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Les chansonniers

CHAPITRE 2. LES CHANSONNIERS 52 un quaternion contenant les tables (A et Abis) et devant à l’origine constituer un quinion ;

3.1 Vidas et Razos

3.1.2 La mise par écrit des vidas

Les vidas ont, en effet, été mises par écrit essentiellement en Italie du Nord au XIIIe siècle. Si leurs auteurs sont assez largement anonymes, il en est deux qui nous sont connus, à savoir Miquel de la Tor et, surtout, Uc de Saint-Circ. Miquel de la Tor, auver-gnat résidant à Montpellier, se dit l’auteur de la vida de Peire Cardenal. Uc de Saint Circ, originaire du Quercy, actif entre 1210 et 1257 environ, signe la vida de Bernart de Venta-dorn, présente dans ABEIKRSg19 et se déclare auteur des razos de Savaric de Mauléon.

Bien que ne revendiquant explicitement, comme on vient de le voir, qu’un nombre fort restreint de textes biographiques, la question de la paternité d’Uc de Saint-Circ sur une bonne partie ducorpus desvidasa fait couler beaucoup d’encre. Panvini se propose de lui en attribuer trente-six20, tandis que Favati lui reconnait une majeure partie des vidas et la quasi totalité desrazos21. Maria-Luisa Meneghetti, quant à elle, a pu considérer comme quasiment certaine la paternité d’Uc sur les vidasde Raimbaut d’Aurenga, Guillaume IX, Sordello (dans IK) et Guilhem Figueira et a même été jusqu’à dire qu’il est « ragionevole, quantomeno a livello di ipotesi di lavoro, considerare come composte, o almeno rivedute, da Uc tutte le biografie contenenti allusioni ad avvenimenti anteriori al 1257 »22. Saverio Guida a pu relancer ce débat23 en tentant d’établir de manière assurée la paternité d’Uc sur un certain nombre devidas, notamment celle de Rigaut de Barbézieux, en comparant les données contenues dans les vidas avec celles qui nous sont connues historiquement : il note que la vida contient des éléments biographiques qui ne découlent d’aucune des poésies qui nous soit parvenue. Dans un autre temps, il se livre à une comparaison des formules et des expressions employées dans les vidas dont il veut établir la paternité avec celles des vidas dont on est assuré qu’elles ont été composées par Uc. Certains obstacles

18. M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 19.

19. Sa paternité sur cettevidaa toutefois pu être remise en cause, car, comme le déclare Jean Bou-tière, « son nom (qui est altéré dans plusieurs mss [...]) ne figure pas dans AB », voir J. Boutière, Biographies..., p. 25 ; cité par M.–L. Meneghetti, « Uc e gli altri : sulla paternità delle biografie tro-badoriche », dans Il racconto nel medioevo romanzo (Atti del Convegno, Bologna, 23–24 ottobre 2000), 2002, p. 147–162, à la p. 147.

20. BrunoPanvini, Le biografie provenzali. Valore e attendibilità, Florence, 1952, p. 17.

21. GuidoFavati,Le biografie trovadoriche : testi provenziali dei secc. XIIIe et XIVe, Bologna, 1961.

22. M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 243-245.

23. Saverio Guida, « Ricerche sull’attività biografica di Uc de Saint Circ », dans Primi approcci a Uc de Saint Circ, Soveria Mannelli, 1996, p. 75–144 ; voir, d’ailleurs, le résumé qu’il fait des diverses positions sur le sujet, p. 76.

