du progrès technique, émanent, d’après Rostow (1963), de l’extérieur des communautés rurales et se diffusent à travers les élites de ces communautés qui sont appelés, dans la théorie de la diffusion de l’innovation (Rogers, 1983), les novateurs

(innovators) et les adopteurs précoces (early adopters)17. Ce groupe, selon cette théorie, est plus ouvert à l’innovation tandis que la majorité précoce (early majority), la majorité tardive (late majority) et les réfractaires (laggards) sont assez difficiles à convaincre et attendent les retours des premières expériences (Rogers, 1983). Dans le cadre de la VA, le transfert a été opéré sous la forme d’un conseil technique18. Concrètement, les vulgarisateurs composent un

paquet technique utile aux agriculteurs à partir d’un ensemble de thèmes sur lesquels ils sensibilisent le producteur sans contrôler leur mise en œuvre.

Le conseil technique s’est ainsi axé sur les processus de production et s’est appuyé sur des méthodes dirigistes, comme le Training and Visit, imposé aux pays en voie de développement, en 1970, par la Banque mondiale, pour l’obtention de tout crédit agricole lié au financement de la recherche. Ces méthodes s’inscrivent dans une conception diffusionniste, descendante (top

down), des résultats de la recherche ou de l’encadrement technique vers les producteurs. Elles

sont traduites par des journées d’information et de démonstration, par la tenue d’ateliers et de visites sur le terrain. Le SVA s’appuie également sur des méthodes de VA de masse comme l’utilisation des outils des nouvelles technologies de l’information telle que des émissions de radio et de télévision, des films, etc.

Ces approches, encore présentes dans les PASEM, accompagnent des plans de développement nationaux étudiés à l’échelle centrale du pays et reposant sur une analyse macro-économique à partir de laquelle sont élaborés des indicateurs globaux et construits des objectifs de développement pour l’agriculture. Dans ce contexte, l’État est un opérateur dont le rôle ne se limite pas à former les vulgarisateurs, à concevoir et faire exécuter les actions de vulgarisation, et à financer le tout car la VA ne suffit pas le plus souvent à améliorer les compétences des agriculteurs et leur faire adopter de nouvelles techniques. L’État couple ses services de vulgarisation, jugés insuffisants pour l’adoption effective des facteurs d’innovation, à des politiques d’aide à l’achat des intrants ou des produits, à des politiques d’aide à la modernisation

17 Ils sont appelés « adoptants précoces » par Idoux et Beau (1997, p.17) et « leaders locaux » par Kharat (1994,

p. 29). Il s’agit des agriculteurs qui sont d’un côté, en contact permanant avec la VA et, de l’autre côté, des personnes bénéficiant d’un grand respect de la part des agriculteurs et une grande influence sur leur avis.

18 L’appui technique concerne la conduite de la production dans un contexte où les acteurs principaux sont les

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en subventionnant des équipements de nouvelle génération technique, ou encore à des politiques d’organisation des marchés agricoles (Bedrani, 1994, p. 9).

Dans cette approche centralisée, entièrement organisée par l’État, tout vient « d’en haut » vers les agriculteurs selon des priorités définies par l’État. Elle ignore les perceptions, les besoins, la compréhension et les savoir-faire des agriculteurs locaux pour qui l'innovation est construite (Faure et al., 2004). Les agriculteurs sont considérés seulement comme récepteurs et bénéficiaires des messages apportés d’une manière passive par les vulgarisateurs ; ils ne participent pas aux activités des dispositifs de VA et ne choisissent pas les vulgarisateurs avec lesquels ils sont en contact. Les besoins réels des agriculteurs ne sont pas forcément étudiés dans les centres de recherche et les innovations ne sont pas forcément adaptées aux contextes dans lesquels elles seront appliquées.

L'organisation centralisée de la VA fonctionne avec des organismes très hiérarchisés où les forts degrés de structuration font obstacle non seulement à la circulation des informations entre bureaux de l’administration de la VA mais aussi à la mise en place des actions concrètes de VA. Les liens, les interactions entre les acteurs en amont de la VA (la recherche) et ceux en aval (les agriculteurs) sont particulièrement faibles, voire inexistants. Les vulgarisateurs, qui sont des employés gouvernementaux, reçoivent très peu d’incitations (primes, etc.) pouvant les amener à plus d’efforts et d’engagement personnel dans leur actions de VA de terrain (Snapp

et al., 2003). Ce modèle s’est heurté, dans les pays en voie de développement, notamment dans

les pays méditerranéens, à des structures agraires en grande partie inadaptées à l’usage de nouvelles techniques et à une aversion des agriculteurs face au risque (Bedrani, 1994).

Aujourd’hui, les programmes de VA de type Training and Visit, basés sur un transfert de technologies standardisées, ne sont plus fonctionnels dans leur grande majorité19 et les dispositifs de VA qui en dépendent disparaissent progressivement, dans de nombreux pays (AFDI et Inter-réseaux, 2008, p. 20). Dans le cadre de la définition des nouvelles politiques agricoles, la plupart des États et les bailleurs de fonds cherchent à sortir des limites de la vulgarisation classique pour laisser place au conseil (Misté, 2008). La FAO préconise, dans son rapport annuel de 201020, de remplacer le modèle diffusionniste de VA, dominant dans les pays

19 Des conseils à l’exploitation familiale favorisant la participation des producteurs sont mises en place dans des

pays africains comme le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Côte-d’Ivoire ou le Mali, mobilisant des producteurs, des organisations paysannes, des ONG et des structures étatiques.

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du Sud, par un modèle décentralisé, orienté par les demandes des agriculteurs et géré par eux (FAO, 2010). Dans ce nouveau cadre, le service de VA ne cherche plus à être uniquement un service de transfert. Il devrait, selon la FAO (2010), réunir une gamme plus élargie d’acteurs dans l’innovation agricole en proposant des services de facilitation, de coordination et de promotion des rencontres entre tous ces acteurs pour que les agriculteurs puissent être des participants actifs à l’organisation du système de conseil.

Pour conclure cette section, un dispositif étatique dépendant d’une voie unique de croissance de type évolutionniste est traduit par une diffusion passive du progrès technique découlant directement des savoirs scientifiques produits dans les centres de recherche vers des espaces d’application extrêmement diversifiés. Ce modèle rencontre aujourd’hui des freins de diverses natures, notamment d’adaptation au contexte pour lequel les innovations sont produites. Cela exige une reconfiguration du SVA qui est analysée dans la section suivante.

2. Les modèles agricoles alternatifs dans une perspective de