peuvent toutefois entraver une telle analyse en ce qui concerne un corpus tel que celui des vidas qui présente, au niveau de la langue employée, une certaine « standardisation » et un côté répétitif au point que Jean Boutière ait pu en dire qu’elles « constituent un véritable genre littéraire dont le moule, le squelette, la langue et la phraséologie ont été si bien respectés au cours du temps qu’il serait aisé d’en faire aujourd’hui des pastiches »24. Cela a pu amener Meneghetti, dans un article plus récent, à remettre en cause « l’exper-tise » de Saverio Guida, qui se fonde sur des considérations « di ordine storico, di solita abbastanza sottoscrivabili, o di ordine tematico — e già qui la dimonstrazione pare talora meno convincente »25, ajoutant que :

la dimostrazione di Guida si fonda più che altro su una sorta di « catena di sant’Antonio » stilistico–formulare : una volta reperita in qualche testo bio-grafico un’espressione o un giro di frase riscontrabili in unavida o unarazogià riconosciute come di Uc — espressioni o giri di frase di solito genericamente denotativi, com’è del resto tipico dello stile delle biografie trobadoriche —, si annette anche questa prosa al trovatore caorsino ; e così di seguito a piantar bandierine... Ma è inutile dire che proprio la riconosciuta formularità del cor-pus delle vidas e delle razos dovrebbe tenerci lontani dal cercare prove di tal fatta26.

Reconnaissant sa part dans ce qu’elle qualifie de «furor attribuizionistico a senso unico », elle cherche à démontrer l’existence d’un certain nombre d’autres « biographes ». Force est de constater que ce débat, qui demeure vivace, et donne fréquemment lieu à de nouvelles contributions de haut vol, est loin d’être clos.

La vie d’Uc s’insère dans le contexte de ce qu’Antoine Tavera a pu définir comme un mouvement « italotrope » des troubadours27. En effet, selon lui, on passe de trou-badours et jongleurs essentiellement « hispanotropes » au XIIe siècle à des troubadours

« italotropes » à partir du début du XIIIe siècle. Raimbaut de Vaqueyras est ainsi le premier à franchir les Alpes, aux alentours de 1191, et à se fixer auprès de Boniface de Montferrat. Nombre l’imiteront, probablement en grande partie en raison de la croisade contre les Albigeois, et se fixeront dans les cours des Montferrat, des ducs de Savoie, des Malaspina, des Este. Uc de Saint-Circ est de ceux-là, lui qui arrive aux alentours de 1220 dans la Marche de Trévise, à l’époque de la formation d’une principauté par les frères da Romano, Ezzelino et Alberico. C’est cette transposition transalpine de la lyrique trouba-douresque qui donne probablement naissance à un besoin de théorisation et d’explicitation

24. J.Boutière, Biographies des Troubadours..., p. VIII.

25. M.–L.Meneghetti,Uc e gli altri..., p. 148.

26. Ibid., p. 149.

27. Voir à ce sujet, AntoineTavera, « À propos des « petits » troubadours qui allèrent en Italie », dansLe Rayonnement des Troubadours, AntonTouberdir., Amsterdam, 1998, p. 143-159, ainsi queId.,

« Des Troubadours Italotropes », dansLiteray Aspects of Courtly Culture, Cambridge, 1994, p. 85-93.

CHAPITRE 3. « PORTRAITS » ET « BIOGRAPHIES » 60 des œuvres, besoin qui mène notamment aux vidas28.

Autour des mécènes que sont les princes existe un véritable public réceptif aux valeurs courtoises, et il n’est pas invraisemblable que les homines de masnada des da Romano aient été les destinataires des vidas et des razos composées à cette époque :

Non pare perciò azzardato pensare che il più immediato ricevente del mes-sagio costituito da vidas et razos, testi, i secondi soprattuto, nati per essere, almeno da principio, recitati come introduzione alle performances trobado-riche, siano stati proprio gli homines de masnada ed imilites vicini alla corte dei da Romano29.

La mise par écrit des œuvres se place dans ce contexte, et le plus ancien chansonnier, datant de 1254, est d’ailleurs une anthologie de poèmes choisis pour Alberico, et porte la mention « Hec sunt inceptiones cantionum de libro qui fuit domini Alberici et nomina re-pertorum earundem cantionum ». Si le rôle d’Uc dans la mise par écrit desvidas est assez reconnu, certains contestent toutefois son rôle d’« auteur », préférant le voir comme un

« compilateur » d’uncorpus préexistant. C’est la position de Favati, pour qui lesvidas da-teraient d’avant 1219. Si la tradition des razos, dont la mise par écrit est paradoxalement plus tardive, paraît remonter avant l’arrivée en Italie du Nord, les vidas pourraient pour-tant constituer une spécificité due aux circonstances particulières de l’« expatriation » de la lyrique occitane.

Si les vidas constituent, comme on a pu le voir, une nouveauté, une originalité, propres à une situation particulière, elles ne sont pas sans posséder d’antécédents, d’an-cêtres dans la litérature. Un premier rapprochement pourrait être tracé avec les vies de saints courtes, comme tend à le démontrer Valeria Bertolucci Pizzorusso30. Maria-Luisa Meneghetti les met aussi en lien avec les accessus ad auctores, et ce notamment en raison de leur rôle éducatif, de leur volonté d’expliciter et d’interpréter leurs œuvres poétiques31. Le Lumiere as lais, traduction en anglo-normand par Pierre de Peckam de l’Elucidarium

28. Certains identifient d’ailleurs Uc de Saint-Circ à Uc Faiditz, l’auteur du Donatz proensals, une des premières grammaires occitanes ; « Faidit » ferait alors référence à son exil en Italie ; ceci contribuerait à faire de Uc en quelque sorte le premier « théoricien » de cette lyrique ; cette thèse, avancée en premier lieu par Gröber, a été reprise par Saverio Guida, qui voit dans le « Cuius Ugo nominor » de l’épilogue du manuscrit AduDonat une déformation de « Circus Ugo nominor » ; cette interprétation n’est toutefois pas unanimement acceptée, et Marshall, éditeur duDonat, penche plutôt pour « Ugo Faiditus nominor », nom qui apparaît dans l’incipitdes manuscritsDetL, et pense que cetincipitrésulte « from a transferring to the beginning of the work of a part of the Latin paragraph which originally formed the conclusion » ; G.Gröber, « Der Verfasser des Donat Proensal », dansZeitschrift für romanische Philologie,viii(1884), p. 112–117, part. p. 114 ; S.Guida, « L’epilogo delDonat proensal », dansPrimi approcci a Uc de Saint Circ, Soveria Mannelli, 1996, p. 145–170, part. p. 152–155 ; John HenryMarshall,TheDonatz Proensals of Uc Faidit, Londres, 1969, p. 62 et 339–340.

29. M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 249-250.

30. ValeriaBertolucci Pizzorusso, « Il grado zero della retorica nella « vida » di Jaufre Rudel », in Studi Mediolatini e Volgari, 18, p. 7-26, et plus particulièrement p. 15-19.

31. M.–L.Meneghetti, « La forma della mediazione : le biografie trobadoriche come « accessus » agli « auctores » contemporanei », dansIl pubblico..., p. 279-321.

de Honorius d’Autun, nous donne un exemple de la façon dont on concevait ceux-ci au XIIIe siècle :

Cinq choses sunt en ja enquere au commencement en liver fere : ki fut autur e l’entitlement e la matire e la furme ensement, e la fin, par quei ceo est resun fu fete la composiciun.

Maria-Luisa Meneghetti déduit de cette définition de Pierre de Peckam un schéma que l’on pourrait identifier comme : auteur, genre, sujet, but, titre. Or dans les vidas, auteur et genre sont la plupart du temps présents et sujet et but s’entremêlent et se personnifient en la dame32. Ce schéma paraît toutefois mieux correspondre aux razos qu’aux vidas, notamment par le rapport étroit qu’il entretient avec l’œuvre dont il introduit l’auteur. Il ne s’agit pas en effet d’une présentation de l’auteur en lui-même, mais en lien avec l’œuvre présentée. Il ne semble pas toutefois incongru que les troubadours, dont beaucoup sont éduqués, dont certains sont clercs ou ont fréquenté des écoles, aient pu avoir été en contact avec ce genre littéraire.